6 L’origine associationniste des communs : apports et apories

Nicole Alix

Ce chapitre a pris corps grâce à une entrevue réalisée par Justine Loizeau et Benjamin Coriat, que Justine Loizeau a précieusement recueillie et retraitée. Je les remercie sincèrement.  

Le monde des associations se caractérise par une très grande diversité de statuts, d’objets et de pratiques. En dépit de cette diversité essentielle ou grâce à elle, certains traits constitutifs de la forme « association » tels qu’ils se sont établis au cours de l’histoire, peuvent constituer des supports originaux et efficaces à la construction de communs et à leur institutionnalisation lorsque ceux-ci décident (ou qu’il devient nécessaire pour eux) de passer à une activité et à un statut formalisés. Ce chapitre a pour objet de monter comment et en quoi nombre de traits constitutifs de l’association – à tout le moins de certains types d’associations – peuvent servir de support à la construction de communs, tout spécialement s’il s’agit de communs de proximité.

Ma lecture croisée entre mouvement associatif et communs est fondée sur une expérience (1978-2003) en tant que praticienne, conceptrice d’outils de gestion et représentante du mouvement associatif auprès d’autorités nationales[1], européennes[2] et internationales[3]. Mon objectif est de transmettre certains enseignements tirés de cette expérience, au croisement des mondes associatif, de l’ESS et des communs. J’évoque les spécificités des associations, par rapport aux autres acteurs de l’ESS avec lesquels j’ai été en lien d’alliances ou de négociations, où j’ai travaillé (comme directrice du développement du Crédit Coopératif). Je veux aussi témoigner de la complexité à faire vivre ces spécificités, en tirant le meilleur parti des inévitables contradictions qui en sous-tendent les apories.

Mon engagement dans l’ESS a été animé par l’idée que des principes de solidarité, de réciprocité, d’inclusion et émancipation sociales et de féminisme, trouvent à s’incarner dans l’auto-gouvernement des personnes concernées, dans des collectifs à la fois a-capitalistes (c’est-à-dire non soumis à la domination du capital) et autonomes (c’est-à-dire non soumis à une logique de redistribution étatique).

C’est mon intérêt pour la recherche au plan international qui m’a amenée aux communs et à co-fonder La Coop des Communs en 2016. En 2011, alors en poste au Crédit Coopératif, j’ai découvert Elinor Ostrom dont une phrase a résonné très fort en moi :

Les modèles [qui] illustrent les stratégies que les individus appliquent lorsqu’ils se trouvent dans une situation qu’ils ne peuvent modifier […] ne nous disent pas ce que font les individus lorsqu’ils possèdent l’autonomie nécessaire pour élaborer leurs propres institutions et sont en mesure d’influencer les normes et bénéfices perçus. (Ostrom, 1990)

Ostrom décrivait ce que je cherchais à traduire dans mes engagements professionnels : la soi-disant « tragédie des communs » peut être dépassée, lorsque chacun·e se sent acteur·ice de son propre développement, en agissant sur le cadre environnant et en conservant son autonomie, ceci au travers de la communication avec les autres. Le prix Nobel d’économie décerné à Ostrom en 2009 participait, selon moi, à la reconnaissance de la pertinence des collectifs autogouvernés avec leurs solutions propres. Je les ai le plus souvent vus méprisés ou critiqués tant à droite qu’à gauche : trop petits pour être significatifs ou perdant leur âme en grandissant.

Ostrom me paraissait ainsi fournir la nécessaire grille de lecture critique des associations et de l’ESS en général. Son travail sur les principes des communs (auto-détermination, participation effective des personnes concernées, système adapté de résolution des conflits…) et les menaces qui pèsent sur eux (imposition par l’extérieur de normes inadaptées à leur singularité, dépendance à des financements extérieurs sans implication des usagèr·e·s dans les choix réalisés…) (Ostrom, 1999) permet en effet d’interroger les associations « en tant que communs ». C’est très opérationnel pour interroger les écarts, au fil du temps (Alix, 2015), par rapport aux particularités qui font la force des associations, c’est-à-dire, selon moi, leur ancrage politique, social et économique dans la société civile. Les raisons de ces écarts sont parfois imputables aux associations, mais souvent imposées par un environnement défavorable.

Associations et communs ont ainsi beaucoup de « choses à se dire ». Bien sûr, toutes les associations ne sont pas des « communs », mais d’une part, le cadre juridique de l’association se prête, en tant que structure, à l’accueil des communs; d’autre part, en tant que modalité d’organisation d’activités « dans un but autre que celui de partager des bénéfices »[4], c’est un moyen de mener un combat « autonome », politique au sens noble du terme, pour que la société civile pèse dans l’organisation économique.

Mon propos s’articule en trois parties qui cherchent chacune à mettre en lumière des éléments techniques construits par les associations pour servir leur projet politique et qui permettent d’interroger ou favoriser le développement de communs. Elles portent sur 1) le cadre politico-juridique qui régit les associations dans une perspective d’intérêt général reconnu; 2) l’organisation des services et activités économiques et du travail par les associations; 3) les modalités de financement de leur fonction d’intérêt général et leur négociation avec les pouvoirs publics.

La structuration politico-juridique des associations : un droit de constituer des collectifs, dont la contribution à l’intérêt général est reconnue sous certaines conditions, notamment la non lucrativité

L’association est à la fois une liberté publique, une institution et un contrat entre des personnes. Les associations sont reconnues comme « corps intermédiaires »[5] entre l’individu et l’État, à l’instar des organisations politico-sociales (syndicats, partis) et des organisations professionnelles sectorielles (chambres de commerce, ordres). Les communs, bien que n’ayant pas de forme juridique attitrée, peuvent mobiliser, en tant que de besoin, certains des cadres et définitions construits par les associations.

Le droit d’association est une liberté et un droit humain à la disposition des communs

La liberté associative est une liberté publique à valeur constitutionnelle. L’article 2 de la loi du 1er juillet 1901 précise que « les associations de personnes pourront se former librement sans autorisation, ni déclaration préalable ». La liberté statutaire assure la liberté de s’auto-organiser avec une diversité de types d’associations non prédéfinis. C’est très simple en comparaison des coopératives, régies par autant de lois qu’il existe de statuts coopératifs, parmi lesquels il faut choisir.

Les associations sont avant tout des lieux d’exercice de la citoyenneté, d’expression d’une liberté. Elles ne se créent pas, au contraire des coopératives, dans le but d’exercer une activité économique, exploiter une ressource, mais pour que les membres « mettent en commun, d’une façon permanente, leurs connaissances ou leur activité dans un but autre que de partager des bénéfices » (article 1 de la loi de 1901). Ce sont ainsi des formes à la disposition des citoyen·ne·s qui veulent s’organiser pour « réclamer » la reconnaissance des communs – claim for commons disait Stefano Rodota[6]. Si on établissait légalement que « toute personne physique, quels que soient son âge, sa fonction, genre, citoyenneté a le droit de faire partie/constituer un commun avec une ou plusieurs autres personnes », l’association en serait la première forme d’incarnation juridique possible. Ce sont des réceptacles « naturels » pour réclamer et exercer des droits humains, l’expression de la mobilisation de communautés entre l’État et la « société », avec une capacité collective à les faire vivre avec une gouvernance adaptée. Elles constituent ainsi un pare-feu à la « réification » des communs parfois vus comme de simples « ressources partagées ».

L’association est aussi un contrat entre personnes qui contribuent à l’intérêt général, dans des conditions trop souvent simplement évaluées « en creux », comme défaillances de l’État ou du marché (Alix, 2016)

Le monde associatif a documenté sa contribution à l’intérêt général, en la différenciant du service public « administré » et en a obtenu des reconnaissances légales.

On a mentionné que l’État français se méfie des corps intermédiaires, de leurs pouvoirs politiques et économiques. Les associations ont été les dernières à être légalement reconnues en 1901, après les syndicats (1884) et les sociétés de secours mutuel (1850). La reconnaissance de la contribution des associations à l’intérêt général est le résultat d’un patient et rigoureux travail, de leur part, d’identification de leurs « spécificités méritoires » (Bloch-Lainé, 1994) et d’un combat politique susceptible d’intéresser les communs. Le combat économique sera abordé au chapitre suivant.

À chaque fois qu’elles ont développé des projets propres, non pas en opposition mais indépendamment des services publics (qu’ils soient inexistants ou inadaptés), les associations ont dû se battre pour la reconnaissance de leur légitimité à agir. On a les a tantôt considérées comme des « auxiliaires des pouvoirs publics de l’éducation nationale » (Bastide, 2011) et, dans l’action sociale où il n’y a pourtant pas de définition légale d’un service public, comme des délégataires de service public – ce qu’elles ne sont pas comme on le verra plus loin.

Les associations ont contré ces obstacles par un travail de reconnaissance de leur « utilité » propre, au sens non pas de la réparation de ce que l’État ne fait pas, mais de la mise en œuvre de solutions « autres » que celles de l’État, différenciées en fonction de la diversité des besoins (Enjolras, 1999). Le principe de subsidiarité[7] a été mobilisé en ce sens. Elles se sont appuyées sur une triple distinction entre « le service public » (celui qui est défini comme tel par la loi : réseaux, santé, éducation…), les services publics mis en œuvre pour l’exécuter et les contributions à l’intérêt général.

La reconnaissance de la contribution à l’intérêt général des associations peut éclairer les communs, car elle démontre que la logique publique ne convient pas pour promouvoir des projets auto-organisés. Par exemple, celle d’appliquer un statut de « collaborateur occasionnel de service public » aux contributeur·rice·s aux communs, justifiée par l’idée de leur apporter une protection assurantielle, risque de faire prévaloir la logique administrative sur l’utilité sociale propre du projet collectif[8].

Trois exemples de cette reconnaissance peuvent être « opérationnels » pour les communs : celui de recevoir des dons en déduction des impôts, de posséder des immeubles et de mettre en œuvre des services d’intérêt économique général[9].

Les règles de déductibilité des dons aux associations

Les règles de déductibilité des dons aux associations distinguent « associations ouvertes » et « associations fermées » : seules les associations qui dépassent l’intérêt de leurs membres, dites « ouvertes », sont considérées comme servant l’intérêt général et, à ce titre, éligibles aux ressources provenant des impôts via la déductibilité fiscale des dons. Ce n’est pas le cas pour les associations « fermées » qui se consacrent au seul « cercle restreint de leurs membres ». En comparaison, les coopératives se caractérisent par l’intérêt collectif, c’est-à-dire que leur action est orientée par, sinon pour, leurs membres : le 7ème principe coopératif tel que défini par l’Alliance coopérative internationale indique que « Les coopératives œuvrent au développement durable de leur collectivité en appliquant des politiques approuvées par leurs membres »; elles sont donc par définition plutôt « fermées », pas « ouvertes ». Ainsi, des SCIC qui voudraient accéder au mécénat devront donc faire la démonstration que « l’intérêt collectif » qu’elles servent va au-delà du « cercle fermé » et se met au service de l’intérêt général[10].

Les aspects patrimoniaux

La deuxième incidence est d’ordre patrimonial : pour lutter contre les biens de mainmorte[11] qui échappent au marché et, notamment, les biens des églises, la loi de 1901 avait restreint la capacité des associations à la détention d’immeubles « strictement nécessaires à l’accomplissement » de leurs buts. Les associations reconnues d’intérêt général ont obtenu en 2014 de pouvoir posséder des immeubles de rapport.

Les « services d’intérêt économique général » (SIEG)

Enfin, le caractère d’intérêt général des services rendus par les associations peut être reconnu via la notion de « services d’intérêt économique général » (SIEG). Celle-ci est consacrée dans les Traités européens pour limiter l’application du sacro-saint droit de la concurrence qui consacre le règne du marché[12]. Comme l’Union Européenne ne donne pas de définition organique des SIEG, elle permet de reconnaître aussi ceux que rendent les associations. Même si la mise en œuvre est un peu une usine à gaz, même si la définition de ces SIEG est « en creux » (ils sont vus comme des défaillances de marché), même si les pouvoirs publics français rechignent plus que d’autres à s’en servir et cachent leur manque de courage politique ou leur libéralisme derrière les règles « de Bruxelles », cette voie a été largement utilisée dans les domaines sociaux, éducatifs, de la formation.

Les associations se distinguent donc des services publics. Elles se distinguent aussi bien sûr des sociétés lucratives de capitaux. Ces questions complexes doivent être abordées via le droit fiscal (que nous évoquons plus loin), qui a son autonomie par rapport aux autres branches du droit, que nous abordons maintenant.

Le statut associatif permet de s’opposer au modèle des sociétés de capitaux en mettant la non-lucrativité au service des générations futures et en excluant l’appropriation privée de biens communs

Bien qu’il existe des dérives de « communs de capital » (Maurel, 2018), les « vrais » communs s’inscrivent dans la lutte contre le profit de court terme, c’est-à-dire la non-lucrativité. Celle-ci est définie par deux points saillants pour les associations : le non-partage des excédents et le caractère inaliénable du patrimoine.

La finalité même d’une association est non lucrative, puisque les personnes s’y groupent dans un but autre que celui de partager des bénéfices (article 1 de la loi de 1901). Les coopératives, elles, sont des sociétés de capitaux où les coopérateurs s’associent pour exploiter une entreprise ou réduire les coûts à leur profit[13]. Cela ne veut pas dire qu’une association ne peut pas réaliser de bénéfices, mais que ces derniers ne peuvent pas être partagés entre les membres. Les excédents ne doivent pas être une fin en soi et, quand ils existent, ils doivent être affectés à la réalisation du but social : c’est en respectant ce principe que l’activité économique associative s’inscrit dans le long terme, au contraire de l’activité commerciale lucrative.

Le principe de non-lucrativité s’incarne dans la garantie, ad vitam æternam, d’un patrimoine inaliénable, inappropriable par ses membres ou par des tiers non seulement au cours de la vie de l’association, mais aussi après sa dissolution. Ainsi, aucune personne n’a de droit à l’actif net. Cette notion d’actif net, le boni de liquidation, englobe les réserves et provisions qui ont été constituées à partir des résultats au fil du temps. Cette garantie de non-appropriation par ses membres – sauf droit de reprise des apports – de ce que possède l’association se prolonge dans les dispositions relatives à la dévolution : jamais des membres ne peuvent être attributaires des biens. Cette dévolution de l’actif net, lors de la dissolution d’une association, à une autre organisation non lucrative poursuivant un but similaire, a d’ailleurs longtemps été une des conditions de l’octroi de financements publics. Ce principe semble avoir été oublié avec la décentralisation et la montée du libéralisme; le ré-introduire éviterait toute appropriation privée sur fonds publics et serait un véritable apport du statut associatif à un régime juridique des communs.

La loi 1901 et les statuts associatifs peuvent donc fournir des armes contre « des appropriations de ressources qui violent les règles de la communauté »[14]. C’est la démonstration que les statuts sont bien utiles pour servir les principes, contrairement à ce que prétendent ceux qui pensent que même une société capitaliste peut avoir une « mission ». Les statuts sont des conditions certes non suffisantes mais nécessaires pour garantir la non-lucrativité.

Une branche spécifique du droit avec ses logiques propres, le droit fiscal, ajoute d’autres éléments de verrouillage.

La reconnaissance de la non-lucrativité dépend du caractère désintéressé de la gestion et de l’utilité sociale des activités, sous contrôle du fisc

Pour le fisc, c’est la pratique qui compte. En France, aucune structure ne peut donc prétendre à la non-lucrativité au regard de son statut. Cela explique que le fisc puisse reconnaître des associations lucratives.

Deux critères cumulatifs s’appliquent pour que la non-lucrativité soit reconnue : la gestion désintéressée et l’utilité sociale des actions menées. Leur interprétation a fait l’objet de négociations ardues et longues entre Bercy, les autres ministères et les associations.

La gestion désintéressée

La gestion désintéressée est la garantie de la non-accaparation de la plus-value créée de l’entreprise, y compris sous forme associative, même si les résultats ne sont pas partagés entre les membres. Ainsi, si des salarié·e·s sont, dans une association, détenteurs d’un pouvoir de droit ou de fait, « prépondérant », il y a remise en cause du caractère désintéressé de la gestion : on considère en effet qu’ils ont la possibilité de fixer leurs rémunérations et donc, par ce biais, de profiter des résultats.

L’utilité sociale

L’utilité sociale[15] (à ne pas confondre avec utilité publique ou intérêt général, voir Encadré 11), elle, correspond, aux yeux du fisc, à ce que le marché ne fait pas, voire ne peut pas faire « en théorie ». Cette conception « en creux » renforce ainsi les acteurs du marché lucratif. Avec Benjamin Coriat[16], on pourrait considérer que, si le service est rendu sur une base locale, une autre offre ne lui est pas facilement substituable et qu’on a une base pour soustraire les communs de services de proximité de la logique « de marché »[17].

Encadré 11 : Intérêt général, utilité sociale et utilité publique : ne pas confondre!

« Intérêt général », « utilité sociale » et « utilité publique » ne sont pas synonymes. Précisons ici la notion d’utilité publique. Pour qu’une association soit reconnue d’utilité publique (RUP), elle doit, en plus d’être d’intérêt général :

  • dépasser le cadre local
  • avoir plus de 200 adhérents et une participation incontestable de la majorité des adhérents
  • avoir un fonctionnement démocratique organisé par les statuts
  • avoir une solidité financière sérieuse (montant minimum de ressources annuelles, subventions publiques inférieures à la moitié du budget et résultats positifs au cours des 3 derniers exercices)

C’est le ministère de l’Intérieur qui décerne cette « RUP » et qui en contrôle le respect. La RUP a été fondée par la loi de 1901 elle-même, qui a accordé aux associations RUP une capacité patrimoniale plus étendue que les associations simplement « déclarées ». Car, ne l’oublions jamais, la loi 1901 est aussi une loi qui veille à la non-recomposition des biens de main morte, notamment ceux de l’Église.

En tout état de cause, s’il est bon que la définition de l’utilité sociale reste sous le contrôle de l’acteur public, c’est une question de société qui ne devrait pas appartenir qu’à Bercy! Elle doit aussi être protégée de ceux qui proposent de redéfinir de l’ESS sur la base de « critères d’impact » ou d’un principe fourre-tout de « lucrativité limitée ». On s’enfonce encore plus sur la voie du libéralisme écartant encore plus l’ESS de l’intérêt général et de la non-lucrativité et, donc, des communs.

Je rappelle ici que toute entreprise, y compris les SCIC, doivent, pour être non lucratives, démontrer non seulement leur utilité sociale comme dit plus haut, mais encore le caractère désintéressé de leur gestion au regard de la place des différentes parties prenantes (dont les salarié·e·s, les entreprises partenaires…).

Ce chapitre fait donc ressortir les distinctions ancrées dans le droit associatif qui sont à la disposition des communs : institution de collectifs entre l’État et la société pour défendre des droits; cercle ouvert versus fermé; intérêt collectif versus intérêt général; partage des résultats versus gestion désintéressée; utilité sociale versus réplication de la sélection par le marché. Ces outils peuvent servir aussi bien à des communs de grande dimension qui cherchent à organiser la participation du public qu’à des communs de « proximité ». Réciproquement, on a vu que les communs permettent la critique des associations et qu’ils éclairent d’un jour nouveau la définition de l’utilité sociale : elle ne qualifie pas la réparation d’une défaillance de marché ou de service public, mais se rattache à une dimension écologique à l’époque de l’anthropocène.

Les modalités d’organisation des services et du travail au sein des associations : des tensions fertiles entre plusieurs logiques de « proximité »

L’association est aussi un puissant vecteur d’organisations de réponses, y compris à dimension économique, à des besoins sociaux. Ceci ne va pas sans contradictions mais donne des solutions originales.

L’articulation dans une même structure juridique d’un pouvoir citoyen et d’un pouvoir économique est une arme au service de l’auto-organisation

Les associations se sont battues en France pour garder leur pouvoir économique (Alix, Archambault, 2019). La première gauche a voulu, en 1983, faire une distinction claire entre « objet économique, activité gestionnaire et vie associative » par le biais d’un « label d’utilité sociale » faisant un tri entre les associations porteuses de « la vie associative », celles qui ont un « objet économique » (qui pourraient se comporter comme des entreprises), et les « gestionnaires » d’activités par délégation publique.

Cette proposition voulait « simplifier » : soit on est un mouvement social, soit on est une entreprise, mais pas les deux en même temps. Nul doute que ce n’est pas simple de faire vivre en interne les contre-pouvoirs qui obligent à toujours négocier avant d’aller dans une direction (économique, ou sociale), s’interroger sur les intérêts que l’on sert, identifier et assumer les contradictions, porter attention à la représentation des différentes voix, y compris celle des plus fragiles. C’est pourtant cette « imbrication » entre logiques sociale, environnementale et économique qui fait la richesse des associations et est susceptible de faire accepter le changement social.

Personne côté associatif n’a donc voulu de ces distinctions. Les associations de tout bord se sont liguées pour garder pouvoir social ET économique. Ensemble, elles ont obtenu des espaces de concertation avec les pouvoirs publics[18]. Elles ont aussi réussi à écarter l’idée qu’il fallait qu’elles se transforment en « société sans but lucratif » lorsqu’elles avaient des activités économiques. Même si elles n’ont pas la possibilité de recourir à tous les outils du marché, notamment financiers, du fait de leur non-lucrativité[19], elles ont gardé la capacité juridique de mettre en œuvre des réponses économiques aux besoins sociaux (Alix, 1984; Alix et Castro, 1990). Ceci, qui n’est pas reconnu partout en Europe[20], intéresse les communs.

Les associations portent donc des initiatives de proximité à caractère social ET économique, ancrées sur de(s) territoire(s)

Benjamin Coriat propose de définir les communs de proximité à partir de trois critères interreliés : une initiative citoyenne et autogouvernée, dont la visée est le service de l’intérêt général dont l’accès reste ouvert et ancrée sur le territoire.

En matière de « territoire », on peut raisonner sur les distances spatiales mais aussi sociales. Certains « territoires » ne sont pas « géographiques », locaux ou nationaux, mais liés à la classe sociale, au métier, à des fragilités partagées, à des convictions politiques ou confessionnelles.

Les associations ont ainsi développé de multiples réponses « de proximité » aux besoins peu ou mal identifiés – ou impossibles à identifier – par le marché ou le service public administré. Citons l’exemple des associations de parents d’enfants handicapés qui ont créé des établissements et services pour répondre aux besoins de leurs enfants, les associations du tourisme social, de l’aide à domicile, la culture, etc.

La forme associative est choisie par beaucoup de personnes concernées par un besoin pour s’organiser entre elles, afin de bien le définir, en contrôler en permanence et dans le temps les modalités de fabrication de la réponse et de la façon dont cette réponse aux besoins est délivrée. Chaque mot compte dans cette phrase un peu longue[21] :

  1. des personnes : raisonner en termes de réponse à des besoins moyens de gens (des individus, des électeur·rice·s, des consommateur·rice·s…); moyens (pour soi-disant baisser les coûts) laissent insatisfaits celles et ceux qui ne peuvent se reconnaître dans la moyenne, parce que fragiles, excentrées… Bref des personnes spécifiques comme nous le sommes toutes et tous. La réponse ne vient que si ces personnes s’auto-organisent;

  2. concernées: ayant dû justifier l’utilisation, pour moi spontanée, du terme de concernement dans un récent article que le rédacteur en chef ne comprenait pas (il proposait « préoccupation »), j’ai explicité : « au sens où il existe une relation entre les personnes et la ressource, leur sort dépend l’une de l’autre ». En matière de réponse aux besoins économiques, sociaux, culturels…, le raisonnement est le même : 1) que les personnes dont le sort dépend de la réponse apportée aient voix au chapitre; 2) qu’elles comprennent bien au sens le plus intime le lien entre elles et la ressource (ce qui devient essentiel à l’heure de l’anthropocène);

  3. s’organiser pour : au sens de Ostrom, s’organiser collectivement, « avec des règles bien adaptées aux besoins et conditions locales et conformes aux objectifs des individus rassemblés » (Ostrom, 1999);

  4. pour bien le définir : c’est la relation de proximité qui le permet, aussi reliée à celle de « concernement »;

  5. contrôler les modalités de fabrication de la réponse et la façon dont cette réponse aux besoins est délivrée : cette notion renvoie à la distinction entre producteurs, distributeurs et consommateurs. Il est des cas où la frontière entre les trois est non seulement factice mais dangereuse : pensons par exemple, dans le domaine social, à l’importance, désormais reconnue, de la participation des « malades » à leur santé, des personnes âgées à leur autonomie…; dans le domaine entrepreneurial, à la participation des salarié·e·s au capital de leurs entreprises; dans le domaine de la finance, au poids des fonds de pension détenus par les salarié·e·s qui font pression sur le taux de retour sur investissement des entreprises qui doivent réduire les coûts salariaux;

  6. en permanence et dans le temps : c’est la question de l’adaptabilité permanente à l’évolution des besoins, dans le long terme. Pour ne prendre qu’un exemple, c’est le contraire d’un modèle comme la délégation de service public où le délégataire décide seul de la façon dont il va gérer les conséquences des évolutions de contexte; des fermetures de piscine décidées récemment par certains délégataires au prétexte de l’augmentation des prix de l’énergie ne se feraient jamais ainsi dans des modèles associatifs citoyens.

Il me semble que ces termes s’accordent avec la définition de l’auto-gouvernement des communs.

C’est dans cette perspective que le mouvement associatif a toujours lutté pour faire reconnaître la légitimité et les savoirs des « amateurs » méprisés par rapport à ceux des « professionnels » ou « experts ».

La question est pourtant cruciale : peut-on « s’autogouverner » si l’on ne participe pas à la conception et à la production du service, sans la connaissance qu’on tire de l’expérience intime? Ma conviction est que non.

À cet égard, on peut s’interroger sur l’emploi même du terme de service, lorsqu’il s’agit de désigner des « services » entre personnes qui produisent toutes elles-mêmes une partie de ce service; les producteurs et les consommateurs sont dans ce cas confondus, comme autant de personnes concernées par le « service rendu ». Il ne s’agit même pas de don/contre-don : je ne produis pas ou ne donne pas pour que l’autre m’achète ou me redonne, mais j’agis selon le principe de réciprocité au sens de Polanyi : ce qui est donné aujourd’hui sera compensé par ce qui sera donné demain, sans doute par quelqu’un d’autre. La réciprocité est le fondement d’une économie de la confiance (Alix, De Nanteuil, 2014). Elle évite la déshumanisation. Il est intéressant dans cette perspective de veiller aux processus détaillés et minutieux (statistiques, définitions, normes…) qui transforment petit à petit les relations humaines en « services » de tourisme. Prosper Wanner[22] prend l’exemple de la mutation de l’hospitalité en « services » de tourisme, que le marché va réguler. C’est exactement ce qu’ont vécu les associations de tourisme social depuis 40 ans. Voilà qui éclaire les risques qui pèsent sur les communs s’ils sont considérés comme des « services »!

La mise en œuvre de ces savoirs passe par des formes atypiques de travail, en marge des normes.

Dans les associations, « amateurs » et « professionnels » exercent leur activité sous des formes hybrides de travail qui font cohabiter différents statuts (bénévoles, militant·e·s, salarié·e·s) dans une non-séparation des sphères économiques et sociales comme évoqué plus haut[23]. Cela a été le cas des Compagnons d’Emmaüs, des personnes en situation d’insertion, des animateur·ice·s de colonies de vacances, des volontaires internationaux, des personnel·le·s congréganistes dans les hôpitaux, des fonctionnaires détaché·e·s ou mis·e·s à disposition…

Au fil du temps, s’est opérée une séparation des différentes sphères de « travail ». Les syndicats de salarié·e·s ont considéré avec suspicion ces croisements entre les formes classiques de salariat et les contributions volontaires, non rémunérées ou via des « rémunérations atypiques » par rapport aux conventions collectives. Le courant des « entrepreneurs sociaux », lui, a ringardisé les associations et leur articulation « salarié·e·s/bénévoles ». Une normalisation des rapports sociaux s’en est suivie avec d’un côté des employeurs associatifs (représentés par les syndicats d’employeurs) et des salarié·e·s des associations[24] (représentés par les syndicats de salarié·e·s). Ces derniers recherchant de « vrais interlocuteurs patronaux » pouvant signer des conventions collectives, les fédérations d’associations ont été « rejetées » dans un rôle « politique » mal financé et le jeu social s’est déplacé d’une sphère politique de vision de société vers une relation plus classique entre syndicats d’employeurs et syndicats de salarié·e·s.

Ces évolutions font écho aux débats sur la place des amateur·ice·s dans les fablabs[25] ou sur la rémunération des contributeur·ice·s aux communs.

En résumé, l’histoire associative des 40 dernières années éclaire la créativité permanente qu’on trouve dans la conception et le déploiement de « services de proximité »; elle montre aussi quelles en sont les tensions, qui se retrouvent dans la contractualisation avec les pouvoirs publics. Il y a à en apprendre pour le financement des communs.

Les associations dans la fabrique de l’intérêt général : financement et relations avec les pouvoirs publics

Les associations qui contribuent à l’intérêt général font en permanence des arbitrages entre logiques économiques et sociales : pour permettre l’accès de tous, y compris les plus fragiles ou défavorisés, au service pour tous, elles ne peuvent pas faire payer aux « usagers » la totalité de leur prix de revient (bien qu’elles réduisent déjà ce prix par des rémunérations raisonnées, la non-distribution des excédents et les apports bénévoles).

Alors que le financement des communs est souvent abordé via la rémunération des contributeurs, l’évolution des financements associatifs et de leur négociation avec les pouvoirs publics fait apparaître une question complexe[26] : pour mieux servir l’intérêt général (ou le commun), vaut-il mieux attribuer le financement – sous-entendu qui est nécessaire pour équilibrer les comptes – aux producteurs du service, à l’usagèr·e ou à la structure elle-même?

Il n’y a pas d’exemples satisfaisants d’une reconnaissance de la contribution de volontaires à l’intérêt général

L’histoire associative le montre : pour obtenir une rémunération, il vaut mieux avoir des droits (le droit d’être payé pour un travail ou un service rendu) que d’avoir à prouver « qu’on fait des choses bien » pour la collectivité! On peut citer deux exemples :

  • les efforts des associations pour faire reconnaître un « statut du bénévole »[27] n’ont abouti qu’à la possibilité de déduire fiscalement leurs frais, mais à rien pour la retraite[28];
  • le niveau et les obligations des « bénéficiaires » du RMI puis du RSA, défendus par les associations de lutte contre les exclusions montrent que, à ce jour, les seuls lieux de délibération jugés appropriés pour décider ce qui est juste « socialement » sont soit le marché – avec tous ses risques d’exclusion –, soit des instances de « dialogue social » ou « civil » qui posent des questions de légitimité!

Pour permettre aux commoneur·e·s d’être rétribué·e·s sans établir de rapport de salariat avec le « commun », certains proposent des revenus sans conditions, accordés par la puissance publique; d’autres un « droit à la contribution », sur le modèle du droit à la formation, mobilisable pour justifier vis-à-vis des employeurs du temps passé à nourrir des communs.

L’expérience associative jette des doutes sur la mise en œuvre de ce principe séduisant : comment va-t-on justifier le bien-fondé de telles dépenses vis-à-vis des financeurs, publics ou privés? Qui va négocier les conditions de la redistribution entre ceux qui produisent la richesse visible et ceux qui produisent la richesse invisible? Comment éviter sinon le dumping social ou l’obligation de travail, du moins le fléchage ou le contrôle social, avec appareils de mesure, pour vérifier que le revenu « de base » ou « contributif » est utilisé au mieux par ses « bénéficiaires »?

Le financement de l’intérêt général via les contributeur·ice·s pourrait donc bien être un leurre[29]. Faut-il alors plutôt que les pouvoirs publics « solvabilisent la demande » en permettant aux usagèr·e·s d’accéder au service ou « financent l’offre » pour faire baisser les coûts?

Un financement par des aides à la personne (au « consommateur » ou « bénéficiaire » du commun) au détriment des aides à la pierre (au commun lui-même) ouvre la voie à la destruction de la mixité sociale

Au cours des 40 dernières années, la tendance a été de solvabiliser la demande, au moins en matière sociale, via des aides à la personne, plutôt que d’apporter des aides aux structures[30]. La raison invoquée est de permettre un choix de la part du consommateur entre différentes catégories d’offres, lucrative, non lucrative et publique. Ceci a ouvert le marché du « social » aux entreprises, au prétexte qu’elles seraient plus efficaces que les structures non lucratives et publiques.

Prenons l’exemple de la protection sociale, qui revêt deux formes :

  • des prestations en espèces permettent à chacun de choisir parmi la gamme de prestations de soins, d’éducation… existantes; les conditions d’accès (prix, notamment) sont censées être les mêmes pour tous et toutes les usagèr·e·s et tous les types d’opérateurs (lucratifs, non lucratifs, publics) être traités de façon équivalente;
  • des prestations en nature, sous forme de services publics ou « services d’intérêt général » sont accessibles à toutes et tous dans les hôpitaux, établissements sanitaires et sociaux, écoles, logement social…

Dans les faits, les pays conçoivent des mix de politiques.

Sous pression du marché, la France a remis en cause les prestations en nature aux HLM[31], aux services à domicile non lucratifs, voire aux écoles, centres culturels. À ces financements « à la pierre » se sont substituées des aides pour solvabiliser la demande, sous forme de « chèques services », « pass culture ». C’est ce qui a permis l’extension d’un marché des services sociaux (Enjolras, 1995) : des champs autrefois réservés au secteur public ou aux associations et mutuelles ont pu alors être ouverts au marché lucratif, dans les services aux personnes âgées, la petite enfance, les colonies de vacances, la culture…

Dans le logement social, la remise en cause des aides aux « HLM » (la pierre) au profit d’allocations en faveur des locataires (APL) a été accentuée sur pression des promoteurs lucratifs. En témoigne l’exemple des Pays Bas, pays socio-démocrate qui avait une conception « universaliste » du logement social : tous les ménages y étaient éligibles, sans critère de ressources. L’occupation du logement social n’en était pas moins fortement différenciée, des catégories les plus pauvres jusqu’aux plus riches. Cette fabrication de mixité sociale a été remise en cause, avec l’assentiment de Bruxelles à partir des années 2000, au profit d’un système clivant, cantonnant les pauvres.

Le financement de la « demande » au détriment de « l’offre » a ainsi remis en cause la capacité d’action associative. Et même, désormais, on découpe la structure en sous-ensembles, voire en « impacts » susceptibles ou non d’être mesurés et donc financés.

Les associations affrontent la fragmentation de leurs financements; attention à celle des communs!

Les financements des associations ont évolué d’une logique de financement du projet associatif lui-même à des financements par projets, voire par résultats ou par impacts.

Dans un premier temps, on est passé du « financement du projet associatif » (au sens de raison d’être de l’association) au financement « par projets ». On a réduit le projet associatif aux charges de structure et, du coup, réduit le financement aux seules activités réalisées, souvent par appels d’offres ou appels à projets. Puis on est passé du financement des activités elles-mêmes à celui de leurs « impacts », comme autant de particules élémentaires par découpage de l’action collective.

Ce processus passe par un ensemble précis d’étapes : on procède à une individualisation de toutes les choses du monde : la nature, l’humain, la vie collective, la biodiversité; on trouve une chose à délimiter (un impact), on lui donne une valeur, estimée à partir de rendements futurs estimés, pour entrer dans des raisonnements coûts/bénéfices. Ceci permet d’attribuer une valeur financière à ces choses qu’on quantifie, ce qui suppose d’expliciter et d’établir des conventions grâce à des expertises spécialisées (par exemple services rendus par la nature ou social return on investment). On ouvre la voie à la financiarisation via la création de titres correspondant à ces valeurs et de marchés pour organiser leurs achats et ventes (par exemple des droits à polluer, crédit carbone) avec l’aide de l’État (fiscalité incitative).

Avec plus ou moins de clairvoyance et de bonne foi, des financiers réformateurs travaillent avec les acteurs sociaux pour qualifier les choses et leurs externalités, donner une valeur financière à ces « impacts » et créer les outils de gestion nécessaires (normes, indicateurs, systèmes comptables, principes financiers, fiscaux…). Les acteurs se financiarisent eux-mêmes et ils financiarisent le futur, en fonction du taux d’actualisation (Chiapello, 2014, Pestre, 2016).

Ainsi, on assiste à la financiarisation et marchandisation des associations, lesquelles se retrouvent au cœur d’un rapport de forces qui les poussent à suivre ce mouvement, malgré un projet initial a-capitaliste. Les communs doivent veiller à ce que leur mode de financement ne les conduise pas sur la même voie!

Le mode de financement des institutions sociales et médico-sociales non lucratives tel qu’instauré dans les années 70 peut-il être une source d’inspiration?

Les financements actuels des associations sont critiqués : les subventions ressortiraient de l’arbitraire, l’aléatoire ou le copinage; la logique de commande publique par l’État met les associations en concurrence entre elles et avec le marché.

Outre qu’il faut se méfier des « fake news » au service du libéralisme, qui jettent le discrédit sur la subvention (pourtant le seul financement public qui permet de financer le projet et pas seulement telle ou telle activité), je rappelle qu’il a existé avant le traité de Maastricht de 1992 un système de financement qui ne reposait ni sur la subvention ni sur la commande publique, mais sur la mobilisation de droits humains et qui a fondé 80 à 90 % des ressources[32] du secteur associatif de l’action sociale et la santé.

Comme on l’a vu précédemment, ces associations avaient en effet créé de très nombreux établissements et services pour répondre à des besoins insatisfaits (et impossibles à satisfaire) par l’hôpital public et par le marché (qui n’y voyait aucune demande solvable). La loi du 30 juin 1975 sur les institutions sociales et médico-sociales a consacré la capacité des associations à répondre au droit à la protection sociale des assurés et garantit leur financement selon deux cas de figure :

  • dans le domaine hospitalier, où la notion de service public était consacrée par la loi, les hôpitaux non lucratifs pouvaient « participer au service public hospitalier ». Sous réserve du respect de ses principes (urgence, ouverture à tous et toutes, salariat des médecins), les « PSPH » avaient le même mode de financement que les hôpitaux publics;
  • dans le domaine de l’action sociale et médico-sociale, où il n’y a pas de définition légale d’un service public – refusée par les associations par crainte d’hospitalo-centrisme et normativité –, les établissements non lucratifs – et eux seuls au départ – pouvaient être « habilités à recevoir des bénéficiaires de l’aide sociale » (donc les plus démunis) et ainsi avoir le même régime de financement.

Les prix de journée ou dotations globales sont payés par les budgets de la protection sociale (Sécurité sociale ou Aide sociale à la charge de l’État ou des départements) selon le schéma suivant :

  • les établissements fournissent des prestations à des tiers (personnes âgées, handicapées…) en vertu d’un agrément, d’une habilitation ou d’une convention qui sont des autorisations à dispenser des soins et services; le service est donc rendu à l’usagèr·e et non à l’État ou à une collectivité locale;
  • l’usagèr·e bénéficie, au titre de la protection sociale, d’un droit, légal ou facultatif, à la prestation, y compris rendue dans un établissement non lucratif habilité;
  • le prix du service rendu à l’usagèr·e, fixé selon un processus de négociation budgétaire très précis et fixé par arrêté de l’autorité publique est versé directement à l’établissement aux termes de conventions de tiers payant.

On a donc un triple contrat entre 1) établissement et usagèr·e; 2) usagèr·e et financeur; 3) établissement et tiers payant et financeur. Le tout s’inscrit dans un écosystème très élaboré : des commissions régionales avec des représentant·e·s des associations donnent des avis sur les besoins et les demandes de création; la négociation annuelle du budget de l’établissement avec le financeur déclenche la fixation du prix; une chambre spéciale du Conseil d’État avec des juges issus du monde associatif règle les conflits de tarifs.

Pour les établissements lucratifs, la rémunération du capital et les plus-values ne pouvaient être payées sur les fonds publics.

Bien que la loi de 1975 ait été modifiée à plusieurs reprises dans une logique libérale aboutissant à un mille-feuille impossible à retracer ici, ses principes demeurent intéressants car basés sur la reconnaissance de la capacité des associations à répondre à des droits à la protection sociale. Bien sûr tout cela ne va pas sans contrôle très précis, voire tatillon des pouvoirs publics! Reste que cet exemple articule des libertés et des contraintes, avantages et inconvénients qui peuvent inspirer une reconnaissance moderne des « communs de proximité », en les finançant dans le respect de leur autonomie tout en contrôlant le respect de l’intérêt général dans leurs « services de proximité ».

En guise de conclusion

Le monde associatif est très divers, avec des associations d’intérêt général, ouvertes, fermées, certaines même lucratives, para-administratives. Si toutes les associations ne sont pas des communs, la structure juridico-politique de l’association propose de nombreux dispositifs qui peuvent servir à la constitution des communs. Au sein de l’ESS, il n’y a donc pas que les coopératives qui soient dignes d’intérêt! L’association est une liberté, une institution et un contrat pour permettre à des collectifs de personnes concernées de maîtriser leur destin de façon autonome par rapport aux forces de concentration du pouvoir (marché ou État).

L’association dispose d’une longue pratique dans lequel le mouvement des communs peut puiser pour ancrer son pouvoir d’agir : outils juridiques ou financiers, pratiques de gouvernance et de gestion. Le mouvement associatif éclaire les communs par sa longue expérience de la négociation avec les pouvoirs publics, notamment pour reconnaître et faire financer ses contributions à l’intérêt général. Son expérience en matière de reconnaissance des savoirs et de formes diversifiées de travail trace un récit puissant au service des communs, de leurs potentialités de transformation écologique et sociale comme des risques d’assimilation qu’ils courent.

Bien sûr rien n’est ni simple ni tout rose : on n’est pas démocratique par principe, mais au travers de la pratique avec laquelle on fait vivre ses principes. Mais si l’on considère, avec Elinor Ostrom, qu’un système adapté de gestion des conflits fait partie des conditions nécessaires au succès des communs, alors les « apories » du monde associatif, au sens de ses contradictions insolubles, sont intéressantes. Entre pouvoirs et contre-pouvoirs, théorie et pratique, politique et technique, plaisir et obligation, ordre et désordre…, les tensions sont riches de sens. Encore faut-il savoir les faire vivre sans exploser en vol. En ce sens, les limites et contradictions auxquelles le monde associatif s’est confronté font éminemment partie, selon moi, de leurs « apports » aux communs.

On apprend beaucoup en étudiant ces apories. Il faut les voir comme des apprentissages d’art martial où on tente d’utiliser les forces de l’adversaire pour se renforcer soi-même. Il conviendrait pour ce faire de s’appuyer sur la théorie, notamment Ostrom bien sûr, mais aussi les nouveaux travaux sur les relations entre humains et non humains, qui déplacent le champ de la modernité, pour renforcer le nouveau temps des communs en train de s’écrire.

Car la voie est étroite entre l’autonomie sans pouvoir d’agir et le pouvoir d’agir sans autonomie.

Bibliographie

Alix, Nicole. 2022. « La modernité des communs », dans « L’utopie du (bien) commun? », En question (143).

Alix, Nicole et Archambault, Edith. 2019. « Le ‘nouvel esprit’ des associations, ou l’entreprise associative en question », RECMA (353).

Alix, Nicole. 2015. « Hybridation des ressources, quelles pratiques en Europe », JurisAssociations (516).

Alix, Nicole et De Nanteuil, Matthieu (dir.). 2014. « Pour une économie de la confiance en Europe : de la crise à la transformation sociale, la contribution de l’économie sociale et solidaire », L’Option Confrontations Europe (33).

Alix, Nicole. 2013. Management, sensemaking et économie sociale et solidaire, 4th EMES International Research Conference on Social enterprise.

Alix, Nicole et Castro, Sami. 1990. L’entreprise associative. Economica.

Ambroisine, Joël. 2014. « Les communautés Emmaüs en Europe », RECMA (332).

Bancel, Jean-Louis. 2016. « L’économie sociale et solidaire, des biens de mainmorte aux biens communs », dans Jean-Baptiste de Foucauld (éd.), Peut-on apprivoiser l’argent aujourd’hui? Hermann, p. 289-303.

Bastide, Jean. 2011. « Du souffle pour une société en panne », Juris-Associations.

Bloch-Lainé, François. 1994. Identifier les associations de service social, RECMA.

Chiapello, Eve. 2015. “Financialisation of Valuation”, Human Studies, 38(1), 13-35.

Enjolras, Bernard. 1999. « Mécanismes économiques et spécificités associatives », dans Bloch-Lainé, François (dir.). Faire société, Syros.

Enjolras, Bernard. 1995. Le marché providence, Desclée de Brouwer.

Maurel, Lionel. 2018. « Les Communs numériques sont-ils condamnés à devenir des ‘Communs du Capital’? ».

Ostrom, Elinor. 1999. “Design Principles and Threats to Sustainable Organizations that Manage Commons”, Workshop in Political Theory and Policy Analysis, Université d’Indiana, Bloomington, w99-6.

Ostrom, Elinor. 1990. Governing the commons: The evolution of institutions for collective action. Cambridge University Press.

Pestre, Dominique. 2016. La mise en économie de l’environnement comme règle, Écologie & politique, 1(52), 19-44.


  1. UNIOPSS (Union nationale interfédérale des organisations privées sanitaires et sociales), CNVA (Conseil national de la vie associative, devenu HCVA), CNLAMCA (Comité de liaison mutuelles coopératives associations).
  2. CEDAG (Comité européen des associations d’intérêt général), CEP-CMAF (Conférence européenne permanente des coopératives, mutuelles, associations et fondations).
  3. Task Force des Nations unies sur l’ESS, Forum international de l'Économie sociale/Rencontres du Mont-Blanc.
  4. Article 1 de la loi du 1er juillet 1901.
  5. Les corps intermédiaires, héritiers des corporations de l'Ancien Régime, ont été supprimés à la Révolution par la loi Le Chapelier (14 juin 1791), dont l’auteur a dit : « Il n’y a plus de corporation dans l’État ; il n’y a plus que l'intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général. Il n’est permis à personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un esprit de corporation ».
  6. Voir chapitre 4 de Daniela Ciaffi et al.
  7. Le principe de subsidiarité est également présent dans la loi sociale allemande. Dans ces traditions, il renvoie à une forme d'aide qui encourage et autorise l'autonomie des échelons « de base » avec le secours de l’échelon « supérieur ». Dans les Traités européens, la subsidiarité signifie au contraire que l’UE n’intervient que « si et dans la mesure où les objectifs de l'action envisagée ne peuvent pas être réalisés de manière suffisante par les États membres ». Voir chapitre 4 de Daniela Ciaffi et al.
  8. Le juge administratif a toujours la faculté de requalifier une « délégation de service public de fait ».
  9. Pour plus de détails, cf. le rapport du HCVA. https://www.associations.gouv.fr/IMG/pdf/Rapport_du_HCVA_sur_l_interet_general.pdf
  10. Récemment, des écolieux associatifs ont démontré avec succès qu’ils contribuent à la revitalisation de territoires délaissés.
  11. Les biens de mainmorte sont ceux des collectifs qui ont une existence indépendante des personnes physiques qui les constituent (communautés religieuses, associations, etc.). On ne peut donc pas les transmettre, ils échappent aux successions, donc à l’impôt et au « marché ». D’où les efforts de la royauté, puis de la République, pour lutter contre leur extension (cf. liens avec les biens communs, Bancel, 2016).
  12. Jean-Claude Boual éclaire largement cette question dans le chapitre 7.
  13. La place manque ici pour un rappel de l’histoire qui a amoindri la dimension « mouvement » dans les coopératives au profit du projet entrepreneurial.
  14. Cf. le faisceau d’indices que E. Ostrom reconnaît comme décrivant les communs, de même qu’est une menace « la perte du sens des règles en raison de défaillances dans la transmission du pourquoi de ces règles ».
  15. Le fisc garde la liberté d’interprétation même si la loi de 2014 la définit ainsi : satisfaire « à titre principal au moins l'une des quatre conditions suivantes : soutien à des personnes en situation de fragilité; préservation et développement du lien social ou cohésion territoriale; éducation à la citoyenneté, notamment par l'éducation populaire et mise en œuvre de modes de participation; concourir au développement durable, à la transition énergétique, à la promotion culturelle ou à la solidarité internationale [de nature] à produire un impact soit par le soutien à des publics vulnérables, soit par le maintien ou la recréation de solidarités territoriales, soit par la participation à l'éducation à la citoyenneté ».
  16. Voir chapitre 5 de Benjamin Coriat.
  17. Source : https://www.concurrences.com/fr/dictionnaire/marche-en-cause
  18. Création du CNVA en 1983, octroi de représentants associatifs au Conseil économique et social.
  19. Des montages juridiques sont toutefois possibles, avec des filiales, des liens avec des fonds de dotation.
  20. D’où l’importance des coopératives sociales dans des pays de l’Europe du Sud et du Nord.
  21. Ce sont ces principes de la « méthode associative » que cherchaient à décrire ceux qui travaillaient avec François Bloch-Lainé et au CNVA.
  22. "Tourisme social, économie collaborative et droits culturels : ethnographie d’une coopération complexe" https://lesoiseauxdepassage.coop/blog/2983-soutenance-de-these
  23. Le chapitre 3 de Dominique Acker montre le rôle de ces interactions dans les riches spécificités des centres de santé communautaires.
  24. En 2018 : 1,5 million de salarié·e·s en équivalent temps plein, pour 580 000 bénévoles en ETP, selon l’INSEE.
  25. Voir chapitre 2 de Matei Gheorghiu.
  26. Que développe aussi Thomas Perroud dans le chapitre 8.
  27. Cf. https://www.associations.gouv.fr/IMG/pdf/guide_du_benevolat.pdf
  28. Même dans des exemples comme les sauveteurs en mer ou le volontariat chez les pompiers, la reconnaissance se s’obtient que de haute lutte!
  29. Voir https://coopdescommuns.org/wp-content/uploads/2018/09/BROCHURE-FINALE.pdf, chapitre III.
  30. Ce n’est pas le cas de la politique agricole commune que nous n'avons pas les moyens d’étudier ici.
  31. HLM : Habitation à loyer modéré.
  32. Le financement de ce secteur, qui représente plus d’un million de salarié·e·s, 5 % de l’emploi en France, est considéré à tort dans les statistiques sur les associations comme une "ressource marchande", comme si elles étaient des prestations rendues aux pouvoirs publics, alors qu’il s’agit de la mise en œuvre de droits personnels résultant de la protection sociale. Quand on sait que ce secteur représente 60 % du poids économique de l’ESS dans les statistiques, la justesse de celles-ci mériterait pour le moins d’être discutée! Lien : https://www.associations.gouv.fr/IMG/pdf/rapport_hcva_-role_et_place_des_associations_dans_le_contexte_nouveaux_modeles_entreprises-adopte_02-07-2019.pdf

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