5 Définir les communs de services de proximité : caractérisation, enjeux, perspectives

Benjamin Coriat

Introduction

Commençons par le noter : s’il arrive que la notion de « commun de proximité »[1] soit employée dans les discours, elle n’a pour l’heure nulle part été l’objet d’une attention et d’un travail visant à lui donner un contenu et un statut théoriques. Pas plus que son intérêt du point de vue politique n’a été envisagé et débattu.

C’est pourtant précisément ce que cet ouvrage et ce chapitre tout particulièrement se proposent ici de faire. Aussi et pour commencer nous paraît-il nécessaire de nous interroger d’abord sur l’origine de cette notion et la question qu’elle pose. Comme aussi sur les motifs qui ont fait que cette notion est aujourd’hui l’objet d’intérêts et d’interrogations renouvelés.

À notre sens, à l’origine de la question « qu’est-ce qu’un commun de proximité? » et pourquoi il paraît utile aujourd’hui de se pencher sur une telle notion, une double justification peut être invoquée : d’une part il faut observer que depuis les travaux séminaux d’Elinor Ostrom, la théorie des communs n’a cessé de s’enrichir pour se confronter à des objets nouveaux et de plus en plus spécifiés. Ainsi parle-t- on désormais – et la liste et loin d’être exhaustive – de communs « fonciers », « numériques », « urbains », ou encore de communs « sociaux » ou « globaux »… Il n’y a donc rien de surprenant à ce que, confrontée à un objet nouveau (sur lequel bien sûr nous reviendrons), la théorie cherche à le caractériser et le spécifier, à la fois dans ce qui le ramène à la grande famille des communs, et en ce qu’il présente des spécificités qui justifieraient une appellation et une catégorie nouvelle de communs.

D’autre part, si l’on va plus avant dans l’origine de la notion, pour s’interroger sur les conditions dans lesquelles elle s’est forgée, c’est, pensons-nous, vers la crise des services publics, notamment des services publics de proximité[2] et vers les phénomènes qu’il est convenu de désigner comme la « désertification des territoires » qu’il faut s’orienter. Cette crise et cette désertification, il faut le constater, ont engendré, à mesure même que se délitaient ou disparaissaient les « services de proximité » autrefois délivrés par la puissance publique, une floraison d’initiatives citoyennes, se proposant de prendre en charge et de servir « l’intérêt  général » là même où le service public qui était supposé le prendre en charge s’est retiré et/ou se montrait défaillant.

Pour entrer plus avant dans la réflexion sur la notion de communs de proximité et les enjeux qui se nouent autour de cette catégorie et des pratiques nouvelles qui lui sont associées, nous nous proposons dans un premier temps de revenir sur la notion de « services de proximité », tout court pourrait-on dire, afin de commencer à définir le périmètre des questions qui sont posées (section 1). De là, l’attention se portera sur la notion de communs de proximité au sens propre. Une caractérisation et définition une fois proposées (section 2), on s’interrogera sur le pourquoi de la floraison à laquelle on assiste des communs de proximité. Pour le dire autrement, l’interrogation portera sur la question de savoir à quelles déterminations les nouveaux « communs de proximité » obéissent et pour satisfaire quels types de besoins  ils se constituent (section 3).

Cette réflexion permettra pensons-nous de mettre évidence toute l’importance du mouvement en cours, dont les communs de proximité sont un des acteurs essentiels.

« Services de proximité », de quoi parle-t-on?

Il n’existe pas à notre sens de catégorie juridique entièrement spécifiée de la notion de « service de proximité ». On admet cependant que certains services (qu’ils soient délivrés de manière privative ou au titre du service public) possèdent dans leur constitution même une déclinaison « locale ». On dira alors de ces services qu’ils constituent des services de proximité en ce qu’ils possèdent cette détermination territoriale : le service est « pensé pour » et « destiné à » une communauté ancrée sur un territoire identifiable. Sans que la catégorisation qui va suivre prétende tout saisir et tout capter de la notion de service de proximité, on distinguera à titre de commodité :

  1. les services à la personne; accordés aux besoins des particuliers, ils viennent accompagner ou soutenir leur activité. Entrent dans cette catégorie les services à la famille (garde d’enfants, soutien scolaire, garde-malade, etc), les services « ménagers » (entretien domestique, livraison des repas, courses à domicile, travaux de jardinage, etc), les services aux personnes dépendantes (aux personnes âgées et personnes handicapées en particulier);

  2. certaines activités commerciales délivrées à titre privatif mais sur une base locale peuvent aussi être considérées comme des services de proximité. Ainsi en est-il des « commerces de proximité » (boulangeries, épiceries, bureaux de tabac, restaurants, pharmacies…) ou encore de certains services d’artisanat, tels ceux proposés par les serruriers, les plombiers, ou les garages de proximité s’il en existe;

  3. certains services publics se déclinent nécessairement, au moins partiellement sous une forme locale et pour des territoires et communautés situées et doivent donc, à ce titre, être considérés comme des services de proximité[3]. Ainsi en est-il de l’école, des bureaux de poste et de certains services de santé : dispensaires, maternités, cliniques conventionnées, voire hôpitaux s’ils ont cette vocation de servir d’abord un territoire identifié;

  4. enfin nombre de services réseaux, qui supposent de lourdes infrastructures déployées au niveau national sont aussi délivrés (de manière publique ou privée) sur une base locale. Ainsi de l’accès à l’eau, à l’électricité, aux services bancaires (pour ceux d’entre eux qui sont délivrés en agence et/ou à travers des guichets et machines électroniques installées localement).

Comme cette énumération le montre, les services de proximité recouvrent des activités extrêmement variées qui peuvent être offertes à travers une large gamme d’entreprises qui relèvent elles-mêmes d’entités juridiques les plus diverses : associations, ONG, entreprises commerciales, entités administratives relevant du service public et/ou des collectivités locales…

Il est à peine besoin de le mentionner, ces services – souvent essentiels à la vie de la cité – tiennent une place centrale pour les citoyen·ne·s, lesquels, lorsqu’ils en sont privés, subissent de lourds préjudices. C’est donc au total à une très grande variété d’entités et de « services » que l’on a affaire, très divers aussi quant à leurs objet et à leurs statuts, impliquant des communautés multiples, qu’il s’agisse de celles qui sont à l’origine de l’offre des services rendus, ou de celles qui en bénéficient. Le cas du mouvement des fablabs présenté au chapitre 2 de Matei Gheorghiu. illustre à lui seul et de manière éclatante la diversité des statuts, mais aussi des activités et des conditions dans lesquelles elles sont conduites. Où l’on va du marchand pur à la gratuité complète, sans pour autant qu’il s’agisse dans ce dernier cas d’activités dispensées par des entités publiques.

Dès lors, si l’on se concentre sur les activités offertes à titre « non commercial » et qui ne relèvent pas du service public au sens propre du terme, parmi le vaste ensemble des services que nous venons de recenser au titre des services de proximité, lesquels peuvent-ils être considérés comme des « communs » et à ce titre le cas échéant être caractérisés comme des « communs de proximité »? Pour le dire autrement, quels traits distinctifs partageraient certains des services listés plus haut, traits qui permettraient aussi de les distinguer au sein de la catégorie fourre-tout de « services de proximité » et qui les signaleraient comme des communs?

Cette « identification » de certains services de proximités comme des communs d’un type particulier est maintenant l’objet qui nous occupe.

Définir un commun de proximité : traits constitutifs

Si on donne à la notion de commun son sens plein et entier, tel qu’il résulte des investigations conduites dans les travaux d’E. Ostrom (Encadré 10), définir un commun de proximité nécessite de procéder en deux temps.

 Encadré 10 : Communs, définition et caractérisation

À partir des travaux conduits par Ostrom, un commun peut être défini à partir de trois traits constitutifs que sont :

  1. l’existence d’une (ou plusieurs) ressources en accès ouvert, accessible(s) à des individus comme à des communautés multiples; ces « ressources » peuvent aussi être constituées par des « biens » produits par des individus et/ou des communautés pour être partagés; ainsi Ostrom, à côté des pêcheries ou des pâturages gérés « en commun », cite-t-elle et étudie-t-elle le cas de systèmes d’irrigation – entièrement crées de la main de l’homme (men made, dit-elle) – conçus pour bénéficier à des usagèr·e·s ou propriétaires multiples;

  2. aux ressources ou aux biens considérés sont associés des droits et des obligations attachés aux bénéficiaires du commun; ces droits et obligations peuvent être issus de la coutume ou être formalisés dans des textes écrits, des chartes ou des contrats; dans tous les cas, ces règles et ces droits ne sont jamais imposés de l’extérieur; ils sont « émergents » au sens où ils résultent des interactions et accords entre les usagèr·e·s et concepteur·ice·s du commun, qui seul·e·s décident, lorsque jugé nécessaire, de la modification des règles qui les lient;

  3. enfin des formes de gouvernance sont installées pour veiller à ce que chacun·e n’outrepasse pas ses droits de façon que les ressources partagées et l’écosystème qui les abrite soient préservés à long terme; ici encore la gouvernance peut être plus ou moins fortement formalisée, mais, dans tous les cas, le commun ne pourra perdurer que si une gouvernance effective s’exerce et veille au respect des règles établies par les commoneur·e·s; un système gradué de sanctions est aussi établi pour s’assurer du respect des règles par tous les usagèr·e·s du commun.

Sous le nom de « communaux », la France de l’Ancien Régime a connu de nombreuses situations de ce type. Aujourd’hui, de Wikipédia aux jardins partagés, des formes multiples de communs, obéissant à la caractérisation que nous venons d’en donner, ne cessent de s’affirmer et de se déployer.

Cette définition s’appuie sur l’article « Communs » dans le Dictionnaire des biens communs, Cornu, Orsi, Rochfeld, 2023.

Dans un premier temps, il conviendra d’abord de distinguer, au-delà de la variété des statuts juridiques (associations « de fait » ou déclarées, coopératives, SCIC…), des traits partagés par les différents types de services envisagés, qui permettent de dissocier un ensemble de pratiques (et d’acteurs) à la fois de l’offre publique d’un côté et des services privatifs offerts dans un souci lucratif de l’autre.

Au-delà de la considération de l’utilité sociale du service offert (ex : l’accès à l’eau courante ou l’offre de médicaments par une pharmacie de village pour prendre deux illustrations, situées aux deux extrêmes de l’arc des possibilités), on posera alors que le service concerné, pour relever du monde des communs, doit obéir à certaines règles de base.

Deux préconditions doivent d’abord être remplies. Pour que le service proposé puise être considéré comme un « candidat » à être défini comme un commun de proximité, outre le fait qu’il doit posséder un ancrage local et territorial, c’est-à-dire que le service délivré vise de manière tout à fait privilégiée une population et/ou des territoires précis et identifiables, deux préconditions s’imposent. Celles-ci sont directement dérivées de la définition des communs (Encadré 10). On peut dans le cas qui nous occupe, les formuler comme suit.

Précondition 1 : le service proposé doit l’être sur la base d’une initiative citoyenne « auto organisée »

Ce point est essentiel. Il indique et implique au moins deux séries de particularités.

La première est que si des collectivités locales peuvent être concernées (par exemple comme c’est souvent le cas, parce que le « bâti » où la communauté qui offre les/des services a établi son siège, est sa propriété ou relève de son administration) en aucun cas celle-ci ne joue un rôle « directeur » ou simplement « pilote », dans l’établissement et la constitution de la communauté à l’origine de l’initiative[4]. Celle-ci peut, dans certains cas, inclure une personne morale correspondant par exemple à une collectivité territoriale, mais à condition qu’elle n’y tienne qu’un rôle subordonné. Le mode de coordination du commun est basé par principe sur la délibération et la recherche par ce moyen de l’accord, et ne peut en aucun cas s’accommoder de la relation d’autorité qui est le mode de coordination par excellence des entités administratives. Ainsi lorsque le commun prend la forme d’une SCIC (Société Coopérative d’Intérêt Collectif) dont l’un des partenaires est une collectivité locale – ou plus généralement une entité publique – celle-ci ne peut tenir qu’un rôle subordonné dans la gouvernance de la SCIC et donc du commun.

La seconde particularité, dérivée de ce qui vient d’être dit, est que les règles de fonctionnement de la communauté sont « émergentes » : elles sont issues de la délibération entre acteurs; souvent elles se sont établies et fixées au cours du temps, par « essais et erreurs » au cours des échanges qui se sont noués. Ces règles sont partagées et acceptées par les participants et peuvent le cas échéant évoluer en fonction des objectifs ou des problèmes rencontrées et auxquels il faut apporter des solutions.

Précondition 2 : le but social

Le but « social », ou si l’on préfère le motif qui a poussé les initiateur·ice·s et participant·e·s à se rassembler n’est pas le « bien-être » de ses membres (comme dans les coopératives[5]), mais bien de contribuer « au bien-être collectif », dans une perspective de servir « l’intérêt général » comme tel.                                              

Ces caractéristiques, très générales, si elles ont un effet discriminant pour commencer à permettre d’identifier ce qu’en quoi peuvent consister les communs de proximité, restent pourtant des caractéristiques partagées par de très nombreuses initiatives et communautés. Dès lors, la question qui se pose est celle, dans cet ensemble encore vaste, de formuler des critères qui permettent de dire en quoi certaines initiatives relèvent des communs au sens strict qui a pu être donné à cette notion.

Trois critères additionnels

Aux deux préconditions que nous venons d’énoncer, il faut alors ajouter trois critères, ici encore directement issus de la définition de la notion de commun ( Encadré 10) et qui permettent en toute clarté de définir l’existence d’un commun de proximité.

Critère 1 : l’offre des ressources obéit à un principe d’ouverture et vise l’accès le plus large possible, excluant toute discrimination des bénéficiaires ou destinataires virtuel·le·s.

La communauté des offreurs elle-même doit partager cette caractéristique d’ouverture à toutes celles et ceux qui souhaitent l’intégrer[6]. Est ici visé le fait que le commun de proximité ne peut en aucun cas être constitué par une communauté fermée, close sur elle-même ne servant que ses intérêts et besoins propres. De même aucun bénéficiaire ne peut a priori en être exclu·e. Les seules limites sont ici celles de la capacité du commun à satisfaire la demande qui lui est adressée, du fait de la nature et de la quantité des ressources dont il peut disposer, de la nécessité de protéger celles existantes, ou des limites qu’il peut rencontrer dans l’offre des biens et services qu’il est capable de créer. Hors ces limites et contraintes, nul·le ne peut être exclu·e du bénéfice de la ressource créée ou de la communauté en charge de concevoir et offrir les services.

Critère 2 : les concepteurs de l’offre, comme ses bénéficiaires, disposent de droits et d’obligations spécifiés vis-à-vis de la ressource créée et partagée.

Le système de droits et d’obligations liant les commoneur·e·s est conçu dans le respect des écosystèmes dans lesquels sont hébergées les communautés qui participent au commun. Les services proposés sont eux aussi conçus pour contribuer à la reproduction conjointe des écosystèmes et des communautés qui constituent le territoire considéré. Comme cela a été marqué avec netteté, le propre d’un commun est toujours de concilier accès et droit d’usage à une ressource (ou à un ensemble de ressources) et préservation de l’écosystème dans lequel la communauté comme la ressource partagées sont insérées (Coriat, 2020).

Critère 3 : des modalités de gouvernance sont installées qui permettent l’auto-gouvernement du commun à partir de règles générées et appliquées par toutes et tous visant la préservation et/ou l’enrichissement du commun.

Contrairement à ce qui est souvent avancé ou présupposé, un commun n’est pas une ressource ouverte non gouvernée, dans laquelle chacun peut puiser. C’est en ce sens qu’il n’y a pas de « tragédie des communs »[7]. L’existence des règles (principe n°2 plus haut) est accompagnée d’une structure de gouvernance qui veille à leur respect et le cas échéant à leurs modifications, si les circonstances l’exigent pour préserver le commun et/ou l’adapter à des changements de l’environnement.

Au total et compte tenu de l’ensemble des précisions qui viennent d’être apportées, on définira comme un commun (de service) de proximité : toute entité ancrée sur un territoire (sa population, sa géophysique…), d’initiative citoyenne et régie par des règles élaborées en commun, dont la visée est le service de l’intérêt général et du bien commun au sens où les services proposés sont conçus pour contribuer à la reproduction conjointe des écosystèmes et des communautés qui constituent le territoire considéré.

La définition proposée peut être utilement précisée si sont indiquées les différences spécifiques du commun de proximité tel qu’on vient de le caractériser avec le service les entités de l’ESS d’un côté, le service public de l’autre.

Dans le chapitre 6 de cet ouvrage, Nicole Alix montre avec une grande pertinence tout ce que peuvent apporter (et de fait apportent) les associations et les principes sur lesquelles elles sont fondées (non-lucrativité, non appropriation possible des patrimoines…), au mouvement des communs. Ce rappel est aussi utile que bienvenu. Cependant, sur des aspects cruciaux, les communs (qu’ils soient ou non de « proximité ») construisent un monde propre, distinct de celui des associations si l’on donne à ce terme sa portée générale. Tout ici tient au fait que la forme « association » demeure avant tout une forme juridique, laquelle comme telle peut être mise au service des objectifs les plus variés et contrastés, sous réserve du respect des règles de droit prévalentes. S’il existe comme le rappelle Nicole Alix, nombre d’associations qui s’assignent des objectifs « d’intérêt général » (et sont alors parfois reconnues comme d’« utilité publique ») et agissent dans cet esprit, il n’entre en rien dans la constitution de l’association comme telle, qu’un tel comportement soit impliqué par le statut juridique lui-même. Et, de fait, un très grand nombre d’entre elles sont mises au service exclusif des intérêts de leurs membres. Les multiples associations de « chasseurs » par exemple, qui sont le plus souvent des confréries de prédateurs fournissent ici une illustration emblématique des travers auxquels peut donner lieu une forme juridique – celle de l’association ici concernée – qui a été conçue et pensée d’emblée pour servir les objets les plus divers.

Ceci est vrai aussi pour une autre entité de l’ESS : la coopérative, proche des communs par ailleurs. Cette forme juridique présente pour les communs un grand intérêt au sens où elle apporte une série d’innovations en matière de gouvernance et de limitations du pouvoir du capital. Les principes au cœur de la coopérative tels que « une personne une voix » (et non une action une voix) ou encore l’instauration de fonds irrécupérables et impartageables … sont des principes que les communs peuvent faire leur. Cependant, prenant leur essor dans le contexte d’un régime de salariat naissant, spécialement dur en matière de conditions de travail comme de salaire, la coopérative se constitue avec pour objectif central la défense de l’intérêt de ses membres, et en dépit du principe n°7[8] quelquefois mis en avant, il reste que la plupart des coopératives n’affichent aucun souci du bien commun. C’est ainsi que nombre de coopératives et souvent parmi les plus grandes et les plus puissantes – le cas du Crédit Agricole et des multiples coopératives dont il a assuré l’essor, est ici emblématique – se présentent comme des entreprises tout à fait classiques auxquelles sont associées dans nombre de cas des pratiques notoires de prédation de l’environnement[9].

La préservation des écosystèmes dans et au sein desquels les associations comme les coopératives opèrent n’est en rien constitutive de leur raison d’être. Ce, au contraire des communs. Ce qui constitue un commun (qu’il soit ou non « de proximité »), le différencie et lui donne sa spécificité irréductible – est constitué par la tension entre « accès » et entretien/préservation de l’écosystème et des « services » auxquels le commun donne accès. C’est en ce sens que le commun est toujours au service de l’intérêt général. Il permet à une communauté d’« habiter » le monde en préservant pour elle-même et les générations futures cet « habité » lui-même.

Avec les services publics, ceux d’entre eux tout au moins qui consistent en des services de proximité, nous nous bornerons ici à mentionner deux différences essentielles, qui suffiront à marquer les spécificités des entités qui les expriment, avec les communs.

La première tient au mode gouvernance. Par définition un service public est géré et administré par la puissance publique. Y prévaut, par constitution, la relation d’autorité[10], un mode de gouvernance aux antipodes du principe de gouvernance, qui dans le cas des communs, s’établit à partir de collectifs citoyens qui définissent eux-mêmes et par délibération les règles auxquelles ils choisissent de se soumettre.

L’autre différence, dérivée de la première, est que le service public possède un périmètre strictement dicté par des règles administratives (elles-mêmes évolutives) qui s’imposent aux citoyen·ne·s. Au nom de la « continuité » ou de « de l’adaptabilité », la puissance publique définit et redéfinit le périmètre et le contenu des services offerts. Ce, jusques y compris lorsqu’il s’agit, à travers des suppressions d’activités ou de personnels, de procéder à l’attrition des offres. Au contraire, les membres d’un commun peuvent, par délibération, redéfinir les frontières et la nature de leur activité pour l’adapter s’ils le jugent nécessaire aux changements de leur environnement, et restent ainsi maîtres des services offerts (cf. Coriat, 2020).

Pour conclure sur ce point, notons que même si toutes n’obéissent pas rigoureusement à la définition et caractérisation que nous venons de donner – qui vaut comme « idéal type » – force est de constater que nous assistons aujourd’hui dans les territoires tant ruraux qu’urbains, à une floraison d’initiatives (le plus souvent sous forme associative), dont l’objet et la vocation sont bien d’offrir sous une forme ou autre, des services de proximité.

Comment expliquer cette floraison et qu’indique-t-elle sur le moment que nous traversons? Répondre à ces questions est de grande importance, car c’est la signification même de ce qui est en jeu avec les communs de proximité qui ici se joue. La section 3 de ce chapitre se propose d’apporter les premiers éléments de réponse.

Comment expliquer la floraison constatée des communs de proximité? Sens et portée du mouvement en cours

À notre sens, plusieurs motifs convergent pour expliquer la floraison à laquelle nous assistons des communs (de service) de proximité.

La désertification des territoires et le retrait/affaiblissement des services publics

La toute première explication de cette floraison tient sans doute à la concomitance du puissant mouvement qui s’affirme depuis de nombreuses années de désertification des territoires d’un côté et, de l’autre, de retrait ou d’affaiblissement des services publics, notamment précisément dans leur déploiement sous forme de service de proximité.

C’est un fait noté par tous les observateur·ice·s que, depuis plusieurs décennies, la France connaît dans nombre de ses territoires une désindustrialisation et une désertification accélérée. Fermetures d’usines et d’activités, abandon et non reprises d’exploitations agricoles et de commerces, fermetures d’écoles de crèches, suppression de maternités et d’établissements proposant des soins, fermetures de lignes de chemin de fer… s’additionnent et cumulent leurs effets, sans même qu’il soit toujours possible de démêler les causes des effets. Sont-ce les cessations d’activités qui viennent d’abord et entraînent le retrait des services localement offerts, où est-ce le retrait et la fermeture des services publics dans leurs déclinaisons locales (postes, gares et liaisons ferroviaires, écoles, crèches, maternités…) qui conduisent à la cessation et à la fermetures d’activités commerciales, agricoles et industrielles et, par suite, à la migration des populations?

Si l’écheveau des causes et des effets est souvent indémêlable, le fait de la coexistence de la désertification et de la fermeture des services publics est lui patent, plaçant les citoyen·ne·s qui n’ont pas déserté devant des situations inédites et souvent tragiques. Dès lors, dans nombre de cas, l’initiative citoyenne, qui prend souvent la forme de la constitution de communs pour pallier, plus ou moins complètement, les fermetures constatées, est une des solutions explorées, ce qui explique pour partie la floraison des communs de territoires, à laquelle on assiste.

Défaillance, incomplétude inadaptation des services publics existants et/ou maintenus

Lors même que les services publics sont « maintenus », il est fréquent que, conçus dans un autre temps et pour d’autres besoins que ceux qui s’expriment aujourd’hui, ils ne soient pas ou plus en état de fournir les services dont les personnes et familles ont besoin.

C’est ainsi par exemple que ce qui existe de maisons de retraite ou plus généralement d’aide aux personnes âgées est aujourd’hui notoirement insuffisant et inadapté. C’est aussi le cas des services offerts pour l’assistance aux retraités isolés ou aux personnes dépendantes, handicapées ou fragilisées qui ne bénéficient plus, lorsqu’elle existe, que d’une offre de prise en charge lacunaire, sans rapport avec les besoins réels des personnes concernées. Un problème, notons-le, qui ne fera que s’aggraver avec le vieillissement accéléré de la population, alors que rien, à la hauteur suffisante, n’est envisagé du côté de l’offre publique. Et que l’offre privée (outre les très graves travers qui sont aujourd’hui mis en en lumière dans le cas des Ehpad[11] lucratifs par exemple) ne peut, au mieux, concerner que les classes les plus fortunées.

Dans un autre ordre d’idées, même la destruction accélérée de l’offre de nombre de services publics locaux – qui pour certains ne sont plus disponibles que sous forme numérique – a conduit à un process souvent violent d’éviction de nombre de bénéficiaires, incapables d’accéder aux services proposés désormais sous cette forme numérique exclusive. La tentative souvent dérisoire de rassembler cette nouvelle offre dans un même lieu (sous le nom des « Maisons France Services ») est bien plus l’indication de la reconnaissance d’un problème devenu majeur, que la solution qu’elle prétend être.

En matière de santé, le choix fait après-guerre de combiner offre publique et médecine libérale[12], produit aujourd’hui des effets catastrophiques avec la cessation massive d’activité non remplacée des médecins libéraux en zone rurale, donnant naissance à une compétition désespérée entre territoires pour attirer des médecins « libéraux » pour lesquels la localisation en zone rurale n’est définitivement plus une option. Au cœur même des grandes villes, les initiatives de « santé communautaire » (cf. le chapitre 3 de Dominique Acker dans cet ouvrage) attestent de l’immense besoin non satisfait et des voies novatrices qui peuvent être suivies pour combler les manques qui, dans ce domaine, sont criants.

On pourrait ainsi multiplier les illustrations. Toutes délivrent le même message. Dans des cas innombrables et croissants, le service public, même lorsqu’il est maintenu dans son principe, est le plus souvent défaillant, incomplet et est, dans de nombreux cas, devenu inadapté aux besoins locaux. Toutes situations qui ouvrent à l’initiative citoyenne, souvent avec l’aide ou l’appui des collectivités locales, des espaces et des opportunités de déploiement démultipliés.

Nouveaux besoins non couverts par le service public

C’est qu’au-delà des services de proximité qui se développent pour répondre aux défaillances des services publics classiques, il faut noter qu’avec la prégnance de plus en plus affirmée de la crise écologique qui marque chaque jour plus profondément les territoires (sécheresses ou inondations, feux de forêts, épuisement accéléré des nappes phréatiques, décharges et déchets que les recycleries ne peuvent plus absorber et qui aboutissement dans des décharges « sauvages » qui polluent gravement des communautés entières…), des initiatives multiples s’affirment, avec pour vocation explicite de proposer des services de proximité d’un nouveau type.

Il ne s’agit plus d’assurer – comme par substitution – la fourniture des services publics indispensables à la vie locale mais défaillants tels que l’assistance aux personnes âgées, la santé, l’accès aux services numériques, au transport et à la mobilité… Les services de proximité d’un genre nouveau que nous visons ici, ont ceci de particulier qu’ils s’efforcent de « prendre soin » du territoire et/ou de la communauté qui l’habite en s’efforçant d’anticiper la survenue d’accidents ou de problèmes. Il s’agit alors de s’engager dans des activités visant à protéger l’environnement et les écosystèmes dans lesquels sont installées les communautés locales tout en assurant le maintien des fonctions de base essentielles à la vie des communautés. Citons en exemple les « maisons de l’alimentation »[13], les cultures d’agriculture « biologique », ou encore les installations d’énergie verte (éoliennes partagées, énergie venue des déchets non utilisés de la biomasse…)[14].

Dans tous ces cas, ce que l’on voit émerger ici, ce ne sont plus seulement des initiatives visant à pallier les défauts de l’offre de services publics devenus inadaptés et défaillants, ce sont des services d’un nouveau type, appelés par la nécessité de faire face à la crise écologique et sociale et d’en prévenir ou modérer des effets… Les communs ici tracent les chemins du futur.

*

Que ces services d’un nouveau type offerts sur les territoires continuent de se développer comme « communs » ou qu’ils soient relayés par des offres de nouveaux services publics – ou encore qu’ils perdurent comme « communs » mais associés à de nouveaux déploiements des services publics existants – est une question ouverte, sur laquelle il n’est pas aujourd’hui possible de trancher.

La suite dira dans quelle mesure la puissance publique mobilisée comme « tiers contributrice » se montrera capable (ou non) d’apporter aux nouveaux communs les ressources complémentaires (financières comme non financières), nécessaires à leur existence et à leur pérennisation[15].

Mais d’ores et déjà il est essentiel de noter que, dans nombre de cas, la floraison des communs de services de proximité à laquelle on assiste, ne constitue pas une simple « réponse » à des situations de défaillances. À leur manière, c’est bien sur l’avenir que nombre de nouveaux services de proximité ouvrent.

Pionniers, ils indiquent vers où et comment l’avenir se construit.

Bibliographie

Bizouarn, Philippe. 2023. Santé publique, bien commun. éd. Maisonneuve Laroche/Hémisphère.

Cornu, Marie, Orsi, Fabienne, Rochfeld, Judith. 2022. Dictionnaire des biens communs, éd. PUF.

Coriat, Benjamin. 2022. « Communs et coopératives. Tensions, complémentarités, convergences ». Entretien avec Maryline Filippi. RECMA, 2022/2 (n° 364).

Coriat, Benjamin. 2020. La pandémie, L’anthropocène et le bien commun, éd. Liens qui Libèrent.

Esplugas-Labatut, Philippe. 2018. Le service public, Dalloz, 5e éd.

Grimaldi, André. 2009. L’hôpital malade de la rentabilité, éd. Fayard.

Orsi, Fabienne (coord). 2022. Soigner, éd. C&F.

Ostrom, Elinor. 1990. Governing the commons. The evolution of institutions for collective actions. Cambridge University Press.


  1. Dans ce texte et sauf indication contraire, nous utilisons les notions de communs de proximité et de communs de service de proximité comme des équivalents. Le motif en sera explicité plus bas.
  2. Dès la section 1 de ce chapitre, cette notion sera caractérisée.
  3. https://www.toupie.org/Dictionnaire/Service_public.htm
  4. Ainsi par exemple dans le chapitre 4 par Daniela Ciaffi et al. qui représente un cas limite, l’école sitôt qu’elle héberge un commun, cesse de fonctionner et d’être gérée comme un service public, pour devenir un simple lieu physique d’hébergement.
  5. Ce point est développé plus complètement dans la conclusion de cet ouvrage. Rappelons ici seulement que les coopératives (qui sont la figure emblématique l’ESS) nées avec l’industrialisme ont pour objet essentiel le bien-être de leurs membres à une époque où le capitalisme peu ou pas régulé possédait des dimensions prédatrices spécialement fortes.
  6. Il va de soi cependant que certains types de communs qui supposent la mobilisation de compétences particulières qui ne peuvent être acquises sans un apprentissage long et particulier, ne peuvent « s’ouvrir » pour ce qui est des initiateurs et concepteurs de l’offre partagée, sans que des conditions appropriées soient réunies.
  7. Cette proposition de Hardin selon laquelle il y aurait « une tragédie des communs » est aussi fameuse qu’absurde. Le propre d’un commun est qu’il est gouverné, précisément pour éviter sa prédation. Ainsi s’il peut y avoir une tragédie des ressources en accès ouvert et non gouvernées, il ne peut en aucun cas y avoir de tragédie des communs. Ce point a été rappelé de nombreux auteur·ice·s et en particulier par Ostrom elle-même dans son ouvrage de 1990.
  8. Voir les 7 principes de l’Association Internationale des coopératives.
  9. Sur les complémentarités, les tensions et les différences entre coopératives et communs, cf. Coriat (2022).
  10. Ainsi, c’est par simple décision administrative et au nom du principe d’« adaptabilité » (qui constitue l’un des piliers du service public) qu’en matière de santé publique sont supprimés des maternités, des services ou des lits dans les hôpitaux... La relation d’autorité s’exerce ici, sans que rien, sur le plan légal, ne puisse lui être opposé. Sur les bases et fondements de la notion de service public et les critiques auxquelles sa mise en œuvre peut donner lieu, cf. l’ouvrage de Esplugas-Labatut (2018) ainsi que notre essai, Coriat (2020).
  11. Ehpad : établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes.
  12. Voir A. Grimaldi (2019). Plus généralement sur la crise du système de santé public en France, voir F. Orsi (coord.) Soigner (2022), ainsi que le formidable témoignage publié par Philippe Bizouarn (2023).
  13. Voir l’expérience précisément rapportée par Julie Lequin (chapitre 1), et plus généralement les questions relatives à l’alimentation qui, à partir de ce cas, sont mises en avant.
  14. Notons-le aussi, certaines de ces initiatives quoique solidement implantées dans les territoires et qui contribuent largement à leur identité, ne sont pas développées qu’en zones rurales. Nombre d’entre elles fleurissent dans les villes ou les zones urbaines ou suburbaines. Ainsi, par exemple, des fablabs fournissent des services multiples aux habitant·e·s des lieux où ils sont implantés (cf. le chapitre 2 de cet ouvrage) ou des friches industrielles urbaines, occupées par des communautés d’artistes et d’artisan·e·s à partir desquelles une variété de services sont offerts en propriété aux populations riveraines.
  15. Ces questions, compte tenu de leur complexité, ne peuvent être traitées ici. Une première série de réflexion sur ce sujet est cependant proposée dans Coriat (2020). Elle sera prolongée et précisée dans un texte ultérieur de l’auteur.

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