1 Transition nourricière pour un commun alimentaire? Réflexions à partir du cas de l’expérience du Pays Foyen
Julie Lequin
Le Pays Foyen, un territoire en marge(s)
En Pays Foyen (Figure 1), le taux de pauvreté[1] atteint 22,5% (chiffres INSEE 2019), alors que les taux départemental et régional sont respectivement de 12,5% et 13,4%, chiffre avoisinant les 30% pour les ménages dont le référent fiscal a moins de 40 ans. Ceci en fait un des territoires, avec la commune de Sainte-Foy-la-Grande, les plus pauvres de la Nouvelle-Aquitaine (dont le taux de pauvreté est de 46%). En effet, à la frontière de la Gironde et de la Dordogne, la zone la plus touchée par la pauvreté concerne un arc de cercle, partant du Libournais et passant notamment par le Pays Foyen, pour arriver au Castillonnais (Delaporte, 2018). Sur le territoire, si l’activité agricole y est importante (viticulture, arboriculture et cultures céréalières), les emplois saisonniers et peu rémunérés restent nombreux.
Dans ce contexte, depuis juin 2014 le quartier « Bourg » comptant 2 206 habitant·e·s, situé sur les communes de Sainte-Foy-La-Grande et de Pineuilh a été inscrit en « territoire prioritaire de la politique de la ville »[2]. Ainsi, le Pays Foyen est marqué par des enjeux de lutte contre la précarité sociale et économique qui sous-tendent bien souvent des enjeux de précarité alimentaire.
Le Pays Foyen est traversé par un ensemble de dynamiques créant des formes de marginalités (Depraz, 2017), au sens premier d’état d’isolement mais aussi, et, avant tout, « un espace intermédiaire, avec ses dynamiques propres », ce qui peut aussi en faire un espace de liberté et d’innovation par rapport à la norme.
Au sein du Pays Foyen, ces marges prennent différentes formes :
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économique et démographique : l’activité économique a peu à peu ralenti (désindustrialisation, fermetures d’établissements, artisanaux et commerciaux, etc.) avec un taux de chômage élevé (Insee, 2011); l’aire d’appellation viticole isole le Pays Foyen des communes voisines (Crenn et al., 2005), les emplois saisonniers et peu rémunérés restent nombreux faisant qu’une grande partie des familles vivant de l’agriculture ont des ressources fluctuantes et modestes; en outre, l’exode urbain de nombreux ménages modestes des villes aux alentours est une réalité qui amplifie la pauvreté dans ces espaces ruraux. Du point de vue de l’offre alimentaire, le Pays Foyen a une tradition agricole importante mais pas nécessairement très diversifiée, car elle est avant tout tournée vers la viticulture, proposant des conditions de travail parfois précaires;
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spatiale et administrative : le Pays Foyen apparaît comme un « appendice » des territoires auxquels il appartient. Il est localisé à l’extrême Est du Département de la Gironde ou encore du Pôle Métropolitain d’Équilibre Territorial[3] du Grand Libournais. Par rapport aux territoires à son Ouest, le Pays Foyen marque la porte d’entrée de la Dordogne et du Périgord, tout en n’y appartenant pas. De fait, le territoire est à la fois éloigné des centres de pouvoir, et donc potentiellement des subventions publiques, tout en se retrouvant à la croisée et à la périphérie de plusieurs aires d’influence. Concernant les politiques alimentaires, le Pays Foyen est rattaché de fait au Projet Alimentaire Territorial du PETR du Grand Libournais auquel les structures institutionnelles et associatives du Pays Foyen prennent part;
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sociale : le territoire s’est construit en partie à partir de dynamiques de lutte sociale, qui parfois contribuent à créer des formes de concurrence entre les structures de ce territoire, et notamment celles de l’action sociale et de la solidarité alimentaire. On peut citer l’histoire de la création d’un espace de vie sociale[4], Cœur de Bastide. En effet, à la suite d’une étude de préfiguration de la création d’un centre social, menée en 2013 sous l’impulsion de la Caisse d’Allocation Familiale, le diagnostic constate un manque d’équipements favorables à la consolidation du lien social, mais à cette période, la municipalité et la communauté de communes s’opposent à cette création. C’est ainsi qu’une vingtaine de personnes se regroupent et forment une Société Coopérative Immobilière La Citoyenne en 2015. Elle acquiert un bâtiment, pour le « mettre à disposition d’un renouveau d’une dynamique sociale et économique ». Il est le lieu d’implantation de l’association Cœur de Bastide. Le 1er juin 2017, le lieu est labellisé « Maison des associations du Pays Foyen ». Toutefois, en 2019, la communauté de communes entreprend de créer son propre espace de vie sociale, rattaché au Centre Communal d’Action Sociale : un centre socio-culturel (le Projet Initiatives Animation Foyenne, le PIAF). C’est ainsi que lors de sa création, le PIAF a rencontré certaines difficultés à créer des partenariats avec certaines communes qui ne souhaitaient pas participer au projet, liées à « des résistances partisanes ».
Ainsi, au sein du Pays Foyen, la convergence de ces trois types de marges territoriales explique en partie les injustices alimentaires. Si la transition alimentaire, au sens du processus par lequel une société modifie sa manière de produire et de consommer des aliments (Géoconfluences, 2023), nécessiterait que les personnes, particulièrement les plus vulnérables, puissent, en toute conscience, être maîtresses de leurs choix alimentaires, l’existence de ces injustices territoriales montre que tout le monde n’est pas égal vis-à-vis de cette prise de décision.
Fort de ce constat, un autre collectif d’habitant·e·s du Pays Foyen s’est réuni en 2015 autour du projet de réappropriation de leur alimentation de manière à proposer des solutions alternatives au système agro-alimentaire industriel. De son point de vue, la construction d’un bien-vivre alimentaire est un travail de fond pour engager une transition pérenne combinant un rapport hédonique à la nourriture et une conscientisation des impacts de ses choix sur la santé et l’environnement. Le collectif s’intéresse au développement d’une cuisine nourricière de pratiques simples et efficaces, proches des sociabilités alimentaires (Orliange, 2016), c’est-à-dire adaptées au contexte et aux enjeux du quotidien et qui favorisent une transition alimentaire positive, respectueuse des enjeux sociétaux et environnementaux. Bien que ne s’inscrivant pas explicitement dans le courant de la justice alimentaire[5], le collectif souhaite concourir à l’instauration, sur son territoire, de cette dernière.
En lien avec les habitant·e·s du Pays Foyen, se dessine alors le projet de construire une forme de commun alimentaire qui serait un « bouquet de services » de proximité en lien avec l’alimentation : transformation, stockage, conditionnement, consommation, éducation alimentaire, etc. S’inscrivant dans la configuration d’un tiers-lieu, dans le sens d’un ensemble d’espaces diffus sur le territoire animé par une communauté autour d’un intérêt commun, ce projet peine toutefois à se concrétiser avec toutes les ramifications qu’il envisage. Pourquoi, sur un territoire en marges, au sein duquel les projets de transition alimentaire ne sont que peu nombreux, un tel projet n’arrive-t-il pas à se consolider?
Dans cet article, je souhaite illustrer, au travers de la trajectoire de construction de l’association Les Râteleurs, œuvrant pour une justice alimentaire, les dynamiques à l’œuvre dans un territoire en marge et les difficultés rencontrées pour créer un commun.
Pour cela, je propose une analyse rétrospective de la constitution et du développement de l’association : de son intention initiale, orientée au plus proche des besoins des habitant·e·s, aux difficultés de « faire atterrir » socialement et spatialement son projet.
Une intention : la mise en place d’un ensemble de services autour de l’alimentation
L’idée de départ d’un collectif restreint : répondre aux enjeux de justice alimentaire en associant les acteurs et actrices du territoire
Le projet des Râteleurs émerge en 2015 de l’association du collectif d’habitant·e·s évoqué ci-avant et de leur désir d’œuvrer sur le territoire du Pays Foyen autour des enjeux de souveraineté alimentaire – d’où le nom de la structure issu de la paysannerie d’antan « les râteleurs », celles et ceux qui ratissent, qui rassemblent les récoltes – en lien avec la situation socio-économique difficile de ses habitant·e·s. Rapidement, vient l’idée de créer un « tiers-lieu culinaire ou nourricier »[6] qui associerait les habitant·e·s en situation précaire, les petit·e·s producteur·ice·s et les cuisines des collectivités. En outre, le souhait est aussi d’accompagner les habitant·e·s en proposant des activités de formation et d’animation socio-culturelle. Ainsi, l’association Les Râteleurs a pour « but de promouvoir la souveraineté alimentaire des territoires et de développer des activités scientifiques, économiques, techniques, pédagogiques, et de formation, liées à celle-ci »[7]. Un conseil d’administration se forme, composé de 3 salarié·e·s d’une structure localisée sur le territoire du Pays Foyen, le bureau d’études SaluTerre, dont les Râteleurs deviennent l’opérateur de terrain sur la question alimentaire de ce territoire.
À la suite de la création de l’association en 2015, Les Râteleurs, grâce au programme « Vendanges d’idées » de la Fondation de France, embauchent une coordinatrice en septembre 2016, déjà présente en tant que bénévole à l’émergence du projet. Elle signe un contrat à durée indéterminée en CAE et travaille 20 heures par semaine. Elle entreprend notamment de formaliser une note d’intention du tiers-lieu nourricier, permettant de « travailler le langage pour présenter le projet tiers-lieu nourricier aux habitants »[8].
Aujourd’hui, la pratique de la transformation des produits alimentaires s’atténue que ce soit dans la sphère familiale et en cuisine collective, comme les restaurants. La part de la valeur ajoutée de la transformation revient principalement à l’industriel, de moins en moins à ceux qui cuisinent. Nous achetons de moins en moins de produits alimentaires bruts pour les transformer en plats cuisinés. Les raisons en sont multiples : le manque de temps, le manque de connaissances techniques, l’acculturation culinaire, le manque de connaissances des réseaux de distribution des producteurs locaux de produits bruts alimentaires, mais aussi le manque d’espaces et de moyens pour transformer. Il semble donc pertinent de recréer des espaces de production alimentaire à l’échelle d’une économie domestique, espaces pratiques, intégrés à l’habitat et support d’éducation populaire à la consommation responsable. Ils pourraient être décrits comme des « tiers lieux culinaire »[9].
En miroir de ces enjeux, le constat est fait que sur le territoire, des infrastructures publiques existent (exemple : cantines scolaires) dont les équipements sont modernes et performants tout en étant sous-utilisés, pendant les vacances scolaires par exemple.
L’association Les Râteleurs agit sur son territoire ainsi que sur d’autres (au travers de son réseau professionnel), concrètement via l’organisation de formations à la permaculture et à la cuisine nourricière.
En outre, un comité opérationnel est mis en place, en décembre 2016, avec les partenaires institutionnels (Préfecture de Gironde, Conseil départemental de la Gironde, Région Nouvelle Aquitaine, Communauté de Communes du Pays Foyen, Commune de Sainte-Foy-la-Grande) et associatifs (Cœur de Bastide, l’épicerie sociale La Croûte de Pain, les Restos du Cœur, le Conseil Citoyen, l’Entraide Protestante, etc.).
Un processus de construction du projet envisagé pour inclure et faire avec les habitant·e·s
Dès le départ, le constat est fait qu’il est nécessaire de compléter la réflexion du groupe fondateur par un diagnostic de territoire, ce temps ayant pour objectif de porter le début de l’action du tiers-lieu. Ainsi, alors que des négociations sont entreprises pour créer des partenariats avec les établissements publics du territoire (notamment le collège du Pays Foyen), une préfiguration de mobilisation commence, constituée d’un porte-à-porte pendant trois jours par quatre personnes des Râteleurs auprès de tous les foyers de Ste Foy (à l’exception d’un quartier peu habité). Il permet de recueillir les désirs et les représentations des habitant·e·s en matière de cuisine domestique mais aussi de repérer les usages et les réseaux de solidarité dans la ville. Cette mobilisation a aussi pour objectif d’inviter à des animations de cuisine de rue en centre-ville, permettant « une première approche de la population » :
Il s’agit de rendre la demande potentielle de tiers-lieux culinaires lisibles au point de vue qualitatif et quantitatif, et entamer le processus d’implication des habitants. Il est nécessaire de construire la demande pour produire une offre pertinente. On a rarement à faire à une demande spontanée et claire, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de besoins. La difficulté est de construire et traduire la demande sans la trahir[10].
Sur les 673 logements visités, 112 personnes se disent intéressées par l’idée et 55 personnes donnent leur numéro de téléphone ou leur mail pour être contactées pour la suite. Trois cuisines de rue ont lieu sur trois espaces différents dans des quartiers de la bastide et, réunissent une soixantaine de personnes en tout :
Nous avons posé des légumes sur des tables et proposé aux habitants de les éplucher et de préparer une soupe dans un chaudron. Pendant la cuisson nous échangeons ensemble sur les pratiques culturelles, régionales ou familiales… l’atelier se termine par la dégustation de la soupe[11].
De ce travail, il ressort l’expression de plusieurs besoins :
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pouvoir acheter des aliments de qualité;
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être en capacité de « faire par soi-même » (jardinage, préparation de conserves…) et de disposer de lieux adaptés pour le faire;
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être plus informé·e·s sur les enjeux liés à l’alimentation.
Par la suite, des temps de concertations sont mis en place pour travailler le projet avec les habitant·e·s. Ainsi, la première concertation en avril 2017 permet de traduire l’expression des besoins et des désirs d’une douzaine de personnes présentes en projets concrets à créer : celui d’un jardin à Sainte-Foy-la-Grande; celui d’ateliers pour apprendre des techniques culinaires et cuisiner en grande quantité; celui de transmettre aux autres, d’échanger des bons plans, des recettes, etc.; celui d’un groupement d’achat collectif; celui de participer collectivement à des manifestions locales (fêtes des voisins, etc.).
La construction du tiers-lieu nourricier (TLN) en maillant les espaces, les actions et les structures
Ainsi, le « tiers-lieu nourricier est un projet pour faciliter la cuisine de tous les jours, destiné aux habitant·e·s du Pays Foyen désirant partager, échanger leur savoir-faire culinaire, améliorer et accéder à des produits frais de saison et locaux »[12] (Figure 2). Il serait l’outil territorial permettant de consolider l’économie domestique :
le tiers-lieu nourricier se définit comme des services, des outils et des lieux, tout à la fois pour pratiquer une cuisine nourricière et durable sur le territoire. Il est fait par et pour des individus, des groupes ou des structures qui en sont les usagers[13].
Cette proposition est alors d’autant plus intéressante qu’elle permet d’aborder, dans l’espace public, les dimensions sociales de l’alimentation qui ne sont traitées principalement que dans l’espace domestique, à l’inverse des dimensions techniques et commerciales de l’alimentation (Paturel et al., 2019).
Au printemps 2017, une première convention tripartite est rédigée puis signée entre le collège Elie Faure de Port-Sainte-Foy-et-Ponchapt, le Département de Gironde et Les Râteleurs, donnant accès aux équipements de la cuisine pédagogique du collège à l’association lors des périodes de vacances scolaires. « L’ouverture » de la cuisine de cet établissement public résulte d’un travail de négociation et d’articulation avec le service public et ses services détachés qui a duré près de neuf mois notamment pour lever les principaux obstacles à l’accessibilité comme le besoin de préserver la tranquillité des habitants des logements de fonction à proximité. La présence de personnes dans l’enceinte du collège exigea la présence d’un responsable ou encore l’impossibilité de donner le code de l’alarme à des personnes extérieures. Les collèges étant la compétence du Département, ce dernier est partie prenante des discussions, représenté par la conseillère départementale de la circonscription qui s’implique fortement.
Ainsi, une convention de mise à disposition de l’équipement, donc d’usage, est mise en place sur la base des périodes de vacances scolaires soit 12 jours de mise à disposition de la cuisine jusqu’à la rentrée scolaire de septembre 2017.
En 2018, l’association développe ainsi de nouvelles activités pour intégrer les besoins des habitant·e·s : actions de formations autour du bien-vivre alimentaire et des cuisines nourricières, conférences (autour du glanage notamment), activités de glanage, de cueillette, lecture d’étiquettes en supermarché, visite de jardin et accompagnement à l’émergence d’un jardin potager. Un Groupement d’Achat Biologique (GAB) est expérimenté, autant par la mise en place d’un circuit court organisé dans un garage de Sainte-Foy-la-Grande, que par le site cagette.net, permettant de réaliser des achats groupés de produits locaux.
En outre, de nouveaux partenariats sont mis en place : la Maison Départementale des Solidarités (MDS), les collectivités territoriales dont le Département de Gironde, la Permanence d’Accès aux Soins de Santé (PASS) du Centre Hospitalier de Sainte-Foy-la-Grande, la Croûte de Pain (autour des ateliers cuisine), l’Union Syndicats Traitement Ordures Ménagères (USTOM) et le bailleur Claisienne autour du projet de jardin. En outre, deux événements marquent une première reconnaissance du travail engagé, en plus des soutiens financiers : la Fondation de France Sud-Ouest décerne Les Lauriers 2018 aux actions des Râteleurs, et ceux-ci participent au film « Ici et maintenant la Gironde s’invente », outil de présentations des actions phares soutenues par le Département de la Gironde. Ce sont autant d’activités non pas, a priori, toujours pensées comme structurant physiquement ou spatialement le tiers-lieu nourricier (TLN) mais donnant sa légitimité à l’association Les Râteleurs pour mener à bien son futur projet de TLN.
Ainsi, avec le développement de ces activités, se consolide l’idée de systématiser la mise en place de conventions avec les collectivités territoriales, pour que les familles, en passant par l’association, puissent avoir accès à ces espaces de transformation. Le projet du TLN repose aussi sur le fait de créer des partenariats avec d’autres futures infrastructures repérées sur le territoire : le lycée de Sainte-Foy-la-Grande, l’ancien lycée Broca, l’ancienne cantine de Saint-Antoine-de-Breuilh, le laboratoire de transformation d’une ferme, des anciens restaurants, etc. Par la suite, d’autres conventions seront signées : en octobre 2019 avec la commune de Margueron (école primaire, cuisine du centre de vacances et de la salle des fêtes) en conventionnement avec la Mairie ou encore avec la commune de Pellegrue et la cuisine de sa résidence personnes âgées, où la convention permet d’accéder à la cuisine tous les jours de la semaine.
L’émergence de l’idée d’un lieu physique commun et centralisateur
En janvier 2018, le comité opérationnel (créé en 2016 par Les Râteleurs), est amené à travailler sur la question suivante : « selon vous, que faire sur le Pays Foyen pour mettre en œuvre l’idée d’une alimentation durable pour tous? ». Cette question révèle le besoin de favoriser les synergies entre les acteurs (collectivités, MDS, PASS, associations, etc.), de mutualiser des espaces de conditionnement, de cuisine, de stockage alimentaire, des salles de formation, des jardins, de croiser les publics et de sensibiliser les jeunes et les enfants. Mais aussi, pour la première fois, émerge, au sein des Râteleurs et de leurs partenaires, l’idée de construire une « Maison de l’Alimentation », c’est-à-dire un lieu unique, complet, concentrant l’ensemble des services alimentaires et accessibles aux personnes vulnérables, en prenant en considération le frein important de la mobilité sur le territoire.
En effet, Les Râteleurs constatent que leurs actions sont diffuses sur le territoire au gré des habitats et des équipements mis à disposition du tiers-lieu nourricier. Ces derniers ne sont accessibles qu’à des périodes et des plages horaires ponctuelles et parfois pour des raisons symboliques, mais aussi géographiques, difficilement accessibles aux publics précaires. Le TLN limite en cela sa capacité d’agir et son pouvoir de transformation vers un système alimentaire durable. Une étape de consolidation du projet est alors visée, via l’obtention d’espaces accessibles librement par la population du pays foyen en cœur de ville. La Maison de l’Alimentation vient donc en complément des espaces diffus et facilement valorisables de cuisine, de transformation alimentaire ou d’autoproduction du tiers-lieu nourricier.
Pour Les Râteleurs et leurs partenaires, il s’agit de « passer d’une politique sectorielle de lieux à une politique de liens, fondée sur la gestion collective du territoire comme bien commun »[14], action basée sur les fondements du concept de « Biorégion urbaine » développée par Alberto Magnaghi (2014).
La Maison de l’Alimentation s’inscrit dans trois logiques de nécessité :
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celle d’un ancrage territorial du projet;
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celle d’un travail en partenariat avec les producteurs locaux et tous les acteurs du territoire liés à l’alimentation;
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celle de la création d’un pôle relais et ressource pour l’alimentation durable sur le Pays Foyen.
C’est à partir du deuxième semestre de l’année 2018 que le projet de Maison de l’Alimentation est présenté à l’ensemble des membres des Râteleurs et devient un projet à part entière, voire le projet structurant du tiers-lieu nourricier :
L’objectif est de mettre en place un système d’alimentation durable accessible pour tous sur le territoire foyen. Il s’agit de créer pour et avec les acteurs du territoire des espaces pour cuisiner, transformer, cultiver, former… de mutualiser des outils, des moyens, des espaces ouverts au public. Ce projet consolidera et pérennisera les actions actuelles et développera d’autres activités économiques et solidaires comme un chantier d’insertion autour de l’alimentation. Nous avons pris des contacts avec l’exécutif du Département qui nous a donné le feu vert pour travailler sur ces axes. Un comité opérationnel avec les élus, les institutionnels et des associations aura lieu mi-octobre[15].
En plus du comité opérationnel, des groupes de travail sont créés, dont un portant sur le développement de la Maison de l’Alimentation (les autres portent sur les ateliers cuisine au collège, les ateliers cuisine de rue, les groupements d’approvisionnements, les conférences et débats, l’école de glanage) et des réflexions sont menées avec les partenaires :
Pour vous, habitant, collectivité, association, quelles actions et quels services seraient pertinents au sein de la Maison de l’Alimentation en Pays Foyen? Comment?
Petit à petit se dessine la Maison de l’Alimentation, portée par les Râteleurs, comme un lieu vitrine multifonctionnel disposant de services à l’alimentation. Elle est destinée à consolider l’économie domestique, avec par exemple un espace d’autoproduction, de potagers collectifs et de glanage; un espace de stockage et de consignes alimentaires; un espace de restauration ouverte et partagée.
Depuis 2019, des difficultés de « faire atterrir » socialement et spatialement le projet
Si cette première période de développement de l’association, de 2015 à 2018, fait émerger un ensemble d’actions sur le territoire s’appuyant sur des partenariats institutionnels ou associatifs, la deuxième période, de 2019 à nos jours, que je vais développer dans cette troisième partie, illustre des difficultés à mener à bien le projet de tiers-lieu nourricier dans son état consolidé, c’est-à-dire comprenant la Maison de l’Alimentation en tant que commun de service de proximité. Il va sans dire que la période de crise sanitaire du Covid-19 a freiné fortement l’action des Râteleurs (liées aux interdictions de se réunir), pendant plus d’un an et a contribué à la difficulté de rendre tangible le projet.
Nous verrons ici que le manque d’un lieu physique pour ancrer le commun alimentaire a freiné le déploiement du projet de Maison de l’Alimentation et dans quelle mesure ceci a conduit à des ajustements organisationnels pour maintenir le projet de commun.
Les difficultés à construire un lieu physique comme ressource du commun
Dès le début de l’année 2019, l’objectif est d’ancrer le projet physiquement sur le territoire, en écho au tiers-lieu nourricier qui représente, pour l’instant, un ensemble de lieux physiques qui ne sont pas toujours visibles, ni accessibles ni utilisés par toutes et tous. Ceci suppose d’entreprendre des démarches de recherche d’un lieu à louer ou à acheter, qui devient une des préoccupations principales :
Il manque aussi un bâtiment, un lieu vitrine sur Sainte-Foy. Une demande officielle a été faite au vice-président de la Communauté de Communes, et au Département[16];
Le projet ne peut exister que s’il y a un lieu, mais le lieu ne peut exister que s’il y a un projet[17];
Nous sommes toujours en recherche d’un lieu vitrine sur Sainte-Foy-La-Grande car nous ne sommes pas assez visibles sur le territoire[18].
Plusieurs pistes émergent et de nombreux sites sont visités. Certains sites ne correspondent pas au cahier des charges (lieu devant disposer d’une cuisine fonctionnelle ou à réhabiliter; position géographique stratégique sur le territoire permettant un accès facilité pour les habitants de Sainte-Foy-la-Grande via de la mobilité douce, une accessibilité facilitée pour la logistique et l’accueil, etc.). Pour les autres sites, malgré l’appui des collectivités (Département et Commune de Sainte-Foy-la-Grande) dans la recherche du lieu, une difficulté persiste pour finaliser l’acquisition. On peut questionner ici la tension politique entre favoriser l’implantation d’un projet à finalité sociale en centre-ville tout en ayant la crainte que cela conduise à une dévaluation de l’hyper centre. En effet, on observe à Sainte-Foy-la-Grande que peu des espaces sociaux et solidaires, comme les structures de l’aide alimentaire, se situent en cœur de ville et donc dans des lieux visibles et « pratiqués », à l’exception de Cœur de Bastide, mais qui n’émerge pas d’une initiative politique.
Par la suite, Les Râteleurs choisissent de mener leurs propres recherches. C’est l’entame d’un travail très chronophage sur la recherche d’un lieu qui, pour l’instant, n’aboutit pas.
Si nous revenons en arrière, plusieurs éléments pouvant être considérés comme des signaux faibles, mettent en évidence des dynamiques propres à la question du foncier et de l’occupation de l’espace, en plus d’un possible manque d’offre dans le marché immobilier.
Dans le cadre de la recherche d’un lieu et sur la base de discussions avec l’association Vers un Réseau d’Achat en Commun (VRAC, implantée à Bordeaux mais qui projette une implantation à Sainte-Foy-la-Grande), émerge, au début de l’année 2019, l’idée d’un partenariat avec deux bailleurs sociaux (Mésolia et Clairsienne) entre le projet des Râteleurs, le projet de VRAC, et un projet au service des bénéficiaires des bailleurs. Ainsi, les deux bailleurs se mettent à la recherche d’un local, qu’ils trouvent un peu moins d’un an après. Les conventions seront en cours d’élaboration, sur la base d’une mise à disposition gratuite aux deux associations, mais la Préfecture s’y oppose. La Préfecture a estimé avoir un droit de regard sur la mise à disposition gratuite, dès lors qu’un des bailleurs est exonéré de taxes; la Préfecture entend favoriser plutôt l’épicerie sociale que des structures spécifiques, comme Les Râteleurs et VRAC. Il est donc demandé, par l’État ou ses services délégués à la politique de la Ville, au bailleur de réorienter cette « dépense » vers d’autres projets.
En outre, de l’existence de ce lieu dépend le développement de l’activité et donc l’obtention de financement de l’association. En effet, le projet de tiers-lieu nourricier, puis de la MSAD, nécessite des subventions publiques et des fonds privés. Les trois premières années, le soutien financier public et privé est, selon l’association, à la hauteur pour lui donner des moyens d’agir : Département de la Gironde, Région Nouvelle-Aquitaine, Direction Régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement (DREAL), l’État via la Politique de la Ville, Agence Régionale de Santé, Fonds de développement de la vie associative (FDVA), Fondation Carasso et Fondation de France. Cet argent provenant de fonds publics ou privés vient appuyer le programme d’intervention des Râteleurs (formations, conférences, animations de terrain, etc.).
Mais, cette recherche de financement à laquelle est soumise Les Râteleurs rencontre aussi des difficultés pour se pérenniser dans le temps. Au fur et à mesure, ces financements s’amenuisent; c’est à la fois une conséquence de l’incapacité à ancrer et pérenniser l’activité des Râteleurs en un lieu physique et une cause d’un manque de moyens généralisés permettant de faire perdurer l’action, en termes de ressources humaines et matérielles. La campagne de financement spécifique au contrat de ville du quartier Bourg de Sainte-Foy-La-Grande et Pineuilh, permettant des demandes de subventions pour les associations nationales travaillant dans les quartiers prioritaires de la Politique de la Ville, rapportera ainsi « seulement » 3 000 euros aux Râteleurs en 2021.
On observe ici un manque de soutien de la part d’une partie des structures de l’action publique, tant sur le plan pratique que financier, lié à un manque de reconnaissance de la valeur de l’activité déjà créée. De fait, la difficulté de trouver un espace renforce la difficulté à « faire atterrir » le projet. On se retrouve ici dans une injonction paradoxale : le(s) lieu(x) sont une conditionnalité à la reconnaissance du projet, mais sa mise à disposition ne peut se faire que par un processus de reconnaissance de la valeur de l’activité déjà créée. Dans ce cas, le lieu apparaît aussi comme un instrument de capture, notamment nous le verrons, au service d’un projet politique territorial.
Des ajustements organisationnels, dans l’attente d’un lieu, pour maintenir le projet de commun entre coopérations et concurrences : d’un commun de service de proximité vers un commun de développement territorial?
Il faut trouver un lieu physique pour identifier la démarche, et permettre d’être lisibles, repérés mais aussi de fédérer[19]
Si, dès le début, le projet des Râteleurs a pour vocation de créer des liens entre les acteurs du territoire, cette vocation prend une part importante, voire devient un critère de sélection dans la recherche d’un lieu unique (la Maison de l’Alimentation). Les présentations du projet de la Maison de l’Alimentation intègrent désormais ces considérations (Figure 3).
Dès lors, le commun ne serait plus seulement au service de l’habitant mais aussi au service des structures sociales. Le bon développement du projet reposerait ainsi sur sa capacité à créer des partenariats au sein du territoire.
Dans cette perspective, les Râteleurs multiplient les réunions avec les partenaires institutionnels qui évoquent le fait de « ne pas oublier que l’idée est de porter un projet qui soit utilisable par plusieurs associations du pays foyen » ou encore « rappelle(nt) que la communauté de communes du Pays Foyen vient de voter la création d’un centre socio-culturel. Les locaux de la Maison des Services Publics doivent l’héberger à terme. [L’association Les Râteleurs] nous transmettra le cahier des charges du futur équipement pour voir s’il y a des possibilités de mutualiser des espaces avec le projet de la Maison de l’Alimentation »[20]. Par ailleurs, un travail de diagnostic et de mobilisation des acteurs est entrepris au travers de deux études faites lors de stages consécutifs[21]. Toutefois, l’expérience des Râteleurs montre qu’assez rapidement, les structures associatives, pour la plupart caritatives, qui sont invitées au comité opérationnel du projet soit n’y viennent pas soit s’impliquent de façon très distante. L’instance que représente le comité opérationnel, fait justement pour déclencher des synergies avec les collectivités locales, les institutions et les associations, est en réalité un outil assez nouveau sur le territoire.
Les Râteleurs commencent à incarner cette mise en travail de l’ensemble des structures territoriales aux yeux surtout des collectivités territoriales. Lors d’une rencontre de commission de la Maison de l’Alimentation (ex-comité opérationnel), un élément ressort par rapport à l’idée que Les Râteleurs n’auraient pas « assez travaillé l’ancrage territorial », dans le sens que la structure n’aurait pas fait assez fait de liens avec les autres associations du territoire. Plus précisément, il est dit que « la préfecture et la Communauté de communes du Pays Foyen souhaitent que ce projet VRAC soit discuté avec la Croûte de Pain et l’ensemble des acteurs associés à l’alimentation à Sainte-Foy »[22]. Ainsi, conscients de devoir faire leurs preuves, Les Râteleurs proposent alors d’organiser une rencontre entre tous les acteurs de l’alimentation et de redébattre du projet conjoint VRAC-Les Râteleurs, par la communauté de communes, en avril 2020. Malheureusement, les périodes de crise sanitaire et de confinements viennent stopper ces nouvelles perspectives.
En outre, ce travail de mise en réseau que tentent de mener Les Râteleurs fait face ou contribue parfois à des situations de mise en concurrence entre les acteurs. L’exemple de l’AAP France relance 2021 « alimentation locale et solidaire » en est le témoin. Dans le cadre du Plan de Relance, le ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation a décidé d’encourager les projets locaux permettant aux personnes modestes ou isolées d’accéder à une alimentation locale et de qualité. Cet appel à projets concerne « les initiatives locales de tous les acteurs de la société civile et de l’économie sociale et solidaire qui s’engagent à accroître l’accès à une alimentation saine, sûre, durable, de qualité et locale aux citoyens qui en sont éloignés ». Une enveloppe budgétaire de 420 000 € est disponible pour le département de la Gironde[23], les Râteleurs font une demande de 20 000 €. Finalement, le projet n’est pas sélectionné au regard des critères de sélection mentionnés dans l’AAP, le Département ayant voulu mettre l’accent sur le soutien aux épiceries sociales et/ou solidaires. Toutefois, la non-obtention de ce financement s’accompagne d’une justification supplémentaire, à savoir que « le Comité de sélection a jugé que le projet n’apparaissait pas adapté au contexte local où existent déjà des associations efficaces et qu’il n’était pas structurant »[24]. Ainsi, cette mise en opposition existe et persiste.
En effet, le contrat de ville du quartier Bourg (Préfecture de Gironde, 2015) signé le 10 juillet 2015, pour une durée de 5 ans par l’État, la Communauté de Communes du Pays Foyen, les villes de Sainte-Foy-la-Grande et Pineuilh et leurs partenaires, constitue le cadre de mise en œuvre de la politique de développements social et économique en faveur des habitant·e·s du quartier prioritaire. Ce contrat a pour objectif d’accroître la concentration et la coordination des moyens des cosignataires sur les publics les plus défavorisés et de contribuer à la cohérence d’interventions des institutions et associations en s’appuyant notamment sur la participation des habitant·e·s[25].
Dans le même temps, l’avenant au contrat de ville pour la période 2019-2022[26] précise bien, au sein du pilier « Cohésion sociale, Lutte contre la précarité et l’isolement » que « l’État et le Département, ainsi que le Conseil Citoyen, soutiennent et accompagnent fortement l’épicerie sociale la Croûte de Pain », avec aucune autre mention d’associations sur le territoire comme Les Râteleurs, Cœurs de Bastide, les associations caritatives.
Si le soutien d’un tel dispositif d’épicerie sociale paraît essentiel sur un territoire comme celui du Pays Foyen, son inconditionnalité ou du moins sa mise en visibilité au détriment peut-être des autres structures, crée a minima un processus de mise en concurrence des structures locales encouragée par ces dispositifs publics. Cette mise en concurrence financière est renforcée aussi par des divergences idéologiques et culturelles entre les différentes structures.
Ainsi, cela crée un courant contraire à l’optique initiale, du contrat de ville mais aussi de la Maison de l’Alimentation, d’articuler les différences initiatives portées par des enjeux communs alimentaires.
La Maison de l’Alimentation porte un projet qui ne s’appuie pas, ou plus uniquement, sur la création de partenariats avec les structures du territoire pour le bon fonctionnement du service de proximité, mais pour le bon fonctionnement de l’écosystème territorial. Elle ne se fonde pas, à tort, sur les coopérations à créer, c’est-à-dire les externalités que chacune des structures peut générer et internaliser dans le commun de service de proximité. Elle se concentre avant tout sur leur capacité à créer des collaborations entre elles, que le contexte socio-politique ne favorise pas et au sein duquel les dynamiques de coopérations restent peu ancrées, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de réelles habitudes de pratiques de travail en commun.
Parallèlement, cela déstabilise la communauté qui originellement était partiellement constituée d’habitant·e·s du Pays Foyen. D’autant que ces personnes s’inscrivent dans des dynamiques spatio-temporelles différentes de celles des structures institutionnelles. En effet, le constat est fait que travailler avec des personnes en situation de vulnérabilité suppose une porosité de la communauté :
Nous rencontrons aussi une difficulté pour que les personnes s’inscrivent dans les activités même quand celles-ci sont programmées par elles. Le collectif ne correspond pas à tous et certaines personnes intéressées et motivées ont du mal avec l’engagement et la concertation. Il y a un grand turn over, les personnes décrochent pour des raisons de santé, de changement de situation, ou bien ne donnent plus de nouvelles sans raisons connues[27].
L’attention, au sens du care, que nécessite l’intégration de ces personnes est de moins en moins facilitée, voire empêchée (Clot, 2015), au regard des attentes d’intégration des structures institutionnelles et associatives du territoire. C’est ainsi qu’on en vient à rendre invisible et à ne pas reconnaître le care comme activité qui comprend :
tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, en sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie. (Fisher et al., 1990)
Il en va de même pour le travail initié au démarrage du projet de recueil des besoins, de mise en confiance des personnes, notamment celles en situation de vulnérabilité.
Finalement, cela crée une forme de dissonance entre la ressource initialement identifiée sur laquelle voulait se construire la communauté – une alimentation saine en toute conscience – et la communauté actuelle qui évolue dans la pratique en fonction des attentes politiques.
De fait, la valeur additionnelle apportée par les Râteleurs n’est plus là où elle est attendue et la valeur réelle produite est donc non reconnue. En ajoutant le fait que la crise sanitaire a induit une mise à l’arrêt d’une grande partie des actions des Râteleurs (cuisine de rue, cuisine au collège, etc.), l’association se concentre sur le projet de développement de la Maison de l’Alimentation; la valeur réelle produite par les actions historiques des Râteleurs tend donc à diminuer.
Conclusion
Dans un territoire, rural, en marge(s), avec des situations de précarités socio-économique et alimentaire, l’institution d’un service de proximité prend tout son sens. Défini comme un « service répondant à des demandes individuelles ou collectives à partir d’une proximité qui peut être objective, c’est-à-dire liée à un ancrage sur un espace local, mais aussi subjective, c’est-à-dire renvoyant à la dimension relationnelle de la prestation » (Laville et al., 2006), il permet (de nouveau) de penser l’enjeu alimentaire par le prisme du service de proximité pour tendre vers une transition alimentaire juste. Cela implique la reconstitution de filières locales et donc la création de coopérations territoriales ainsi que la constitution d’espaces agroalimentaires « alternatifs » (Slocum et al., 2016), au sens de différents de ceux que le système actuel produit. Ceux-ci constituent la « ressource » du commun alimentaire. Ils sont en des lieux d’appropriation et de création d’un pouvoir d’agir. Cette recherche, comme le montre le cas des Râteleurs, rencontre encore de nombreux obstacles qu’il s’agit de lever.
Partant d’une initiative citoyenne souhaitant répondre aux enjeux de justice alimentaire s’appuyant sur un processus de concertation citoyenne originale (cuisine de rue), le projet de tiers-lieu nourricier s’est constitué au gré des alliances territoriales, spécifiquement construites en fonction des compétences des collectivités sollicitées : le Département pour créer une alliance avec le collège par exemple. De fait, est apparu un ensemble d’espaces « diffus » sur le territoire s’appuyant sur des structures locales et faisant émerger des actions en faveur d’une justice alimentaire. Mais cette quête de justice alimentaire reste incomplète : in fine, les plus vulnérables ne pratiquent pas ces lieux, pour des raisons d’accessibilité pratique, géographique ou socio-culturelle. De fait est née la volonté de créer un lieu centralisateur du commun en construction, dans l’idée d’être aussi le catalyseur de liens : passer par un lieu pour opérer une politique de changement, des lieux aux liens. Les nombreuses difficultés auxquelles se heurte cette recherche de lieu témoigne d’une difficulté plus globale à « faire atterrir » socialement le projet, dans le sens de créer des alliances pérennes. Celles-ci sont soumises notamment à des phénomènes de concurrence, malgré des ajustements organisationnels : les structures de la solidarité ainsi que les associations caritatives ne sont pas ou très peu « enrôlées » (Callon, 1986). Ces alliances apparaissent davantage au service d’un projet de développement (de l’écosystème) territorial que celui d’un commun en tant que service de proximité. Le projet des Râteleurs, cristallisé dans celui de la Maison de l’Alimentation, devient un projet de développement territorial et non plus un service de proximité. Pourtant les deux pourraient se nourrir (Torre, 2018).
L’exemple des Râteleurs illustre la difficulté de créer un commun alimentaire en conciliant un projet citoyen de reconquête de souveraineté alimentaire au plus proche des besoins habitant·e·s et un projet de regroupement et de mutualisation de services axés sur l’alimentation de la population fragilisée par des structures économiques et sociales (épicerie sociale, CCAS, etc.).
Aujourd’hui, Les Râteleurs entreprennent une logique détournée en faisant évoluer le cœur du projet de Maison de l’Alimentation pour pouvoir l’ancrer hors de la commune de Sainte-Foy-la-Grande : l’implantation d’un Atelier Chantier d’Insertion (ACI) en maraîchage dans une commune du Pays Foyen sur des terres agricoles. A noter que le projet d’ACI était déjà identifié comme une des composantes du projet de tiers-lieu nourricier dès 2018 (pour un démarrage au second semestre 2019). Passer par l’ACI suppose encore une nouvelle fois de recomposer la communauté du projet.
In fine, il s’agit d’une tension entre faire transition et faire commun. Faire transition suppose que les Râteleurs adoptent une certaine posture d’autonomie (Fabry, 2002) vis-à-vis des pouvoirs publics locaux pour affirmer des « changements radicaux ». Faire commun suppose d’adopter davantage une posture de communalisme[28] (ibid.). La trajectoire de développement des Râteleurs au regard des dynamiques territoriales les a plutôt conduits vers des postures d’autonomie, c’est-à-dire des relations et des échanges distanciés avec les pouvoirs publics locaux, au départ avant tout par conviction militante (habitudes de travail et expérience territoriale de l’espace de vie sociale) par la suite par incompréhension de la commande politique et par peur d’une ingérence politique. Mais de fait, cet espace de liberté dont ont disposé et disposent toujours Les Râteleurs ne crée pas d’espace de pouvoir pour la communauté concernée par la justice alimentaire. À ce titre, Les Râteleurs opèrent actuellement des traductions (Callon et al., 2006) faites de négociation avec certains acteurs du territoire.
Bibliographie
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Callon, Michel, Latour, Bruno. 2006. « Le grand Léviathan s’apprivoise-t-il? ». Dans Sociologie de la traduction. Textes fondateurs. Sous la direction de Marlène Akrich, Michel Callon et Bruno Latour, p. 11‑31. Paris : Presses de l’École des Mines.
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- Le taux de pauvreté correspond à la proportion d'individus (ou de ménages) dont le niveau de vie est inférieur à 60% du niveau de vie médian – le revenu disponible médian s’élevant à 18 550 € par unité de consommation. ↵
- D’après la Préfecture de Gironde, la Politique de la Ville vise « l’objectif commun de rétablir et de pérenniser l’égalité entre les territoires, de réduire les écarts de développement entre les quartiers défavorisés et leurs unités urbaines et d’améliorer les conditions de vie de leurs habitants » (site internet de la préfecture de Gironde). ↵
- Un PETR (Pôle d’Équilibre Territorial et Rural) est un établissement public qui a vocation à constituer un outil collaboratif à la disposition des territoires situés hors métropoles, ruraux ou non. ↵
- Un espace de vie sociale est une structure de proximité, labellisée par la Caisse d’Allocation Familiale (CAF) qui touche tous les publics, a minima, les familles, les enfants et les jeunes. ↵
- Le Food justice movement cherche à assurer « un partage équitable des bénéfices et des risques concernant les lieux, les produits et la façon dont la nourriture est produite et transformée, transportée et distribuée, et accessible et mangée » (Gottlieb et al., 2010). ↵
- Propos issus de l’AG constituante de l’association Les Râteleurs en septembre 2015, ainsi que du rapport d’activité 2015. ↵
- Propos issus des statuts juridiques de l’association, octobre 2015. ↵
- Propos issus du compte-rendu du CA d’octobre 2016. ↵
- Propos issus d’une note d’intention réalisée par Les Râteleurs datant avril 2016. ↵
- Propos issus d’une note d’intention réalisée par Les Râteleurs datant avril 2016. ↵
- Propos issus du compte-rendu du comité opérationnel du TLN en mai 2017. ↵
- Propos issus du compte-rendu du CA de mai 2017. ↵
- Propos issus d’une seconde note d’intention réalisée par Les Râteleurs en février 2017. ↵
- Propos issus de la première note d’intention de la Maison de l’Alimentation, en novembre 2018. ↵
- Propos issus du compte-rendu de l’AG d’octobre 2018. ↵
- Propos issu du compte-rendu du CA d’avril 2019. ↵
- Propos issu du compte-rendu du comité opérationnel de la Maison de l’Alimentation en mars 2019. ↵
- Propos issu du compte-rendu de l’AG de février 2020. ↵
- Propos issus d’une réunion de développement des Râteleurs en mai 2018. ↵
- Propos issus du compte-rendu du comité opérationnel de la Maison de l’Alimentation en octobre 2018. ↵
- Teycheney, Amélie. 2019. Un tiers-lieu nourricier au carrefour des ressources locales du pays foyen ou comment faire un système alimentaire cohérent, Les Râteleurs, Rapport de stage; Teyssier, Zélie. 2020. « Participation au développement d’un centre de ressources en Pays Foyen pour le bien-vivre alimentaire, une alimentation durable locale, sous l’intitulé du projet de la Maison des Services à l’Alimentation Durable », Les Râteleurs. ↵
- Propos issus de la commission MSAD datant du 20 février 2020. ↵
- Gironde.gouv.fr, Plan France Relance - Appel à Projets - Alimentation Locale et Solidaire – 2021, (en ligne) https://www.gironde.gouv.fr/index.php/Actions-de-l-État/Agriculture-viticulture-foret/Agriculture/Plan-France-Relance-Appel-a-Projets-Alimentation-Locale-et-Solidaire-2021 ↵
- Réponse du 21 octobre 2021. ↵
- D’après l’Appel à projets. 2020. « Contrat de ville du quartier Bourg de Sainte-Foy-la-Grande et de Pineuilh ». (en ligne) https://www.gironde.gouv.fr/content/download/37122/258719/file/Appel%20%C3%A0%20projets%202018%20Pays%20Foyen.pdf ↵
- Communauté de communes du Pays Foyen. 2019. « Avenant au contrat de ville 2019-2022 ». (en ligne) https://www.paysfoyen.fr/userfile/fichier-telechargement/1631096919-AVENANT-version-finalisee-du-09-09-2019.pdf ↵
- Propos issus du compte-rendu du comité opérationnel TLN de janvier 2018. ↵
- Ce terme est construit sur une double racine, à la fois partenariale/mutuelle (commun) et territoriale/institutionnelle (commune). Il s’agit ici d’entrer en relation avec la collectivité, même dans une position subordonnée. ↵