Introduction

Justine Loizeau, Nicole Alix, Benjamin Coriat

Pour introduire à cet ouvrage, nous (les coordonnatrices et coordinateur) avons choisi de revenir sur sa fabrique, c’est-à-dire sur les circonstances dans lesquelles il a été décidé d’engager une réflexion sur les communs de proximité, comme sur la manière dont nous nous y sommes pris pour ce faire. Comme on le verra, l’histoire de cet ouvrage est inséparable à la fois de celle de La Coop des Communs, des préoccupations qui ont été les siennes au cours des trois dernières années et des événements qui ont marqué le paysage pendant cet intervalle de temps. Les circonstances et réflexions qui sont à l’origine de l’ouvrage expliquent aussi la méthode suivie pour son écriture.

La fabrique de l’ouvrage une fois exposée, nous indiquons la logique qui a présidé à sa construction. Nous présentons alors brièvement le contenu des deux parties qui le constituent. La première, centrée sur des études de cas, entend montrer la richesse, la diversité des formes et des modalités que peuvent revêtir les communs de proximité. La seconde partie, en s’appuyant largement sur les enseignements des études de cas, propose, quant à elle, une réflexion et une caractérisation théoriques de la notion de communs de proximité. Il s’agit ici aussi, dans les différentes contributions qui composent cette partie de l’ouvrage, de discuter de la définition retenue de la notion de commun de proximité, en la confrontant à des réflexions sur le service public ou aux supports organisationnels classiques de l’économie sociale et solidaire (ESS), avec un accent sur la forme associative qui sert de support à des services de proximité dans de nombreux domaines (action sociale, santé, ressourceries, accès digne à l’alimentation).

Pourquoi les communs de services de proximité? Retour sur la fabrique du livre

La nécessité pour des personnes concernées de s’organiser pour faire face à leurs besoins sociaux ne date pas d’aujourd’hui. En France, elle a même conduit à une reconnaissance, par la puissance publique, des services créés par ces collectifs. On peut citer l’exemple d’associations fondées par et pour les personnes porteuses d’un handicap, les initiatives d’autoconstruction comme les Castors, les maisons familiales de vacances, etc. Parfois, des collectifs de personnes engagées agissent pour et avec les personnes concernées (par exemple les dispensaires de santé, crèches parentales, colonies de vacances). D’un autre côté, bien sûr, l’État et, plus généralement, les collectivités publiques ont pris en charge via les services publics la mission de répondre aux demandes des citoyen·ne·s là où elles s’expriment; au niveau local, on peut ainsi parler de services publics de proximité. Depuis les années 1990 toutefois, le marché a souvent supplanté ces services de proximité non lucratifs, qu’ils soient publics ou associatifs. La plupart du temps, cette évolution a été favorisée par des politiques publiques qui ont solvabilisé la demande via des aides à la consommation qui ont permis de rendre rentables des services qui ne l’étaient pas jusqu’alors (par exemple, des aides à l’accompagnement à domicile des personnes âgées). D’une façon générale, on constate que l’articulation entre les rôles et places assignés à l’État, au marché et aux collectifs citoyens varie selon les contextes historiques et politiques. Au niveau de l’Union européenne, cela se traduit dans une diversité de situations, propres à chaque pays. C’est pourquoi nous situons notre propos dans le contexte de la France hexagonale. La tendance longue, dans ce cadre, est celle d’une dégradation de l’offre des services publics et non lucratifs sur les territoires, tendance percutée par la crise du Covid qui, tout en portant sur le devant de la scène de nouvelles questions, a contribué à rendre plus saillantes encore les défections et absences de capacité de réaction de l’État.

Dans ce contexte où vivre mieux et vivre en bonne intelligence avec son environnement et son voisinage sont revenus comme des questions essentielles, les initiatives citoyennes se multiplient.

Les élections municipales du printemps 2020 ont surgi comme un moment pertinent pour jeter un coup de projecteur sur ces initiatives citoyennes. Leur préparation a remué les esprits au sein de La Coop des Communs (Encadré 1). En effet, d’une façon générale, nombre d’initiatives de communs émergent et souvent réclament une participation des collectivités locales, ne serait-ce qu’en matière de financement. Les projets portés sont divers et semblent répondre à des besoins auxquels ni l’État ni le marché ne répondent (par exemple, des services numériques accessibles à toutes et tous, des lieux d’auto-réparation de vélos), pas assez (par exemple, des crèches parentales ou des initiatives pour retarder la perte d’autonomie des personnes âgées et l’entrée en institutions dédiées au grand âge) ou plus (par exemple, ferroviaire de proximité avec Railcoop). En même temps, ces initiatives de communs de proximité ne sont pas forcément le résultat d’un manque de financement public, elles paraissent fabriquer des « services » que le service public ne fait pas, n’a jamais fait et ne fera jamais, notamment dans des dispositifs d’entraide entre personnes concernées.

Encadré 1 : La Coop des Communs

La Coop des Communs est une association de personnes physiques, dont le but est de confronter l’expérience acquise entre personnes actrices et chercheuses des communs d’un côté, de l’économie sociale et solidaire de l’autre. L’ambition est de favoriser une revitalisation de l’ESS à partir de la philosophie qui anime les communs et ses pratiques, tout en permettant aux communs de tirer parti de l’expérience organisationnelle et institutionnelle acquise par l’ESS.

Le groupe se demande alors : en quoi consistent au juste ces initiatives? Quels sont leurs ressorts? Qu’est-ce qui leur permet de s’ancrer sur les territoires? Comment les soutenir pour leur permettre de perdurer? Nous mobilisons donc nos connaissances et notre attention pour rapprocher ces formes d’action collectives de ce que nous défendons : les communs. Ces derniers reposent sur l’existence d’une communauté, au sens d’un groupe de personnes, qui définissent et mettent en œuvre la gouvernance de l’accès et de l’usage d’une ressource accessible à ses membres comme à d’autres personnes, selon un système de droits et d’obligations, dans le souci et le respect de l’écosystème dans lequel la communauté qui anime le commun est insérée et opère. On parle ainsi d’auto-gouvernement comme une condition essentielle et déterminante des communs. Ceux-ci peuvent être des biens matériels ou immatériels, existants ou produits par des individus ou des communautés, avec une prise en compte des générations futures et des non-humains.

C’est à partir de ces considérations que nous nous sommes engagé·e·s dans la fabrication du présent ouvrage avec l’objectif de contribuer à mieux comprendre ces initiatives émergentes sur les territoires et qui ont des objectifs assez variés. Prennent-elles la direction de nouveaux types de communs? Peut-on les qualifier de communs et, si oui, à quelles conditions? Peut-on les aider à grandir dans leur vocation de communs? Nous aspirons à comprendre de quoi il s’agit, théoriser sur un éventuel nouveau type de communs et mettre notre analyse et nos propositions de concepts au service des personnes qui portent ces initiatives. Nous avons échangé avec un certain nombre d’entre elles. Certaines ont fait corps avec notre groupe et fait avancer de concert action et réflexion. C’est ainsi que notre projet d’ouvrage a pris forme.

Fin 2019, deux premières rencontres sont initiées autour de la notion de communs de services de proximité. Il est d’abord question d’identifier les personnes qui seraient intéressées par la thématique. Se dégagent alors les premiers membres du groupe de travail « Communs de Services de Proximité ». Une fois réuni·e·s autour de la table, nous identifions différents types d’initiatives : certaines émergent en réaction à des services publics mal adaptés à la transition et/ou en déshérence; d’autres face aux exclusions créées par le marché; d’autres enfin en réponse à des besoins exprimés par les personnes elles-mêmes qui veulent agir en autonomie parce que cela leur paraît avoir du sens pour tous, au-delà de leur premier cercle de sujets directement concernés. De là, sans trancher vraiment d’abord sur l’appellation « communs de proximité » ou « communs de services de proximité », nous nous attardons sur leur analyse comme des communs nés des failles provoquées par le retrait des services publics dans leur expression locale et/ou liés aux nécessités de la transition écologique et sociale, ancrés sur les territoires, qui émergent en raison de nouveaux besoins qui ne sont pas pris en charge par les services publics ou le marché.

L’idée que l’essor des communs sur les territoires s’explique au moins en partie par le « retrait » et la dégradation des services publics nous a semblé devoir être approfondie. Nous avons donc souhaité creuser le lien entre communs de proximité et services publics. Si les premiers renvoient à des formes auto-organisées d’usagèr·e·s et donc se constituent par le bas, les seconds sont administrés par l’État, i.e. et sont conçus et conduits par le haut, structurés de surcroît autour d’une relation d’autorité qui est un trait central de l’exercice du pouvoir d’État. Les services publics sont ainsi gouvernés par l’administration publique qui les norme et qui, si elle ne les opère pas directement, formule des obligations au gestionnaire[1]. De là, les services publics ont la particularité d’être conçus comme des services universels, voire tendent à l’universalisation d’un usager type. Lattention est alors plus faible aux spécificités de chaque personne (nonobstant les déclarations publiques en faveur d’une attention et une adaptabilité aux évolutions des besoins). Admettons la simplification à ce stade de qualifier le service public comme ce qui renvoie à une activité d’intérêt général (enseignement, police, justice) et répondant en théorie à quelques grands principes : continuité (par exemple, en cas de grève, il est possible de procéder à une réquisition), égalité des usagèr·e·s devant le service public et adaptabilité aux évolutions.

Mais alors, si ces communs de services de proximité correspondent à des formes par le bas, comment se raccrochent-ils, ou pas, à d’autres formes auto-organisées telles que celles promues par certaines organisations de l’économie sociale et solidaire (ESS), notamment les associations et les coopératives? La place respective de ces formes d’organisations dans les différents pays n’est pas abordée ici; en général, il suffit de rappeler qu’elles forment un tout modelé différemment par les contextes juridiques nationaux. En première analyse, contrairement aux communs de services de proximité qui répondent à des besoins du « territoire » au sens géographique du terme, l’économie sociale s’est plutôt fondée sur la capacité des personnes à s’organiser pour prendre en charge les réponses à leurs besoins spécifiques, dans des logiques de proximité professionnelles, de convictions politiques, religieuses, familiales, sociales. Les formes organisées de l’ESS ne coïncident pas forcément avec cette logique de « proximité » : en France, la loi du 31 juillet 2014 qui a institué et donc normalisé l’ESS ne fait ni du territoire ni de la proximité des dimensions centrales. Selon cette loi, relèvent de l’ESS, toutes les organisations qui poursuivent un autre but que celui du seul partage des bénéfices et ont une gouvernance « démocratique », ainsi qu’une gestion ayant pour objectif principal le maintien ou le développement de l’activité avec la non-distribution des réserves. Certaines structures juridiques relèvent de droit de l’ESS : coopératives, mutuelles, associations, fondations. D’autres, les entreprises sociales sous forme de sociétés commerciales, doivent faire la démonstration de leur utilité sociale pour être reconnues comme en faisant partie[2]. C’est au détour de cette définition de l’utilité sociale, qu’on approche la notion de proximité. Plus explicitement, la loi de 2014 parle de contribution « à la préservation et au développement du lien social ou au maintien et au renforcement de la cohésion territoriale », de « maintien ou recréation de solidarités territoriales », de « participation à l’éducation à la citoyenneté ». Mais, d’une part, il y a beaucoup d’entreprises de l’économie sociale qui ne se réclament pas – et qui auraient du mal à se réclamer! – de l’utilité sociale pas plus que de l’intérêt général, i.e. de répondre à des besoins au-delà du cercle des membres de l’organisation. D’autre part, la loi de 2014 ne les oblige pas en la matière.

Et pourtant, certaines initiatives de l’ESS se réclament de cette particularité et aspiration et, historiquement, les territoires ont nourri le développement de formes d’économie non lucratives. C’est pourquoi nous avons cherché, au travers de ces formes d’organisations avec lesquelles les communs ont des origines et vocations communes, à nous éclairer de leur longue et complexe histoire. De plus, nous souhaitons aider à prémunir les communs des risques d’isomorphisme institutionnel[3] que les organisations de l’ESS n’ont pas pu ou su éviter.

Par ailleurs, une forte particularité des communs est que, par leur constitution même, ils incluent l’écologie et la préservation des écosystèmes comme un élément clé de leur identité. La prise en compte de la dimension écologique reste totalement absente des gènes des entités de l’ESS qui ne se définissent pas par cet objectif, qui demeure pour elles purement « optionnel ». C’est ainsi qu’un acteur majeur de la destruction écologique en France, le Crédit Agricole (pour ne prendre que cet exemple), n’en demeure pas moins un acteur hautement visible et influent de l’ESS. Dès lors, situer et caractériser précisément les communs (et dans notre cas les communs de proximité) par rapport tant aux services publics qu’aux entités qui constituent l’ESS est donc de première importance. Si, du moins, en favorisant l’essor de communs, ce sont bien des entités d’avenir, appropriées aux tâches du moment celles qu’impose l’entrée dans la transition écologique et sociale – que l’on entend promouvoir.

Une méthode de travail collective avec et pour les actrices et acteurs de terrain

Pour répondre aux questions que nous nous posons, il convient d’identifier quelques acteurs et actrices représentatives du type d’initiatives sur lesquelles nous souhaitons porter l’attention. Notre souci est non pas de travailler sur elles mais avec et pour elles. Les premiers exemples de services auto-organisés lancés autour de la table du groupe sont notamment des épiceries, relais santés ou services numériques dans les communes rurales. Pourquoi ne pas également ajouter à la liste les initiatives urbaines, tels que les jardins partagés, certaines initiatives d’autoproduction et de réparation? La plupart des exemples que nous donnons sont en fait très proches de notre quotidien, de nos lieux de vie. Il est dès lors aisé de partager avec eux nos interrogations. Quelles modalités d’organisation et de gouvernance ont été choisies et pourquoi? Quelles sont les relations avec les élu·e·s, le service public, le secteur public et privé? Ces questions montrent que notre visée est à la fois politique et pratique : nous voulons visibiliser ces diverses expériences vécues, apprendre avec et depuis elles, afin de produire collectivement de la connaissance qui leur soit utile.

Très vite, le groupe de travail « Communs de Services de Proximité » rassemble, au cours des années 2020 à 2023, une trentaine de membres dont une quinzaine de personnes actives sur les terrains. Dans la partie suivante, nous présenterons les profils plus en détails. Les séances furent de deux types, en alternance : des présentations d’initiatives citoyennes et des analyses transversales. Les premières contribuent à croiser les exemples, en vue de construire une définition des communs de services de proximité. Les secondes sont des moments de prise de recul, d’approfondissement des grandes notions qui restent floues pour beaucoup, voire sujettes à controverses ou contresens.

Des rencontres et discussions avec des initiatives citoyennes

Nous rencontrons plus d’une dizaine d’initiatives (Encadré 2). Ce sont des projets de services aspirant à répondre à des besoins de proximité liés à l’alimentation, à l’âge, au numérique. Dans certains cas, le secteur d’activité est plus difficile à cerner tellement les activités et les types d’acteurs embarqués sont diverses.

Au cours des séances consacrées aux initiatives, le déroulé est le suivant : une personne de l’initiative ou en lien avec elle en présente l’histoire, les pratiques, l’organisation et les défis. Suit une discussion où les personnes du groupe réagissent, posent des questions, rebondissent, et débattent!

Encadré 2 : Initiatives rencontrées

  • MSAD : Maison de Services à l’Alimentation Durable portée par l’association des Râteleurs (Sainte-Foy-la-Grande, 33). Présenté par Julie Lequin.
  • Les pas délicats : association qui a pour objectif de favoriser le bien être chez soi en mettant en place des actions de prévention et d’animation, afin de retarder le plus longtemps possible la perte d’autonomie à domicile (Mareuil-lès-Meaux, 77). Présenté par Benjamin Coriat.
  • SCIC TETRIS : Société Coopérative d’Intérêt Collectif pour les Transformations Écologiques Territoriales par la Recherche et l’Innovation Sociale (Grasse, 06). Présenté par Philippe Chemla et Geneviève Fontaine.
  • Labsus : Laboratoire pour la subsidiarité, réseau italien pour prendre soin des biens communs par le biais de Pactes de collaboration entre une diversité d’acteurs (Italie). Présenté par Daniela Ciaffi.
  • Le RFFLabs – Réseau français des fablabs, espaces et communautés du faire : association nationale dans laquelle se rassemblent fablabs et Espaces du Faire, les usagèr·e·s de ces lieux, toutes les personnes morales et physiques intéressées par ces dynamiques et les porteurs de projets de fablabs et d’Espaces du Faire. Présenté par Simon Laurent sur son expérience dans le RFFlabs pendant la première vague du Covid avec des manufactures de proximité (France).
  • Innovations coopératives québécoises au service du développement des territoires en milieu rural : présenté par Cécile Pachocinski depuis son expérience au Conseil québécois de la coopération et de la mutualité (Québec).
  • Les C.H.A.T.O.N.S : Collectif des Hébergeurs Alternatifs Transparents ouverts neutres et solidaires qui s’apparentent à des AMAP de services en ligne (France). Présenté par Angie Gaudion de Framasoft.
  • Infini : Internet dans le Finistère, hébergeur libre associatif et non marchand offrant des services web et de la médiation numérique (Brest, 29). Présenté par Michel Briand.
  • MJC Montparnasse : centre d’animation parisien qui se veut un lieu ouvert aux habitant·e·s pour la culture (Paris, 75). Présenté par Erick Aubourg.
  • Les Ateliers pour la Refondation du Service Public Hospitalier et Santé Communautaire : ateliers lancés suite à l’appel en juillet 2020 du Collectif Inter-Urgences, des Économistes Atterrés, du Collectif Inter-Hôpitaux, des Ateliers Travail et démocratie et du Printemps de la psychiatrie, afin de faire discuter ensemble la diversité des acteurs et actrices du service public hospitalier, pour croiser des réflexions en cours sur la santé communautaire (France). Présenté par Fabienne Orsi.
  • SCIC Railcoop : entreprise coopérative ferroviaire portée par la société civile et les collectivités locales avec le projet de développer une offre de transport ferroviaire innovante et adaptée aux besoins de tous les territoires (Figeac, 46). Présenté par Dominique Guerrée.
  • SCIC Enercoop : fournisseur coopératif d’électricité renouvelable (France). Présenté par Flora Barre.

Des repères collectifs forgés lors de séances d’analyse transversale

En plus des séances autour des études de cas, nous organisons cinq séances d’analyse transversale (Encadré 3) afin de mieux nous repérer collectivement dans tous ces grands concepts que nous mobilisons de plus en plus mais dont le sens n’est pas toujours clairement fixé. Collectivement est un mot auquel nous tenons, car nos histoires, cultures, voire conceptions politiques ne nous amènent pas spontanément à comprendre la même chose dans des mots comme : service public, intérêt général, mouvement associatif, utilité sociale, proximité… De plus, la présence de plusieurs générations au sein du groupe de travail a vite mis en lumière le besoin d’un retour historique partagé sur ces notions. Tout le monde n’était pas né en 1992, au moment du traité de Maastricht, moment clé pour le fonctionnement des services publics et pour les conditions d’exercice de la concurrence sur les marchés!

Des questions essentielles naissent alors de nos échanges. Le service public doit-il toujours et nécessairement relever de la propriété publique? de la gestion par un opérateur public? Quel était le pouvoir des usagèr·e·s hier, quel est-il aujourd’hui (le cas de la Sécurité Sociale et de son évolution nous a paru ici exemplaire)? Quels sont les points communs entre le service public de l’eau et celui de la santé? Ici, le croisement des travaux des chercheur·e·s et des longues expériences de praticien·ne·s est formidablement précieux! Et nous voyons que l’expertise de chacun·e, chercheur·e·s ou praticien·n·e réside aussi dans son expérience vécue. C’est pourquoi nous organisons une séance nommée « Qu’est-ce que le service public pour nous? ». En ressort l’impératif de penser le service public en termes de solidarités, de démocratie et de valeurs difficilement voire non chiffrables. Nous tentons donc de cheminer non seulement avec les définitions existantes, mais aussi celles que nous souhaiterions faire advenir.

Encadré 3 : Séances d’analyse transversale

  • Service public : santé et action sociale et médico-sociale, des choix différents, par Arnaud Vinsonneau, juriste en droit social de l’action sociale et médico-sociale.
  • Services publics et communs, par Thomas Perroud.
  • Qu’est-ce que le service public pour nous? Réflexion collective.
  • Approfondissement de la filiation « associationniste » des communs de services de proximité, par Nicole Alix.
  • Les conséquences des notions juridiques sur les relations entre associations et collectivités publiques et sur les libertés associatives, par Brigitte Clavagnier, avocate fiscaliste spécialisée dans le droit des organismes sans but lucratif, directrice scientifique de Juris-Associations.
  • Potentialités des communs de proximité et types d’administrations adaptées pour l’expression de ces potentialités, par Jean-Claude Boual.
  • Vers une définition d’un commun de services de proximité, par Benjamin Coriat.

La dernière séance transversale a marqué une étape importante dans notre cheminement. Elle a fait émerger, à partir de ce que nous avons appris (au bout de 15 séances!), sur proposition de Benjamin Coriat, une définition d’un commun de services de proximité. Nous les caractérisons par trois critères interreliés : (1) une initiative citoyenne et autogouvernée, (2) dont la visée est le service de l’intérêt général et dont l’accès reste ouvert, et enfin, (3) ancrée sur le territoire et soucieuse de la préservation des écosystèmes dans lesquels le commun est inséré. L’écriture de cet ouvrage s’est faite à partir de cette définition.

Au moment de la mise en forme de notre travail collectif, nous nous posons la question : « communs de services de proximité » ou « communs de proximité »? Comme la lecture de l’ouvrage le fera découvrir, nous interrogeons la notion même de service dès lors qu’il s’agit, dans ces « communs de proximité », au moins autant d’échanges entre personnes sur des bases qui ne sont pas guidées – ou en tous cas tournées vers, dominées – par une finalité marchande lucrative que de « prestations » dans le sens de « prestations de services ». Nous convenons donc d’appeler nos « communs de services de proximité » des « communs de proximité ».

 Ainsi, les séances transversales nous ont servi à affiner notre compréhension conceptuelle et contextuelle des expériences des initiatives citoyennes, mais aussi à identifier des pistes et leviers pour demain. Nous avons tenté de mettre des mots sur les pratiques, éviter les pièges des mots-valises, avancer à la fois dans la théorisation des pratiques (au service des acteur·ice·s) et la confrontation de la théorie des communs aux pratiques, repérer des typologies, des natures d’acteur·ices, les conditions de faisabilité, les risques…

Plan et organisation de l’ouvrage

L’ouvrage est composé de deux parties.

La première présente des initiatives auxquelles ont été associées des membres actifs de notre groupe de travail et qui, après discussion et échanges sur les cas concernés, en proposent une lecture au prisme des communs de proximité.

Dans le chapitre 1, Julie Lequin retrace le projet d’un tiers-lieu nourricier dans le Pays Foyen, territoire marqué une précarité sociale et économique qui sous-tendent bien souvent des enjeux de précarité alimentaire. Afin de répondre aux besoins des habitant·e·s, le collectif des Râteleurs porte ce projet qui se précise en celui d’une Maison de l’Alimentation comme commun de proximité. L’ampleur des difficultés à obtenir un lieu physique et des financements nécessaires met en évidence la complexité à créer un commun alimentaire en conciliant un projet citoyen et de mutualisation de services axés sur l’alimentation.

Le chapitre 2 rapporte ensuite l’expérience de mobilisation des fablabs dans la crise du Covid pour fabriquer et distribuer bénévolement des dispositifs sanitaires (visières, distributeurs de gel…), alors que le marché et l’État peinaient à réagir. Par cet épisode, Matei Gheorghiu donne à voir plus globalement le milieu des fablabs et des makers, et leurs difficultés à tenir, entre logiques étatiques et de marché. Cela les place le plus souvent en concurrence entre acteurs très différents (ex : artisan·e·s, petits ateliers industriels et annexes d’institutions et de collectivités publiques). Ces difficultés se sont cristallisées à l’échelle du RFFLabs, une association d’associations créée en 2015, à l’initiative de makers, pour mutualiser des ressources et défendre une vision commune de leurs structures. Est-ce que les fablabs sont des communs? L’auteur y répond par ce sous-titre : « fablabs, encore un effort et vous deviendrez des communs ».

Dans le chapitre 3, Dominique Acker esquisse les contours de la santé communautaire, avec un soin tout particulier à la définir et la distinguer d’autres notions proches. Dans un contexte de crise majeure du système de santé, avec une décomposition de l’hôpital public et une privatisation progressive des structures de soins, la longue histoire et la résistance des centres de santé communautaire (CSC) ouvre des perspectives. En s’appuyant sur quatre expériences de terrain, l’autrice montre que les CSC sont acteurs de la transformation sociale, grâce à une approche globale de la santé, une implication et une participation des habitant·e·s, un abandon de la rémunération à l’acte, une nouvelle organisation du travail et des collaborations entre les professionnel·le·s de santé.

Le chapitre 4 conclut la partie par un détour de l’autre côté des Alpes. Daniela Ciaffi, Emanuela Saporito et Ianira Vassallo nous partagent les expérimentations d’écoles comme service de proximité en Italie. Elles définissent ces écoles comme des lieux qui ne sont pas simplement ouverts et dédiés à la classe, mais qui s’ouvrent à d’autres heures à toutes celles et ceux qui proposent et participent à certaines activités. Elles basent leur récit sur des expérimentations dans le cadre de pactes de collaboration pour les biens communs qui se développent dans tout le pays.

La seconde partie de l’ouvrage, tout en s’appuyant sur les enseignements qui peuvent être tirés des études de cas présentées dans la première partie, se fixe comme objectif non seulement de mieux définir et préciser ce qui peut être compris comme « communs de proximité », mais aussi d’explorer leurs frontières : les liens qui relient cette notion à ce qui s’est déployé sous le nom d’ESS d’un côté, de service(s) public(s) de l’autre.

Le chapitre 5 qui inaugure la seconde partie est tout entier consacré à l’établissement d’une définition à la fois théoriquement fondée et empiriquement utile de la notion de communs de proximité. L’approche suivie par Benjamin Coriat pour établir cette définition s’inspire de la réflexion conduite sur la notion de communs depuis Ostrom, pour l’appliquer à cette entité nouvelle que constituerait un commun ancré sur le territoire et destiné à servir les communautés qui l’habitent et celles qui l’habiteront. Ainsi, en définissant un commun de proximité comme une entité d’origine citoyenne, auto-gouvernée, tournée vers le service de l’utilité sociale et la préservation du bien commun, la définition proposée introduit une spécificité et une particularité nette de la notion, distincte de concepts qui lui sont proches. Le commun de proximité est ainsi distingué de la notion de service public – et de toute forme hybride qui mêlerait aux citoyen·ne·s des représentant·e·s du pouvoir d’État qui figureraient ès qualité, c’est-à-dire dotés du pouvoir que leur confère la relation d’autorité, dans la gouvernance du service. Le fait que le commun de proximité (comme tout commun) est avant tout une organisation citoyenne, dont la gouvernance reste entre les mains des citoyen·ne·s, le distingue et le sépare de toute création ou émanation de l’administration et du service public. À l’autre bout, ce qui distingue un commun de proximité de l’ensemble des entités regroupées sous l’égide de la loi sur l’ESS[4] est qu’à la différence de celles qui regroupent des individus ou des entités juridiques dans le but de mieux servir leurs propres intérêts et ambitions, parfois (comme dans les coopératives) avec des préoccupations de lucrativité, le cœur du commun est de servir les communautés dont il est membre, à commencer par la protection des écosystèmes au sein duquel il est inséré.

Le chapitre 6 prolonge cette discussion, en se penchant sur une des formes historiques essentielle de l’ESS : l’association et le mouvement associationniste. Nicole Alix montre comment cette forme juridique, dans certaines de ses déclinaisons tout au moins, peut constituer un support approprié pour le commun de proximité. Le chapitre rappelle comment l’association est d’abord une « liberté » conquise par les citoyen·ne·s. Dans ce cadre, l’association s’est déployée, dans certaines de ses formes, comme véhicule et support d’organisations économiques capables de se bâtir sur la notion de non-lucrativité, impliquant aussi – et en cela, de manière plus affirmée que dans la coopérative – le principe de fonds « non partageables », conçus comme propriété indéfinie de l’association. Enfin, le chapitre rappelle comment le principe d’associations « reconnues d’intérêt général » – quoique souvent bâti sur des considérations de contrôle des contre-pouvoirs citoyens ou de préservation du pré carré des entreprises marchandes lucratives – a ouvert à l’associationnisme d’importantes avenues vers la conduite de missions d’intérêt général (aide à l’enfance) qui ont fait de l’association une base possible de l’offre citoyenne de services destinés à des communautés locales, comme entend le faire le commun de proximité.

Le chapitre 7 intitulé « Regard critique sur la longue et complexe histoire des services publics et rapports avec les communs de proximité » propose tout d’abord un retour sur la notion de service public, éclairé à la fois à partir d’une remise en perspective historique et un rappel sur le débat qui s’est développé au sein de l’Union européenne autour de cette notion. Ce double éclairage de Jean-Claude Boual met en évidence le fait que les services publics, leur périmètre comme leur contenu, sont le résultat de compromis, de délibérations et finalement de choix politiques. Ainsi, dans la conception européenne du « service d’intérêt économique général » (SIEG), le dogme de la concurrence tient une place centrale et contribue à façonner la notion, ce qui n’est pas dans la tradition française : à l’origine, le service public y est constitué pour circonscrire et préciser le rôle de l’État dans sa mission d’accomplissement de l’intérêt général. La relation entre communs et service public se présente ainsi comme complexe et n’est jamais fixée une fois pour toutes. L’exemple des ressourceries – qui interviennent dans la gestion des déchets, une activité qui peut être considérée comme une mission d’intérêt général -, présenté dans le chapitre, permet de réfléchir sur les « passerelles » possibles entre communs et services publics ou sur des alternatives au marché et aux services publics lesquels, faut-il le rappeler, ne sont nullement nécessairement délivrés par une entreprise publique. Finalement, si comme le rappelle l’auteur, l’opposition entre communs et service public paraît très constituée, en pratique, certaines complémentarités peuvent être envisagées pour autant que la puissance publique s’attache à favoriser la création de communs et ne les entrave pas.

Enfin le chapitre 8 se penche sur une question qui possède déjà une longue histoire et dont l’actualité est brûlante. Thomas Perroud s’interroge :  « Comment faire pour que le service public ne capte pas les communs »? Pour tenter d’y répondre, l’auteur procède par un détour historique. En se centrant sur le cas de l’Éducation nationale, il rappelle comment, au moins à deux reprises, l’État a manifesté la plus grande défiance vis-à-vis de tentatives de constitution d’une offre d’origine citoyenne en matière d’éducation. C’est ainsi que sont rapportées les expériences de l’école Freinet d’une part, celle de la constitution de lycées autogérés d’autre part. Dans les deux cas, le ministère de l’Éducation nationale, détenteur de l’autorité en ces matières, a bridé le déploiement de ces expériences, ce qui a finalement conduit à leur échec. À partir de là, l’auteur engage une réflexion sur ce que pourraient être les conditions d’une réussite de ce type d’initiatives citoyennes, à côté de ou en relation avec le service public. Mais préservant le caractère de « commun » des initiatives engagées. Des pistes sont esquissées et des propositions formulées. À l’heure où, dans nombre de domaines, semble se rejouer cette scène sur les territoires, avec des agences publiques où des entités relevant de l’administration[5] font des Tiers Lieux des objets de la politique (notamment à travers des appels à projets définissant des objectifs fixés par la puissance publique), il paraît essentiel que la réflexion engagée par Thomas Perroud dans ce chapitre soit amplifiée pour se déployer pleinement sur la scène et le débat publics.

Biographies

Dominique Acker est inspectrice générale des affaires sociales honoraire, après avoir été Cheffe de cabinet du ministre de la Santé, cheffe de bureau au ministère de la Santé, directrice d’hôpital, DG de la Mutualité Fonction Publique. Elle préside le Haut Conseil des Professions paramédicales.

Nicole Alix est co-fondatrice de La Coop des Communs, présidente. Ancienne directrice du développement du Crédit Coopératif, DG d’un groupe de maisons de retraite associatif, DGA de l’UNIOPSS – interfédération des associations sanitaires et sociales, elle a créé et animé plusieurs réseaux européens et internationaux de l’ESS.

Jean-Claude Boual, ingénieur en chef des travaux publics de l’État, a été chargé de mission sur les services publics en Europe aux ministères de l’Équipement, puis de l’Écologie et du Développement durable. Ancien secrétaire Général de la Fédération CGT de l’Équipement et de l’Environnement et membre de la Commission exécutive de la CGT.

Daniela Ciaffi enseigne la sociologie urbaine à l’École Polytechnique de Turin et est l’autrice de nombreuses recherches-action et ouvrages sur la participation des habitant·e·s aux transformations de la ville et du territoire. Elle est vice-présidente de Labsus, le laboratoire de subsidiarité.

Benjamin Coriat est professeur émérite (Université Sorbonne Paris Nord). Il est co-fondateur de La Coop des Communs dont il a cessé d’être membre fin 2023. En 2024, il fonde le site et la revue EnCommuns (mise en ligne prévue en mars 2024 à l’adresse https://www.encommuns.net). Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur les communs, notamment Le retour des Communs (2015), La pandémie, l’anthropocène et le bien commun (2020), Le climat, le marché et le bien commun. Réponses à Jean Tirole (2021) aux éditions LLL, ainsi que d’une préface à la Conférence de Stockholm de E. Ostrom (éd. E&F, 2020).

Matei Gheorghiu est docteur en sociologie et membre du Cerrev UR 3918 université de Caen Normandie, actuellement chercheur indépendant et coordinateur du Conseil scientifique du Réseau Français des Fablabs.

Julie Lequin, docteure en économie et membre associée à l’UMR SADAPT, Université Paris Saclay, INRAe, AgroParisTech, anciennement responsable de la recherche et du développement à la SCOP SaluTerre, anime actuellement le réseau « Accès digne à l’alimentation » au Secours Catholique-Caritas France.

Justine Loizeau est docteure en sciences de gestion, en théorie des organisations à l’Université Paris Dauphine – PSL, laboratoire DRM/MOST CNRS, (UMR 7088). Elle s’intéresse aux communs et aux organisations alternatives face aux enjeux environnementaux et sociaux.

Thomas Perroud est professeur de droit public à l’Université Panthéon-Assas et Humboldt Fellow à l’Université Humboldt. Il vient de publier : Service public et commun. À la recherche du service public coopératif, Le bord de l’eau, 2023.

Emanuela Saporito est architecte et docteure de recherche, collaborant avec l’École Polytechnique de Turin. Elle est consultante auprès de l’Unité d’évaluation et d’analyse pour la planification des politiques de cohésion de la Présidence du Conseil des ministres en Italie et membre du conseil d’administration de Labsus.

Ianira Vassalo est architecte et chercheuse en urbanisme à l’École Polytechnique de Turin. Sur l’école comme bien commun, elle a écrit plusieurs articles et coordonné des projets de recherche d’intérêt national comme STEP – École, territoire et proximité.


  1. Il faut ici rappeler en effet que le service public n'est pas nécessairement opéré par le secteur public; il peut être délégué au secteur privé marchand (ex : gestion des déchets ou de l’eau).
  2. Les entreprises commerciales agréées ESUS (entreprise solidaire d’utilité sociale) peuvent prétendre au bénéfice de la part de l’épargne salariale consacrée à l’épargne solidaire. Les associations reconnues d’utilité publique (voir Encadré 11 page 177), les entreprises d’insertion ou encore les organismes de logement de personnes sans domicile bénéficient de plein droit de cet agrément (que d’autres organisations ne réclament pas par désintérêt de ce type de financement).
  3. Powell et DiMaggio ont introduit la notion d’isomorphisme institutionnel en 1983 (The Iron Cage Revisited: Institutional Isomorphism and collective Rationality in Organizational Fields) pour analyser « la convergence de comportements entre des organisations appartenant à un même champ. Les auteurs désignent par là un processus d'homogénéisation dans la structure, la culture et le produit de ces organisations. » (Wikipédia).
  4. Nous précisons bien que nous raisonnons ici sur l'ensemble de l'ESS telle qu'elle est définie par la loi et pas sur les spécificités de certaines de ses composantes. Il va sans dire que certaines d'entre elles, notamment, du côté associatif, servent l'intérêt général au-delà des seuls intérêts de leurs membres. Et n'oublions pas que ce monde associatif représente 60 % des chiffres statistiques donnés sur « l'ESS ».
  5. Nous faisons référence à l'ANCT, Agence nationale pour la cohésion des territoires, qui a créé un GIP (groupement d'intérêt public) pour piloter l'ensemble des destins des tiers lieux, pourtant privés.

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Les communs de proximité Droit d'auteur © 2024 par Benjamin Coriat, Justine Loizeau et Nicole Alix est sous licence License Creative Commons Attribution - Partage dans les mêmes conditions 4.0 International, sauf indication contraire.

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