4 Vues des Suds : une perspective générique sur les énergies renouvelables
L’article qui suit est une version élargie d’un enseignement intitulé « Énergies renouvelables pour les zones rurales » proposé par Amulya K. N. Reddy le 29 mai 2000 au sein du centre ASTRA (Application of Science and Technology to Rural Areas) de l’Institut des Sciences de l’Inde. Comme nous l’a écrit un étudiant de Master ayant participé à une première version de la traduction, on se trouve en lisant ce texte « face à un véritable penseur des énergies, avec une écriture généralement scientifique, factuelle, pédagogique, et qui n’hésite pas à répéter les mêmes expressions plusieurs fois dans une phrase ».
Avec Amulya Reddy, la « stratégie énergétique » devient effectivement un sujet de réflexion, une matière ouverte, un espace de pensée et de débats. On est loin du caractère monumental (discussions limitées aux très grandes puissances) et pétrifié (domination des approches strictement technicistes) des débats actuels sur le thème, pays des Suds et des Nords mélangés. Plus encore, le physicien indien invite à mesurer la place ôtée dans les études récentes aux usages, aux compétences, aux consommateurs, aux communautés et aux vivants de toutes sortes par les seuls discours dominants des méga-puissances et des hautes-technologies. Dans le monde des grandes infrastructures, les énergies ne sont que des chiffres. Avec Amulya K. N. Reddy, la stratégie énergétique redevient, notamment dans ce texte, une science humaine, historique et sociologique.
Du côté de l’histoire tout d’abord, le scientifique indien restitue, au risque de déranger désormais de ce côté-ci – au nord – des deux hémisphères, comme dans d’autres de ses écrits, la logique de substitution dont il fut en quelques années le témoin. A la priorité de l’émergence économique et sociale des pays les moins avancés, explique-t-il, s’est superposé progressivement, dès la fin des années 1980, l’enjeu climatique et celui associé des émissions de gaz à effet de serre, c’est-à-dire le cheval de Troie de ce qu’il dénomme, dès le début de son texte, un « fondamentalisme des énergies renouvelables ».
L’expression est-elle choquante? Sans doute convient-il d’abord de bien la comprendre. Comme tout « fondamentalisme », celui dont il est question ici fait d’une seule « Vérité » révélée sa clef d’action et de compréhension du monde, laissant dans l’ombre les autres urgences et les autres temporalités. Amulya K. N. Reddy relève à ce titre qu’à prêcher par principe « les énergies renouvelables » dans un contexte d’extrême pauvreté et de non satisfaction des besoins essentiels, on s’éloigne d’une véritable stratégie raisonnée des énergies respectueuses de l’environnement pour la ville et la campagne, une stratégie qui tienne compte des synergies potentielles et des apports, ponctuels et mesurés, qu’il est possible de demander de manière transitoire y compris à certaines énergies carbonées « améliorées », c’est-à-dire plus propres et plus sobres.
Le propos du premier expérimentateur international du biogaz communautaire villageois n’est donc pas bien entendu de justifier la multiplication de centrales électriques fossiles dans les métropoles des Suds, des centrales souvent liées, comme récemment à Dakar, à la sortie de terre de nouveaux quartiers d’affaires climatisés[1]. Il est simplement de reconnaître que, pour certaines des urgences humaines essentielles – hôpitaux, écoles et centres de formations, institutions publiques des grandes villes -, il peut apparaître nécessaire et opportun de garantir l’émergence sociale et économique par l’usage, modéré, des sources et technologies énergétiques les plus immédiatement disponibles.
Sans relever d’une forme de résignation face à la puissance immédiatement disponible des sources fossiles – les longs développements du texte sur les « stratégies de renforcement » des énergies renouvelables le montrent -, la position du scientifique indien s’inscrit dans une temporalité limitée et argumentée. Tout récit prospectif sur les énergies en est également une sociologie, s’efforce-t-il de faire comprendre. En l’occurrence, si les pays des Suds justifient de relever d’une temporalité spécifique en matière de renouvelables, c’est que cette dernière est celle qui pourra permettre à ces pays de finaliser l’ensemble des nouveaux « cycles énergétiques renouvelables », c’est-à-dire de coordonner et de fiabiliser les uns par rapport aux autres dans le domaine de l’énergie les approvisionnements, la fourniture et les matériels d’utilisation finaux – ainsi qu’il en est pour les énergies fossiles. On ne conçoit pas de la même manière un véhicule automobile dans les États-Unis des années 1950, en plein cœur de la crise pétrolière des années 1970, ou dans le contexte d’une prise de conscience climatique globale et de mise en œuvre d’objectifs internationaux de réduction des rejets de Co2. De même, une cuisinière fonctionnant au biogaz, un réfrigérateur ou un téléviseur alimentés par une source photovoltaïque autonome, devront-ils être adaptés et différer de leurs homologues conçus et insérés dans les cycles énergétiques non renouvelables et carbonés[2].
Amulya K. N. Reddy réfléchit en physicien et en chimiste sur les réalités socio-économiques des énergies pour les pays des Suds. Et sans doute est-ce ce que lui permet d’anticiper sur les débats d’aujourd’hui et de relever par exemple combien énergies « renouvelables » ne signifie pas nécessairement « inépuisables ». Ainsi en est-il pour la biomasse, dont il souligne qu’elle réclame des stratégies de plantation et de préservation, de même que les autres procédés de méthanisation (qui peuvent utiliser des déchets organiques); mais également pour les matières premières des batteries ou procédés photovoltaïques[3].
Si les énergies renouvelables sont donc indiscutablement l’avenir, Amulya Reddy insistant ici sur l’importance, il y a plus de vingt ans désormais, d’élaborer un véritable « manifeste pour les énergies renouvelables », elles ne demeurent cependant qu’un moyen, évolutif, et il souligne de ce point de vue l’opposition entre « les technologues » et les agents de terrain, entre le besoin humain immédiat et les promesses « tombées du ciel » pour les pauvres. Lui-même, en se plaçant du point de vue du Sud et au concret, relève que dans presque tous les domaines il faut envisager trois étapes : l’immédiat disponible, le futur proche, puis l’avenir le plus souhaitable et le meilleur pour la planète. Ainsi en est-il dans le domaine de la cuisson domestique où, si « les développements futurs doivent être basés sur des fours électriques, la chaleur cogénérée et les fours solaires thermiques et à induction », écrit-il, « l’avenir à long terme appartiendra peut-être aux fours à base de combustibles dérivés de la biomasse »[4].
On pense au final, à entendre Amulya K. N. Reddy réfléchir sur la nature et l’importance des énergies renouvelables pour les pays des Suds, à ce que pouvait écrire l’économiste pionnier de la notion de « décroissance » Nicholas Georgescu-Roegen (1906-1994). Une recette de cuisine, disait-il, ce n’est pas seulement une liste d’ingrédients. Une transition ou une stratégie énergétiques non plus. C’est aussi « une certaine combinaison méthodique et fragmentée de ces ingrédients »[5].
– Frédéric Caille
Vues des Suds : une perspective générique sur les énergies renouvelables
L’augmentation de l’utilisation de combustibles fossiles depuis le milieu du 19e siècle environ et leur insoutenabilité croissante ont conduit à une demande également croissante d’énergies renouvelables[6]. Puisque cette demande a même pris une tendance fondamentaliste, une question se pose : faut-il viser un « développement » (durable/soutenable) ou de « l’énergie renouvelable » à tout prix? Le point de vue défendu ici est qu’il faut viser un développement soutenable dont l’énergie renouvelable soit un instrument. Mais les sources d’énergies renouvelables ne peuvent être toujours considérées comme synonymes de soutenabilité. Des sources renouvelables peuvent être utilisées de manière non renouvelable, et des sources non renouvelables peuvent l’être de manière quasi-renouvelable pour une finalité d’usage spécifique. Tandis qu’un-e « fondamentaliste des énergies renouvelables » proscrirait l’utilisation d’une ressource non-renouvelable sans tenir compte de son équité et de ses autres avantages, une perspective de développement durable/soutenable appuierait l’usage d’une ressource non-renouvelable, si cela peut considérablement améliorer la qualité de vie durant une période transitoire et faire gagner du temps, avant qu’une solution uniquement renouvelable soit mise en œuvre.
Après avoir indiqué les relations réciproques entre l’énergie de la biomasse, les énergies renouvelables et le développement (urbain et rural) durable/soutenable, nous envisagerons ci-dessous les stratégies énergétiques génériques visant à atteindre l’objectif du développement durable. Ensuite, les stratégies spécifiques concernant les énergies renouvelables, et l’énergie de la biomasse en particulier, seront mentionnées. Puis, une brève description des obstacles aux énergies renouvelables sera exposée dans une analyse de type SWOT[7] – Forces – Faiblesses – Opportunités – Menaces (Strengths – Weaknesses – Opportunities – Threats). Tout en abordant certains des fils conducteurs de la dissémination des Technologies des Énergies Renouvelables (RETs/Renewable Energy Technologies), les caractéristiques d’un paquet de politiques publiques sur les Énergies Renouvelables (REPP/Renewable Energy Policy Package) pour un développement soutenable seront évoquées. Enfin, une orientation sera proposée pour les Technologies des Énergies Renouvelables à court, moyen et long terme, de même que les implications généralement positives des sources d’énergie qui y sont associées.
L’essor des combustibles fossiles et de leur insoutenabilité
À compter du milieu du 19e siècle, les sociétés humaines acquirent dans une succession rapide le contrôle du charbon, de la vapeur, du pétrole, de l’électricité et du gaz naturel. Parallèlement à la montée des combustibles fossiles, il y eut un déclin de l’usage des sources primaires d’énergies renouvelables. Avec ces changements dans les « sources primaires » d’énergie (c’est-à-dire les sources d’énergie disponibles naturellement), d’énormes bonds furent réalisés en termes de puissance. De nouvelles et spectaculaires possibilités ont émergé.
Mais parallèlement à ces opportunités, de nouvelles menaces ont émergé. Les impacts environnementaux ont augmenté en intensité. Au début, il y a eu une grave dégradation environnementale locale, puis nationale, puis une dégradation transfrontalière/régionale, et enfin des impacts mondiaux. Il était de plus en plus évident que les gaz à effet de serre (GES) s’accumulaient dans l’atmosphère et qu’il y avait une réelle possibilité de réchauffement de la planète et d’importants changements climatiques.
D’autres menaces planaient, selon lesquelles les ressources en combustibles fossiles, en particulier le pétrole (qui était concentré dans des zones spécifiques), risquaient d’être épuisées. Il s’est toutefois avéré que, dans l’ensemble, à mesure que la consommation augmentait, de nouveaux gisements étaient découverts. Et il sembla que les réserves augmentaient au fur et à mesure du report des dates d’épuisement prévues.
Malgré tout, la répartition non-uniforme des gisements de combustibles fossiles généra des troubles d’ordre géopolitique et sécuritaire, qui rendirent urgente la réduction de la dépendance à ces ressources. L’envolée du prix du pétrole durant les années 1970 aggrava la situation et conduisit à la remise en cause de la poursuite de la dépendance aux combustibles fossiles.
Les énergies renouvelables comme nouveau fondamentalisme
C’est dans ce contexte, dans les années 1980, que la demande d’énergies renouvelables – en particulier l’éolien, le petit hydroélectrique, le solaire thermique et photovoltaïque, la biomasse moderne[8] – gagna en intensité. Il y eut même une conférence des Nations-Unies sur « les sources d’énergies nouvelles et renouvelables » à Nairobi en 1981.
Bien que les pays en voie de développement aient beaucoup moins contribué aux niveaux élevés actuels de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, l’augmentation continue de leurs émissions fut extrapolée à des degrés dangereux pour l’avenir, et elle inquiéta les pays industrialisés. Un expert affirma même :
… il existe un consensus général selon lequel, en 1988, environ les trois-quarts du CO2 provenant de la combustion de combustibles fossiles émanaient des pays industrialisés. Mais quand les sources non-industrielles étaient incluses (par exemple les feux de forêt et d’autres changements d’usage des terres), la contribution des pays industrialisés était d’environ 56 %… L’analyse des données disponibles suggère que les émissions historiques de combustibles fossiles des pays en développement ne représentent qu’environ 14 % du total global, comparé aux 28 % actuels d’émissions de CO2 issues des combustibles fossiles…[9]
Les pays émergents, avec trois fois plus de population que les pays développés, ont été bien moins responsables de la pollution cumulée de l’atmosphère mondiale par les gaz à effet de serre, et même aujourd’hui ils polluent toujours moins que les pays développés. Mais, la contribution de ces pays à la concentration de gaz à effet de serre dans l’atmosphère augmente continuellement!
Ce n’est pas une surprise, donc, que les débats habituels et récents sur les systèmes énergétiques dans les forums internationaux aient été constamment dominés par l’objectif d’élimination des gaz à effet de serre, et de prévention/minimisation du changement climatique. Cela reflète les préoccupations des pays industrialisés.
En conséquence, l’accent est désormais mis sur les énergies renouvelables. Maximiser les énergies renouvelables est devenu une fin en soi. Et ceux et celles qui les défendent sont devenu-e-s des « fondamentalistes des énergies renouvelables ». Certain-e-s exigent même que les règles du jeu soient faussées en faveur des énergies renouvelables. Ainsi, la protection de l’environnement est devenue la préoccupation dominante et presque exclusive.
Cet accent mis sur les énergies renouvelables a été encouragé par les pays industrialisés. En dépit d’avoir majoritairement contribué à l’accumulation des gaz à effet de serre, ces derniers ont commencé à faire pression sur les pays en développement pour qu’ils réduisent leurs émissions principalement en se concentrant sur les sources d’énergies renouvelables. Par ailleurs, il ne faut pas manquer de souligner le rôle négatif et contre-productif joué par cet important détournement important des rares et précieux talents des Suds vers l’analyse de l’atténuation des gaz à effet de serre dans les pays émergents, alors même que le problème provient principalement des modes de consommation d’énergie du Nord.
L’objectif doit-il être le développement durable/soutenable ou les énergies renouvelables?
Dans ce contexte, la question se pose de savoir si les énergies renouvelables doivent être une fin en soi ou un moyen pour parvenir à une fin. La réponse varie selon que l’objectif est la diffusion d’une technologie en tant que telle, ou l’amélioration de la condition de vie des personnes par la diffusion d’une technologie.
Il est supposé ici que l’objectif doit être le développement durable. L’objectif du développement durable/soutenable implique des critères d’efficacité économique, de justice distributive en termes d’équité et d’accès (en particulier pour les pauvres, les femmes, et les zones rurales), d’autonomie/encapacitation des personnes, et de protection de l’environnement[10].
Ainsi, les énergies renouvelables ne devraient pas être un objectif en soi; elles ne devraient être qu’un instrument pour atteindre l’objectif d’un développement durable/soutenable. Cependant, les énergies renouvelables sont particulièrement appropriées pour faire avancer le développement durable car, en plus d’être respectueuses de l’environnement, elles sont invariablement disponibles localement. De plus, elles sont décentralisées et elles facilitent donc l’encapacitation-empowerment des individus et des communautés, et renforcent leur autonomie. Néanmoins, comme tout instrument, elles se doivent d’être conçues de façon appropriée et utilisées efficacement. Ainsi, les énergies renouvelables ne peuvent assurer ipso facto le développement durable. Elles doivent mériter leur place de manière à être compatibles et intégrées aux objectifs du développement soutenable.
Cette distinction entre « énergies renouvelables » et « développement soutenable/durable » importe particulièrement parce que l’un et l’autre ne jouissent généralement pas du même statut politique. Le développement durable est souvent avancé du bout des lèvres par les porte-parole des pays au niveau international mais, à l’intérieur de ces pays, il n’y a pas d’instruments politiques et économiques pour sa mise en œuvre. Pire encore, suivant certaines interprétations des pays industrialisés, le développement durable est souvent assimilé à un développement respectueux de l’environnement en ignorant ses dimensions d’équité et d’encapacitation-empowerment-autonomisation.
Renouvelabilité et durabilité
Les sources « renouvelables » ne doivent pas être considérées comme étant synonymes d’« intarissables » et d’« inépuisables ». Il est bien connu que même les sources renouvelables peuvent être utilisées de manière non renouvelable, par exemple lorsque le taux d’extraction dépasse le taux de régénération de la ressource.
L’exemple classique est lorsque les forêts sont défrichées et que le bois est extrait à un taux bien supérieur à son taux de croissance. L’histoire regorge d’exemples où des zones densément boisées ont perdu leur couvert arboré.
Ce qui n’est souvent pas évalué à sa juste valeur, c’est que les sources d’énergies non renouvelables peuvent être utilisées de manière quasi-renouvelable pour répondre une utilisation finale, au sens où le taux d’épuisement dû à cette utilisation finale est négligeable par rapport à l’importance des réserves et à la consommation pour d’autres tâches. Dans une telle situation, un « fondamentaliste des énergies renouvelables » interdirait l’utilisation d’une ressource non renouvelable indépendamment de ses autres avantages, et il insisterait pour qu’une ressource renouvelable soit utilisée nonobstant son incompatibilité avec l’équité et ses inconvénients environnementaux.
Par contraste, une vision axée sur le développement durable/soutenable exige de considérer l’équité et d’autres dimensions qui peuvent légitimer l’usage de ressources non renouvelables, en se fondant sur l’amélioration cruciale de la qualité de vie pendant une période transitoire, afin de gagner du temps avant qu’une solution renouvelable complète ne soit mise en œuvre. Il est probable que ce soit sur la base de cette compréhension que, dans de nombreux pays d’Amérique latine, le GPL (Gaz de Pétrole Liquéfié) soit diffusé dans les zones rurales pour la cuisine et préféré au bois de feu[11].
Développement durable, énergie de la biomasse et énergies renouvelables
Les relations réciproques entre l’énergie renouvelable, la biomasse et le développement soutenable sont décrite dans la littérature scientifique récente (Reddy, 1991)[12]. L’ensemble des Technologies des Énergies Renouvelables (RETs) au bas du schéma comprend des RETs centralisées et décentralisées. Les RETs décentralisées sont très adaptées aux zones rurales. Ces RETs décentralisées rurales peuvent être de deux types, celles qui reposent sur la biomasse et celles qui ne reposent pas sur la biomasse. Ensemble, elles sont la base énergétique du développement rural soutenable. Les RETs centralisées, qui sont adaptées aux zones urbaines, sont également de deux types : reposant ou ne reposant pas sur la biomasse. Ensemble, elles peuvent être la base énergétique du développement urbain soutenable. Il est important de maintenir une synergie à la fois entre les énergies pour le développement rural soutenable et les énergies pour le développement urbain soutenable, et entre les deux développements eux-mêmes.
Les agences spécialisées en charge de l’énergie de la biomasse et de l’énergie rurale sont absentes de la plupart des pays. En Inde, par exemple, seules les énergies renouvelables ont reçu une approbation politique au travers de la formation d’un ministère des Sources d’énergie non conventionnelles. Mais, il est facile de voir que, en particulier lorsque les forces du marché sont prioritaires, l’accent mis sur les énergies renouvelables peut entraîner une préoccupation pour les technologies qui s’adressent aux besoins énergétiques urbains et à l’énergie de la biomasse centralisée. Qui plus est, il y a bien moins d’accentuation sur l’énergie de la biomasse que sur le solaire photovoltaïque. Cette disparité est peut-être due au fait les pays industrialisés peuvent jouer un plus grand rôle dans la vente de panneaux et de dispositifs photovoltaïques que dans la culture et la valorisation de la biomasse.
Des stratégies énergétiques pour faire progresser le développement soutenable
Si la définition des buts ou des objectifs est cruciale, il est nécessaire d’aller au-delà pour atteindre l’étape de la formulation des stratégies ou des plans généraux pour atteindre les objectifs. Si l’énergie est un instrument de développement soutenable, alors les stratégies énergétiques associées doivent :
- se concentrer sur les services énergétiques (plutôt que sur la simple consommation d’énergie), en particulier pour la satisfaction des besoins essentiels,
- garantir l’accès à des services énergétiques modernes pour tout le monde (impliquant une obligation de la part des fournisseurs d’énergie),
- impliquer un mélange rationnel de sources centralisées « plus propres » (pas seulement les sources conventionnelles mais aussi la prochaine génération de technologies utilisant des combustibles fossiles) et de sources renouvelables centralisées et décentralisées, avec des améliorations de rendements,
- ne pas dépendre uniquement de l’action gouvernementale « descendante », top-down, mais s’appuyer également sur l’action entrepreneuriale et communautaire,
- renforcer les capacités autochtones,
- concevoir un rôle pour les autres parties prenantes (les groupes de défense de l’environnement, les consommateurs et consommatrices présent-e-s et potentiel-le-s, etc.).
Des stratégies énergétiques spécifiques pour les énergies renouvelables en général et pour l’énergie de la biomasse en particulier
Outre les stratégies génériques évoquées ci-dessus, communes à toutes les sources d’énergie, les caractéristiques propres aux sources renouvelables nécessitent des stratégies spécifiques pour ces sources.
D’abord, l’accent mis sur un mix rationnel de ressources énergétiques intégrées – sources conventionnelles, sources renouvelables (centralisées et décentralisées), améliorations de l’efficacité énergétique – signifie que les énergies renouvelables doivent conquérir par elles-mêmes une place légitime dans le mix énergétique. Ceci exige d’établir et de conserver des règles du jeu équitables, ainsi que de promouvoir et de garantir la concurrence au sein du mix énergétique.
Deuxièmement, il faut reconnaître que, contrairement aux sources d’énergie centralisées conventionnelles, la plupart des technologies des énergies renouvelables sont encore en phase de maturation. C’est notamment le cas avec l’utilisation énergétique non traditionnelle de la biomasse. Il doit donc y avoir des stratégies spécifiques pour aider les technologies des énergies renouvelables à mûrir.
Troisièmement, tandis que les liens entre les sources d’énergie et les utilisations finales via les matériels d’utilisation finale – ce que l’on appelle les « cycles du combustible » – sont bien établis dans le cas des sources conventionnelles, ces liens doivent être créés et entretenus dans le cas des sources renouvelables. Par conséquent, des stratégies spécifiques sont nécessaires pour le développement et la diffusion de dispositifs d’utilisation finale efficaces permettant de réduire les besoins en sources renouvelables[13].
Quatrièmement, alors que la plupart des ressources énergétiques renouvelables – comme les énergies non renouvelables conventionnelles (pétrole, naturel, charbon) – sont « données » par la nature, la production de biomasse peut quant à elle être augmentée par les plantations. Par conséquent, des stratégies spécifiques pour augmenter la disponibilité de la biomasse peuvent être nécessaires.
Les obstacles aux énergies renouvelables
Aussi bien conçues les stratégies spécifiques aux énergies renouvelables soient-elles, il est peu probable qu’elles réussissent sans que les obstacles auxquels ces énergies sont confrontées ne soient identifiés et que des actions publiques adaptées n’interviennent pour les surmonter.
Un premier sous-ensemble d’obstacles est associé à la commercialisation. Les Technologies des Énergies Renouvelables (RETs) peuvent avoir des problèmes techniques caractéristiques qui doivent être résolus par la recherche, le développement et la démonstration (R-D-D) avant diffusion sur le marché[14]. Malheureusement, les institutions R-D-D des pays en développement souffrent d’un certain nombre de pénuries (formation des personnels, infrastructures, financement, information, etc.).
Le sous-ensemble de barrières liées au marché comprend :
- les subventions (ouvertes et cachées) aux énergies conventionnelles, notamment aux énergies fossiles, qui donnent à leurs systèmes énergétiques un avantage injuste par rapport aux systèmes d’énergies renouvelables;
- les prix du marché qui ne reflètent pas les coûts et les dommages environnementaux et qui masquent les avantages environnementaux frappants des options énergétiques nouvelles et plus propres;
- l’accès limité aux informations, particulièrement à propos de la disponibilité des sources d’énergie renouvelables et des technologies permettant l’utilisation de ces ressources;
- la sensibilité au coût initial (là où les décisions sont basées sur l’investissement de départ plutôt que sur le cycle de vie des matériels), laquelle plaide pour des crédits à la consommation par le biais de la microfinance et d’autres mécanismes très importants pour la diffusion de petits systèmes d’énergie renouvelable;
- la méconnaissance et l’inefficacité des institutions financières vis-à-vis des investissements de petite échelle réclamés par les systèmes d’énergies renouvelables, entraînant un financement inadéquat des utilisateurs finaux pour l’achat et l’installation de systèmes d’énergie de biomasse;
- les incitations inadaptées ou le problème banal « propriétaire-locataire » (le « propriétaire » n’ayant aucun intérêt à investir dans les énergies renouvelables car c’est le « locataire » qui paie les factures d’énergie);
- l’indifférence aux coûts énergétiques (car ils représentent souvent une petite fraction des coûts totaux), conduisant à une faible attention portée aux options énergétiques alternatives.
- Un autre sous-ensemble de barrières est constitué d’obstacles non commerciaux, notamment :
- des intérêts particuliers (dans les secteurs privé et public) qui bénéficient du business-as-usual et autre statu quo des approches et pratiques et, par conséquent, résistent au changement;
- le manque « d’institutions » appropriées[15];
- l’absence d’une agence gouvernementale spécifiquement mandatée pour promouvoir le développement des énergies renouvelables;
- le manque de coordination entre les institutions impliquées dans le développement et la commercialisation des énergies renouvelables;
- les obstacles institutionnels tels que la position de monopole des services publics, lesquels n’ont pas intérêt à encourager des sources d’électricité concurrentes;
- les agences gouvernementales qui sont plus à l’aise avec les systèmes à grande échelle et centralisés et qui ont une culture étrangère à la nature modulaire des systèmes d’énergie renouvelable.
Analyse Forces-Faiblesses-Opportunités-Menaces (SWOT) des énergies renouvelables
Beaucoup de ces obstacles sont également reflétés dans l’analyse des énergies renouvelables présentée dans le tableau ci-dessous.
La dissémination des Technologies d’Énergies Renouvelables (RETs)
Puisqu’il existe des barrières s’opposant aux énergies renouvelables à tous les niveaux – au niveau international, gouvernemental, utilitaire, au niveau de la fabrication, de la distribution, de la consommation de matériels -, une approche multi-niveaux et multi-cibles est nécessaire, ainsi qu’un plaidoyer et une action simultanés à tous les niveaux. Cette approche doit s’adresser non seulement aux décideurs et décideuses du gouvernement, mais aussi aux politicien-ne-s, aux services publics, aux diverses catégories de consommateurs et consommatrices, aux médias et à la société civile. L’approche top-down, du haut vers le bas, suivie par les organisations internationales et les gouvernements est nécessaire mais non suffisante. L’un des problèmes est que les gouvernements et leurs bureaucraties sont souvent victimes, quand ce n’est pas gardiens et propagateurs, de paradigmes obsolètes. Aussi les changements de paradigme nécessitent-ils assurément la pression bottom-up ascendante simultanée de la société civile.
Par-delà la mise au point et la démonstration des technologies, ce qui est essentiel est leur diffusion ou dissémination. Et c’est un autre « type de jeu ». Car, fabriquer des milliers, voire des millions d’unités est un défi totalement différent de celui de ne réaliser qu’une seule fois. Et la mise en place et l’exploitation de centaines ou de milliers d’unités est bien différente d’une seule démonstration.
Aussi, malgré l’enthousiasme traditionnel des autorités pour précipiter les mises en œuvre avec des paliers brusques ou une augmentation linéaire rapide de la pénétration des technologies, il est préférable de commencer par une diffusion lente intégrant les retours d’expériences d’essais sur le terrain, puis d’accélérer ensuite pour atteindre la saturation. En d’autres termes, il est préférable de suivre une « courbe logistique » pour assurer la dissémination[16].
Puisque non seulement la technologie, mais aussi l’économie, le financement, la gestion, la formation, les institutions, etc., sont essentiels, il est important d’avoir des « packages de mise en œuvre » ou « packages d’implémentation » (IMPACKS), c’est-à-dire des ensembles matériels et logiciels complets permettant de guider la diffusion et la réplication de la technologie. Il est donc assez clair que l’évolution doit aller des matériels vers les logiciels puis les systèmes d’intégration.
Si l’intérêt que l’on porte aux énergies renouvelables ne réside pas seulement dans leur analyse mais aussi dans leur mise en œuvre, toute la gamme des activités d’Information, Formation, Analyse, Plaidoyer et Action (INTAAACT[17]) prend de l’importance. Une part cruciale de l’action est la commercialisation qui s’étend des prototypes aux produits économiques proprement dits.
Avec l’accumulation d’expérience et la prise de conscience des défauts de la diffusion et mise en œuvre des technologies contrôlées par l’État, l’option de la privatisation, avec son accent sur le marché, a été proposée comme une solution au problème de pilotage et de contrôle des ressources et installations. Dans ce contexte, les exemples des cabines téléphoniques locales et internationales (STD/ISD) et des connexions pour la télévision par câble méritent d’être pris en considération car ils ont montré une prolifération spectaculaire des services d’information à travers l’initiative entrepreneuriale. Dans ces deux cas, les entrepreneurs et entrepreneuses pouvaient entrer sur le marché avec des investissements à leur portée, fournir des services à la clientèle à des prix abordables, et réaliser des bénéfices intéressants qui plus est.
Cependant, même dans ces cas de réussite entrepreneuriale, le rôle du gouvernement consistant à fournir un environnement favorable est crucial. Ce rôle comprend notamment la décision délibérée de laisser le processus au secteur privé.
Le marché peut être un excellent répartiteur de ressources humaines, matérielles et énergétiques, mais il n’est pas parfait. Il a à la fois du pouvoir et des limites. En particulier, il n’est pas très performant en matière d’équité, d’environnement et de long terme, c’est-à-dire dans des situations qui ne garantissent qu’un faible taux d’actualisation des investissements. Alors que le marché peut assurer la croissance économique, il ne peut assurer un développement durable. Dans ce débat, on oublie invariablement que l’initiative individuelle soumise au contrôle de la communauté locale est une troisième option distincte qui a des caractéristiques très attrayantes[18].
Un paquet « énergies renouvelables – développement durable » en matière d’action publique
Alors que les stratégies sont des plans d’ensemble afin d’atteindre des objectifs définis, les politiques publiques sont le détail des actions nécessaires à la mise en œuvre des stratégies. De toute évidence, les discussions sur les politiques publiques n’ont pas de sens sans spécifier les stratégies auxquelles ces politiques sont supposées correspondre. Malheureusement, les discussions de politiques publiques se déroulent trop souvent sans préciser les stratégies sous-jacentes.
Puisqu’il est peu probable qu’une seule politique publique en matière d’énergies renouvelables suffise à mettre en œuvre les stratégies énergétiques associées, ce qu’il faut c’est un « paquet » de politiques publiques sur les énergies renouvelables, c’est-à-dire un ensemble de politiques qui découlent logiquement des stratégies. Ainsi, en plus de toutes les politiques nécessaires pour que l’énergie favorise le développement durable, il doit y avoir des politiques spéciales en faveur des énergies renouvelables, afin de leur permettre de surmonter leurs obstacles spécifiques.
La condition nécessaire pour que les énergies renouvelables gagnent une place légitime dans le mix énergétique est l’établissement et le maintien de règles du jeu équitables pour toutes les sources d’énergie, ainsi que la promotion et la sauvegarde de la concurrence au sein de ce mix. Malheureusement, de nombreuses sources conventionnelles, en particulier les sources de combustibles fossiles, bénéficient de toutes sortes de subventions explicites et implicites, en excluant leurs coûts externes réels. Par conséquent, il faudrait idéalement mettre en œuvre des politiques publiques pour éliminer les subventions permanentes et s’assurer que les coûts sociaux et environnementaux se reflètent dans la tarification. À défaut, une alternative peut-être moins satisfaisante mais nécessaire serait d’accorder aux énergies renouvelables des subventions compensatoires ou des certifications « vertes ».
Le plaidoyer pour des mixtes rationnels de sources énergétiques conventionnelles, de sources renouvelables et l’amélioration de leur efficacité implique que la part des sources renouvelables ne soit pas stipulée par avance; elle doit plutôt être le résultat d’une expérience et d’une pratique. Cependant, en attendant que cette pratique détermine la part des renouvelables, les expériences déjà menées montrent que cette part s’avère être de l’ordre de 10 %[19]. De plus, les énergies renouvelables (à l’exclusion de la biomasse traditionnelle) représentent actuellement une si petite part dans les modèles d’utilisation énergétique totale qu’il est nécessaire de corriger les préjugés à leur encontre.
Une étape importante dans cette direction consiste à élaborer un véritable « manifeste pour les énergies renouvelables »[20]. Une part essentielle d’un tel manifeste serait la définition d’objectifs intermédiaires pour les énergies renouvelables. Fixer un objectif envoie un signal économique et politique fort qui peut amplifier la puissance du marché. Un exemple impressionnant d’un tel objectif est celui de la résolution prise par les ministres de l’environnement d’Amérique latine et des Caraïbes au Forum de São Paulo en mai 2002, visant à « augmenter dans la région l’utilisation d’énergies renouvelables à 10 % du total de la consommation énergétique d’ici 2010 »[21]. Tout aussi impressionnant est l’objectif de l’Union européenne d’atteindre 12 % d’énergies renouvelables d’ici 2010[22]. Force est de constater qu’un tel objectif doit être un élément crucial d’un paquet « énergies renouvelables – développement durable » en matière d’action publique.
Étant donné que la plupart des technologies d’énergie renouvelable arrivent à maturité et que leurs coûts diminuent, il doit y avoir des politiques spéciales pour promouvoir les progrès technologiques et l’apprentissage organisationnel qui leur correspond. De plus, étant donné que les coûts des technologies des énergies renouvelables sont en baisse en raison de ces deux facteurs, elles ne doivent pas être comparées sur la base de leurs coûts actuels. Leurs places dans le mix énergétique doivent être déterminées sur la base de leurs coûts futurs suite au progrès technique et à l’apprentissage organisationnel. Cela signifie que la différence entre le présent et le futur doit être compensée par des politiques publiques spécifiques. Si des subventions peuvent être des instruments d’action publique pertinents, elles doivent être limitées dans le temps et justifiées par la promotion effective des avancées technologiques et des apprentissages organisationnels.
Étant donné que les caractéristiques économiques d’une source d’énergie renouvelable dépendent de la vente de sa « production »[23] (disons l’électricité), il est vital que le gouvernement élabore et mette en œuvre des politiques de garantie à long terme des achats à un prix raisonnable. L’exemple le plus connu d’une telle mesure est le Public Utilities Regulatory Policy Act (PURPA) mis en place aux États-Unis en 1978 et qui oblige les services publics à racheter l’électricité produite à partir de sources renouvelables à des tarifs raisonnables avec des contrats de long terme[24]. Cela a été la seule mesure utile qui ait conduit à une augmentation spectaculaire de la production électrique indépendante. De même en Inde les facilités de transport et de financement proposées par les agences d’électricité ont permis la croissance de l’énergie éolienne à plus de 800 MW.
Malheureusement, la privatisation des régies d’électricité et leur obligation de fonctionner selon des objectifs commerciaux (non lestés de responsabilités environnementales) peuvent menacer l’avenir des énergies renouvelables, comme cela s’est produit aux États-Unis. Dans un contexte de restructuration et de réforme du secteur électrique, les tentatives de protection des énergies renouvelables aux États-Unis ont entraîné des mesures telles que la Norme de portefeuille renouvelable 11 (RPS)[25]. Selon le RPS, chaque fournisseur d’électricité doit fournir un pourcentage minimum (spécifié par le gouvernement, disons 0,5 %) d’énergies renouvelables dans son portefeuille d’approvisionnement en électricité. Les détaillants d’électricité sont libres d’obtenir les énergies renouvelables à partir de leurs propres installations ou par l’achat auprès d’autres fournisseurs.
En résumé, un paquet « énergies renouvelables – développement durable » en matière d’action publique doit comprendre :
- un manifeste sur les énergies renouvelables,
- la définition d’objectifs (comme mesures intérimaires) pour les énergies renouvelables,
- la protection de la place des énergies renouvelables avec des mesures particulières en matière d’approvisionnement et d’utilisation finale,
- des achats assurés à des prix raisonnables de carburants et d’électricité d’origine renouvelable,
- la promotion des avancées technologiques et de l’apprentissage organisationnel liés aux énergies renouvelables,
- l’établissement et le maintien de règles du jeu équitables pour toutes les sources d’énergie,
- la promotion et la sauvegarde de la concurrence au sein du mix énergétique.
Les technologies d’énergie renouvelable pour le court, le moyen et le long terme
L’identification des options technologiques pour les sources/dispositifs renouvelables dépend beaucoup de l’horizon temporel. Malheureusement, deux tendances extrêmes peuvent être observées. Les agent-e-s de développement de terrain sont préoccupé-e-s par les problèmes immédiats des personnes avec lesquelles elles/ils travaillent directement. En conséquence, elles/ils ont tendance à choisir des options technologiques immédiatement disponibles dans le commerce. Elles/ils utilisent un taux d’actualisation très élevé pour leurs décisions technologiques en étant totalement préoccupé-e-s par le présent. En revanche, les expert-e-s techniques sont enthousiasmé-e-s par les possibilités technologiques. Elles/ils parlent de solutions futuristes comme si elles étaient déjà valables. Elles/ils utilisent un très faible taux d’actualisation pour leurs décisions technologiques en étant totalement préoccupé-e-s par le futur lointain. Ainsi, les agent-e-s de développement rural de terrain sont préoccupé-e-s par de véritables êtres humains et se limitent à des remèdes « pansements » en oubliant les solutions durables ultimes. En revanche, les technologues sont parfois épris-es d’innovations technologiques, quand bien même celles-ci prendraient un temps assez considérable pour devenir des réalités. Elles/ils se soucient bien peu du fait qu’en attendant « le gâteau tombé du ciel », les gens sont condamnés à rester dans leur misère présente.
De toute évidence, une approche oui/non doit être évitée. En partant de la technologie présente (la condition initiale), il est nécessaire de disposer de trois types de technologies pour chaque tâche consommatrice d’énergie. Une technologie à court terme devrait conduire à des améliorations par rapport à la situation actuelle. Une technologie à moyen terme pour réaliser des avancées spectaculaires devrait être disponible dans cinq à dix ans. Et une technologie à long terme devrait prévaloir après, disons, 20 à 30 ans et fournir une solution durable optimale. Dans l’idéal, les technologies à court, moyen et long terme devraient être compatibles entre elles à n’importe quel stade et devraient pouvoir être mises à niveau vers la meilleure version. Et dans les efforts de planification, il est sage d’avoir un portefeuille équilibré avec une combinaison de technologies à court, moyen et long terme. Cela garantira que les pouvoirs politiques soutiendront les technologies à long terme en raison de garanties d’améliorations à court terme avant les prochaines élections.
En ce qui concerne l’électricité en tant que vecteur d’énergie pratique, l’accent est actuellement mis sur le réseau. Cependant, en raison des problèmes d’approvisionnement du réseau pour de petites charges dispersées, l’attrait pour la production décentralisée d’électricité va croissant. Lorsqu’elle est appropriée, la production décentralisée à partir de la biomasse et de sources intermittentes telles que l’éolien, le petit hydroélectrique, le solaire photovoltaïque et thermique, a un rôle à jouer. De nouvelles possibilités apparaissent en raison du développement des micro-turbines. La génération des carburants à base de biomasse pour faire fonctionner des piles à combustible est une option intéressante à long terme, notamment parce qu’il existe des possibilités de générer un surplus d’énergie de base qui peut être exporté des zones rurales vers les zones urbaines et les métropoles.
Actuellement, le combustible prédominant dans les zones rurales est la biomasse, en particulier le bois de feu et les résidus de récoltes agricoles. Améliorer l’efficacité des foyers dans lesquels ces sources de biomasse sont brûlées est un défi immédiat, mais le passage aux poêles et fours alimentés au gaz naturel et au GPL est une prochaine étape évidente. Mais les carburants de type GPL dérivés de la biomasse, appelés biocarburants, sont la réponse à moyen et long terme.
Dans le cas de la cuisine, la perspective devrait être de partir des présents poêles insalubres et inefficaces, utilisant du bois de chauffage ardemment ramassé, pour aller vers des poêles à bois améliorés, puis des réchauds à gaz, avant les réchauds propres, efficaces et pratiques fonctionnant à l’électricité ou aux biocarburants à base de biomasse gazéifiée.
L’approvisionnement en eau potable est une tâche cruciale qui apporte énormément en termes de santé. Mais il faut invariablement des apports d’énergie pour aller de l’eau de surface (souvent contaminée) à l’eau souterraine « sûre », extraite des puits tubulaires, à l’eau filtrée ou traitée, puis à l’eau potable courante acheminée par canalisation.
Avec environ 70 % des ménages ruraux sans raccordement électrique et donc s’éclairant uniquement à l’aide de lampes brûlant des huiles végétales ou du kérosène, la voie à suivre serait d’utiliser des ampoules électriques à incandescence, remplacées aussi rapidement que possible par des tubes fluorescents, pour aboutir aux lampes fluorescentes compactes.
Des améliorations radicales de la qualité de vie dépendent souvent du remplacement des humains et de la traction animale par une force motrice basée sur des moteurs électriques et des moteurs à carburant. Aujourd’hui, les combustibles fossiles sont des sources conventionnelles pour les moteurs, mais les prototypes fonctionnant aux combustibles dérivés de la biomasse et à l’hydrogène sont l’avenir. En parallèle, des moteurs avec un rendement beaucoup plus élevé devraient être mis en œuvre.
Le sort des femmes est très lié au fait qu’elles ont pour obligation de fournir d’énormes efforts physiques pénibles pour effectuer diverses tâches ménagères. Un objectif clef de l’énergie rurale doit être de remplacer ce travail manuel par des appareils. Les progrès pourraient aller de simples appareils électroménagers à des appareils efficaces, puis super-efficaces.
Les industries rurales telles que la poterie et la métallurgie sont actuellement basées sur des procédés de chaleur issus du bois de feu et d’autres sources de biomasse telles que la bagasse de canne à sucre. Les développements futurs doivent être basés sur des fours électriques, la chaleur cogénérée et les fours solaires thermiques et à induction. L’avenir à long terme appartiendra peut-être aux fours à base de combustibles dérivés de la biomasse.
Le transport rural, en particulier à l’intérieur des villages et de la maison à la ferme et vice versa, est aujourd’hui basé en grande partie sur des véhicules à traction animale et des vélos à propulsion humaine. Cependant, la mécanisation progresse avec des véhicules alimentés aux produits pétroliers, essence et diesel. Les véhicules au gaz naturel sont tenus de jouer un rôle. À moyen terme, cependant, les véhicules pourront rouler à partir de combustibles dérivés de la biomasse tels que le gaz de production, le méthanol et l’éthanol, et à plus long terme, les véhicules à pile à combustible seront l’option.
Implications générales des stratégies et politiques publiques relatives aux énergies renouvelables
Si les stratégies et les politiques en matière d’énergies renouvelables sont orientées vers un objectif de développement durable de la manière décrite ci-dessus, elles auront des implications pour d’autres problèmes sociaux urgents. Surtout, elles se traduiront par une amélioration de la qualité de vie. Elles feront progresser la réduction de la pauvreté de manière directe. En outre, elles amélioreront considérablement la situation des femmes. La vie des enfants sera elle aussi améliorée. L’environnement et la santé des habitant-e-s prendront un tournant pour le meilleur. À long terme, il y aura un impact positif sur la croissance de la population. Ainsi, l’accent mis sur les énergies renouvelables aura un effet synergique sur tout un éventail de grands problèmes.
- https://www.businessfrance.fr/senegal-lancement-des-travaux-de-construction-d-une-centrale-a-gaz-de-300-mw ↵
- Aujourd’hui encore, ce type d’appareillage adapté est rare, les réfrigérateurs n’étant pas pensés pour les environnements non-tempérés, et quelques télévisions chinoises commençant seulement à fonctionner sur le 12 volts continu des petits ensembles photovoltaïques individuels. ↵
- Sur la méthanisation, sur laquelle a particulièrement travaillé Reddy, le débat est aujourd’hui révélateur de ce qu’il annonçait. Voir notamment le rapport parlementaire récent en France : Salmon Daniel, Rapport d'information fait au nom de la mission d'information sur « la méthanisation dans le mix énergétique : enjeux et impacts », n°872, 29 sept. 2021, en ligne : http://www.senat.fr/rap/r20-872/r20-872_mono.html. Les problèmes de taille des installations (plus de 200 camions/jour pour le plus gros projet à l’étude en France et qui connaît une forte opposition) et de modèle économique (24 millions d’euros de recettes annuelles pour ce même projet) valident l’approche élargie des enjeux que Reddy aura toujours défendue. Voir par exemple : https://www.lafranceagricole.fr/actualites/elevage/methanisation-le-plus-gros-projet-de-methaniseur-de-france-passe-mal-1,1,882308724.html ↵
- Sur l’importance des enjeux liés à la cuisson domestique, notamment solaire (en termes de déboisement, de santé, etc.), on signalera le travail pionnier et très convergent à celui de Reddy en Afrique de l’Ouest d’Abdoulaye Touré : F. Caille, « Aide-toi et le solaire t’aidera. Les leçons des objets solaires d’Abdoulaye Touré (1954-2020) », dans M. Badji et F. Caille (éds.), Le tailleur et ses modèles d’hier à demain. Approches juridiques et politiques croisées France-Sénégal, Dakar, L’Harmattan, 2022. ↵
- Antoine Missemer, Nicholas Georgescu-Roegen, pour une révolution bioéconomique suivi de De la science économique à la bioéconomie de Nicholas Georgescu-Roegen, Lyon, ENS éditions, 2013, p. 28. ↵
- « Cet article est une version allongée de la conférence du 29 mai 2000 présentée dans le cadre du cours « Énergies renouvelables pour les zones rurales » dispensé au centre ASTRA (Centre pour l'application des sciences et technologies aux espaces ruraux) de l’Institut Indien des Sciences. » ↵
- NdT : Reddy reprend ici l’analyse Strengths - Weaknesses - Opportunities - Threats (SWOT, acronyme qui rejoint le terme populaire « swot » = bosser, travailler). Cette perspective d’analyse est très présente dans les sciences anglo-saxonnes du marketing et du management. ↵
- Dans la mesure où la biomasse « traditionnelle », utilisée dans les dispositifs d'utilisation finale traditionnels, est responsable des faibles niveaux de services énergétiques, notamment dans les zones rurales des pays en développement, la nouvelle demande concernait des sources de biomasse modernisées et/ou des appareils d'utilisation finale modernes. (NdT : Reddy différencie ici la méthanisation moderne ou l’utilisation de réchauds améliorés de l’utilisation du bois de coupe pour la cuisine sur foyers ouverts, tel qu’en de nombreuses zones de l’Inde rurale ou du Sahel notamment). ↵
- M. Grubb et al., « Sharing the Burden », Confronting Climate Change - Risks, Implications and Responses, Cambridge University Press, 1992, p. 310. ↵
- NdT : Reddy emploie ici, comme dans plusieurs autres de ses textes, les termes « self-reliance/empowerment », assez courants dans les sciences sociales anglo-saxonnes mais toujours difficiles à rendre en français. Le second notamment n’est qu’imparfaitement rendu comme on le fait souvent par « pouvoir d’agir » ou « émancipation », ainsi que le relèvent divers auteurs et autrices. Voir par exemple Hache, E., Reclaim. Recueil de textes écoféministes, Paris, Cambourakis, 2016, p. 23. La notion d’« encapacitation » ici proposée renvoie à l’idée de capabilities proposée par l’économiste d’origine indienne Amartya Sen, le « pouvoir de » à l’entrecroisement de « capacités », « potentialités » et même « choix de vie ». Voir par exemple : Servet, J-M., Banquiers aux pieds nus : La microfinance, Paris, Odile Jacob, 2006, p. 423 et ss. ↵
- « Liquid Petroleum Gas in Brazil », in Energy for Sustainable Development, United Nations Development Programme, International Institute for Industrial Environmental Economics, Sweden, and International Energy Initiative, 2002, Chapter 4 « Energy Technologies and Policies for Rural Development », p. 127. ↵
- Le texte original comprend un schéma, non repris ici, des interactions et « synergies » entre systèmes d'énergies renouvelables ruraux et urbains. ↵
- NdT : On peut penser par exemple à l’apparition de téléviseurs 12 volts, qui fonctionnent sur une batterie et un petit panneau photovoltaïque, inventés et fabriqués en Chine et aujourd’hui courants en Afrique. ↵
- NdT : Le triptyque Recherche-Développement-Démonstration est très visible avec une technologie comme celle de la cuisson solaire. On peut ainsi penser au travail mené jusqu’à son décès en 2020 par le « monsieur soleil sénégalais » Abdoulaye Touré. ↵
- Le terme « institution » représente ici un « forum », ainsi que les règles d'interaction entre les organisations/individus dans ce forum. ↵
- Une courbe logistique « en S » est appropriée pour représenter la diffusion des énergies renouvelables en tant que « fonction du temps », car elle reflète une introduction progressive, suivie d'une acceptation de plus en plus rapide, et enfin une diminution à mesure qu’on approche de la saturation, de sorte que la pénétration pt = K/[1 + {KN(0)/N(0)} * e-rt], où K est le niveau de saturation, N(0) est le niveau d'acceptation initial et r détermine la pente. ↵
- NdT : C’est à la fin de sa carrière et surtout dans le cadre de l’IEI (International Energy Initiative) que Reddy a travaillé sur le modèle INTAAACT : Information, Training, Analysis, Advocacy and Action. ↵
- Reddy, A.K.N., “The Blessings of the Commons or How Pura Village dealt with the Tragedy of the Commons”, Energy for Sustainable Development, Vol. II, No.1, May 1995, 48-50. (NdT : l’auteur renvoie ici à son propre texte, traduit dans le présent ouvrage). ↵
- Selon la Vision 2030 du Pacific Gas & Electric (PG&E) de Californie, la part des énergies renouvelables devrait passer d'environ 6 % en 2010 à 15 % en 2020, puis 38 % en 2030. ↵
- Manifeste = appel à l'action. ↵
- Goldemberg, José, 2002, “The Brazilian Energy Initiative” (private communication). NdT : Une version publiée de la communication de José Goldemberg au Sommet Mondial sur le Développement Durable, citée par Reddy, avec lequel il a régulièrement travaillé – voir l’introduction du présent ouvrage – est disponible ici en ligne. Elle présente de nombreux points de convergence avec le présent texte de Reddy : The Brazilian Energy Initiative. Revised text after Johannesburg WSSD, 2 octobre 2002, 9 pages, https://www.bioenergy-lamnet.org/publications/source/goldembergsecondnewsletter.pdf. ↵
- NdT : En 2019, la part des énergies renouvelables dans la consommation finale brute d’énergie dans l'ensemble de l'Union européenne à 28 était de 18,9 %, Eurostat, extraction du 8 mars 2021, site INSEE.fr. Elle est fixée à 32 % en 2030 selon la directive 2018/2001 du Parlement européen. ↵
- NdT : Reddy emploie l’expression « its output » pour désigner ce qu’on appelle ici « production » d’une source primaire d’énergie et qui correspond en toute rigueur à la vente d’un « convertisseur » énergétique, tel que l’électricité en premier lieu, ou l’hydrogène probablement dans un futur proche, ou des formes mécaniques de stockage (air comprimé, disques à inertie, pompage d’eau en hauteur. ↵
- NdT : Pour plus de détails sur cette loi importante et sa réforme en cours, voir par exemple le site de l’association américaine de services publics d’électricité qui rassemble 2 000 villes du pays : https://www.publicpower.org/policy/public-utility-regulatory-policies-act-1978. ↵
- Une norme de portefeuille d'énergies renouvelables est une exigence de politique publique selon laquelle un petit mais croissant pourcentage du portefeuille d'alimentation électrique de la nation doit provenir de sources renouvelables comme l’éolien, le solaire, la biomasse et la géothermie. Ce type de norme peut mettre l'industrie de l'électricité sur la voie d'une augmentation de la prise en compte de la durabilité. ↵