7 Technologie, développement et environnement. Une réévaluation
Publié par le Programme des Nations Unies pour l’Environnement en 1979, la brochure que l’on va lire ci-dessous[1] est issue du séjour qu’effectua Amulya K. N. Reddy au Kenya durant plus d’un an[2]. Étrangement non-disponible en français, elle jouera selon ses propres mots un rôle très important dans la maturation de sa pensée sur la technique, le développement et la préservation environnementale. Et c’est donc au sens fort qu’il faut comprendre le terme anglais du titre, « a re-appraisal », « un ré-examen, une re-considération, une ré-évaluation » des interactions entre techniques, émergence socio-économique et conservation des milieux de vie.
Les intitulés des ateliers des deux groupes d’experts réunis en décembre 1975 et septembre 1976 à Nairobi, sur lesquels Amulya K. N. Reddy va appuyer son propos, résument la structure d’une réflexion qui s’interroge d’abord sur un « cadre conceptuel pour des technologies appropriées et respectueuses de l’environnement », avant de réfléchir, d’une manière sans doute plus datée pour nous désormais, sur une « méthodologie pour la sélection de technologies écologiquement rationnelles et appropriées ».
« Tout », en une cinquantaine d’année, depuis le début du 20e siècle, a été radicalement modifié par la technologie constate immédiatement Reddy, soit par le bond technique « le plus impressionnant de l’histoire de l’humanité ». Les habitats naturels, la société et ses institutions, les valeurs, les styles de vie, les modèles de réflexion et de transformation du monde, tout a été profondément impacté et modifié. Et que dire aujourd’hui, quarante ans plus tard!
Or, c’est parce qu’elle touche tout, qu’elle concerne tout, qu’elle nous concerne toutes et tous, et aussi les arbres et les champs, tous les vivants du globe, et même le grand substrat du non-vivant, que la technique, son évolution et sa direction, est le plus grand des enjeux de l’avenir, qu’elle exige un processus clair d’évaluation et de direction de « choix technologiques ». Il n’existe pas en effet, rappelle le scientifique Reddy, de « déterminisme » social ou technique des évolutions technologiques, et rien ne se fait que par la volonté d’une partie au moins des hommes. Il est possible d’envisager plusieurs types de développement d’un pays, comme il est possible d’envisager plusieurs types de technologies. Et il appartient donc aux humains de construire le sens de leur destin. « Le processus d’émergence et de développement socio-économique peut et doit être orienté, mais cette orientation nécessite le contrôle du développement technologique ainsi que de son application ».
C’est sur ces simples préalables, mais oh combien capitaux, qu’Amulya K. N. Reddy résume et développe la réflexion qui le conduit à défendre d’abord l’importance du concept de « technologie appropriée », un concept qui « implique un jugement de valeur » relève-t-il, ne serait-ce que par le simple fait que « toute considération du caractère ‘approprié’ d’une technologie reflète inévitablement un ensemble donné d’idées et d’hypothèses sur l’émergence socio-économique et les avantages et inconvénients des actions orientées vers un certain type de développement ».
La notion de « technologie appropriée », explique clairement Reddy dès le début de la brochure, est en somme un concept politique. Ou, du moins, aussi politique que celui des « technologies dites ‘modernes’ des pays développés », puisque même si les « technologies alternatives devraient être développées selon une méthodologie aussi moderne et sophistiquée que les autres », il n’en reste pas moins que seule, « faute d’un meilleur terme », « la technologie du monde développé est appelée (dans cette brochure comme ailleurs) ‘technologie moderne’ ».
Reddy se bat on le voit dès le début pour faire comprendre ce point si mal, sinon pas du tout perçu aujourd’hui encore : « Il est regrettable que les technologies des pays développés soient invariablement qualifiées de ‘hautes’ (high) technologies, contrairement aux technologies alternatives et traditionnelles transformées qui sont qualifiées de manière péjorative de ‘basses’ ou ‘faibles’ (low) technologies ». Une technologie traditionnelle « transformée », c’est-à-dire peut-être un peu mieux systématisée, ou standardisée, ou complétée en quelques aspects, n’est pas en effet moins efficace ou performante (pensons par exemple aux technologies de conservation ou de fermentation des laitages ou aliments, à certains modes de construction, aujourd’hui parfois redécouverts). Elle est simplement différente, avec ses avantages – sobriété en capital ou en énergie par exemple -, et ses problèmes – difficulté de mise en œuvre, rapidité d’exécution, vulnérabilité aux éléments naturels, etc.
On est de fait plus que troublé à relire à plusieurs décennies de distance les pages que consacre Amulya K. N. Reddy à ce thème. Il ne s’agit pas en effet ici de bougies, de pull de laine ou de plaques de feutres pour isoler les maisons, ainsi que la vulgate « low tech » réutilise depuis quelques années le terme. Il s’agit plus simplement, et plus fondamentalement, de ré-ouvrir le grand livre du choix techno-scientifique, de lever les yeux des progrès de puissance des puces de calcul et de rapidité des micro-processeurs, de dire qu’il est possible de poser une préférence pour les technologies qui se fondent dans les écosystèmes naturels en leur causant des perturbations minimales, plutôt que pour celles qui menacent la biosphère par des perturbations majeures[3].
La technologie n’est pas qu’une libération. Peut-être est-ce d’abord et simplement à cette évidence que la brochure d’Amulya K. N. Reddy nous ramène, si loin que nous soyons désormais engagés vers les nouveaux territoires des « métavers » et des reconstructions numériques du réel. Car, comme il l’explique, les techniques modernes, beaucoup plus que celles du passé, du fait de leur « plus forte intensité en capital et en énergie », ont un « effet d’amplification des inégalités », qu’il s’agisse des inégalités entre privilégiés et défavorisés au sein d’un même pays, ou des inégalités entre les pays eux-mêmes. La critique économique des technologies a bien montré, résume Reddy, que la technologie est « une spirale », avec « l’émergence de technologies de produits, de technologies de production et de technologies d’utilisation des ressources qui sont plus réactives et accessibles aux privilégiés qu’aux défavorisés », puis, « au prochain tournant de la spirale », du fait de l’accès inégal à ces technologies et aux ressources qu’elles procurent, avec « la stimulation du développement d’autres avancées technologiques qui vont alors accentuer encore plus les inégalités ».
La course à cette innovation/consommation nous est devenue familière. Les pays du Nord et les privilégiés des deux hémisphères sont toujours en avance d’une « Tesla » ou d’un smartphone, mais chacune et chacun, où qu’il soit, a son retard de taille d’écran, de connectivité, d’objet high-tech ou connecté, qui le distingue de celles et ceux qui le possèdent déjà, et qu’elle ou il doit rejoindre dans la satisfaction de la possessivité matérielle.
Il existait déjà en 1979, et aujourd’hui plus que jamais, comme l’écrit Reddy, très gandhien pour le coup, une « tendance incessante de la technologie moderne à bombarder de nouveaux produits des acheteurs rassasiés, laquelle conduit à la dévalorisation du plaisir de ce qui est simple, peu coûteux et impalpable, à détruire son attrait et à le remplacer par la consommation de ce qui est élaboré, ostentatoire et matériel, ce qui signifie que la technologie moderne fait surgir directement des modes de vie obsédés par la consommation qui génèrent des profits pour les producteurs, mais rarement la paix et le contentement pour les consommateurs ».
Critique banale, et presque moralisatrice dirait-on. Si les pénuries récentes suite à une pandémie, et les raréfactions d’approvisionnement en cours – énergies, bois, matériaux – ne nous rappelaient que de nombreuses vulnérabilités nouvelles se cachent sous les profusions et les abondances de la consommation mondialisée… Pays des Suds, peuples des Nords, la grande dépendance au numérique, à l’électrique[4], est peut-être en train de nous inventer de nouveaux conflits et de nouvelles servitudes, ce que Reddy déjà, avec toutes les argumentations en faveur d’un « Nouvel Ordre Économique International (NOEI) », jamais véritablement advenu on le sait, avait bien pressenti : « La technologie moderne répand le désir de styles de vie riches en même temps qu’elle limite à une petite élite les moyens de satisfaire véritablement ces désirs stimulés, et qu’elle jette ainsi les bases de l’aliénation et du conflit social ».
Il ne faut pas lire cette brochure pour se plaindre ou pour l’Histoire. Des émergences économiques et sociales considérables ont eu lieu depuis 1979 et sont encore en cours, des pays ont été et sont en voie d’être bouleversés, réaménagés, dans leurs territoires comme dans leurs valeurs sociales, comme l’ont été les nôtres. Amulya K. N. Reddy, on pourra s’en assurer, n’appelle pas à l’immobilisme. Mais seulement à se dire que tout possède un coût, bien que pour l’essentiel non-monétaire, et que les choix technologiques se payent d’une manière ou d’une autre, d’une génération à une autre, même si tout le monde ne peut pas toujours, ou pas tout le temps, les payer.
Et pourtant, il n’est pas certain, comme l’écrit toujours Reddy, que « les technologies traditionnelles transformées et les technologies alternatives aient nécessairement besoin d’être primitives », pour être efficaces, plus sobres, plus respectueuses de la planète et de ses habitants les plus modestes. Comment alors en parler à nouveau? Avec quels mots se demandait déjà Reddy? Puisque, « outre les technologies ‘alternatives’, ‘appropriées’ et ‘intermédiaires’, certains des autres termes adjectivaux utilisés sont ‘douces’, ‘humaines’. ‘libératrices’, ‘rationnelles’, ‘équilibrées’, ‘conviviales’, ‘prudentes’, ‘radicales’, ‘réductrices des inégalités’, ‘populaires’, ‘progressives’, ‘utopiques’, ‘écologiques/respectueuses de l’environnement’, ‘basses (low) et sans déchets’ », une richesse qui invitait à questionner, concluait-il, « les caractéristiques retenues et considérées comme essentielles pour contraster avec les technologies modernes ».
Nous en sommes toujours là. Une raison de plus de reprendre avec lui et quelques autres le dossier[5].
– Frédéric Caille
Technologie, développement et environnement. Une réévaluation
Le développement doit être considéré comme un processus global et complet, incluant tous les aspects du système social et son interrelation avec l’environnement naturel. Dans cette interrelation dynamique, la technologie est le lien fondamental entre le système social et le système naturel; en même temps, elle est l’instrument essentiel pour parvenir à un développement durable et écologiquement rationnel à long terme. En fait, chaque modèle technologique implique des approches spécifiques de la gestion des ressources et est associé à un système de valeurs et à un mode de vie donnés. Ainsi, c’est grâce à l’amélioration de la technologie que le développement peut être atteint, mais c’est aussi par l’application de cette technologie que l’homme a le plus d’impact sur l’environnement.
Les cinquante dernières années ont été marquées par le développement technologique le plus impressionnant de l’histoire de l’humanité. Notre habitat naturel est dans une large mesure un environnement créé par l’homme, résultant de la transformation de la nature par l’application pratique et systématique des connaissances scientifiques et technologiques. Mais ce n’est pas seulement le système naturel qui a été modifié. La société et ses institutions, ses valeurs, ses modèles de transformation et ses styles de vie reflètent également les caractéristiques du développement technologique.
Cependant, il semble que l’introduction incontrôlée de la technologie, le manque de considération pour son adaptabilité à des situations spécifiques, et surtout l’ignorance de ses impacts ont produit des effets négatifs. Ainsi, l’application de la technologie a, d’une part, créé de nouvelles opportunités et favorisé le développement et, d’autre part, créé de nouveaux problèmes. Ces problèmes sont spécifiques à chaque partie du monde. Le développement technologique est né dans les pays hautement industrialisés, en fonction de leurs besoins, pour résoudre leurs problèmes particuliers. Ces technologies sont souvent mal adaptées aux problèmes spécifiques d’environnement et de développement du tiers monde, lequel se sent laissé à l’écart de l’évolution technologique. Il n’est donc pas étrange que la critique de la technologie apparaisse dans des pays où une grande partie de la population est exclue des bénéfices du développement technologique, mais souffre des effets négatifs de son application. La critique de la technologie apparaît également dans les pays développés, mais elle est ici plus spécifique et dirigée vers des problèmes environnementaux concrets.
Ces dernières années, le débat entre les opposants et les partisans de la technologie s’est intensifié et a gagné une plus grande audience. La première approche tend à voir dans la technologie le moteur d’un progrès qui détient la solution aux problèmes de l’humanité et l’instrument pour dominer la nature. L’approche opposée consiste à considérer la technologie comme un processus incontrôlable qui crée un État technocratique dans lequel l’individu est aliéné. Les deux approches tendent à considérer le développement technologique comme un processus autonome, avec sa propre dynamique. Le processus est considéré comme linéaire, et les répercussions sociales sont perçues comme une réaction contre un processus technologique dynamique autonome. Les deux approches tendent à ignorer que la technologie est un produit social et que, par conséquent, ses vertus comme ses faiblesses doivent être évaluées dans le cadre du système social et naturel dans lequel elle a été créée, et auquel elle est appliquée.
Les systèmes sociaux ne sont pas déterministes, et leur évolution n’est pas linéaire. Le processus d’émergence et de développement socio-économique peut et doit être orienté, mais cette orientation nécessite le contrôle du développement technologique ainsi que de son application. En fait, elle exige un processus clair d’évaluation et de choix technologiques. Car la technologie doit être développée et appliquée en accord avec les caractéristiques dynamiques de chaque système social et naturel, afin de parvenir à un développement durable et respectueux de l’environnement.
C’est précisément dans ce cadre de la relation entre l’environnement et le développement, et du rôle de la technologie en tant qu’instrument de changement social que le concept de « technologie écologiquement rationnelle et appropriée » est examiné. Ainsi, toute préoccupation concernant la société et son environnement naturel trouve-t-elle une expression dans une évaluation et un choix technologiques. D’un point de vue théorique, nous sommes en position de faiblesse, car la plus grande part des théories dominantes qui tentent d’expliquer le fonctionnement des systèmes sociaux n’offre aucune explication du changement technologique. Par conséquent, l’attention portée à renforcer une base conceptuelle et théorique ne découle pas de préoccupations érudites et spéculatives, mais du fait que le concept même de « technologie appropriée » implique un jugement de valeur et que, par conséquent, toute considération du caractère « approprié » de la technologie reflétera inévitablement un ensemble donné d’idées et d’hypothèses sur l’émergence socio-économique et les avantages et inconvénients des actions orientées vers un type de développement.
Bien que toutes les organisations du système des Nations Unies puissent être concernées par un travail sur la technologie appropriée, seules quelques-unes d’entre elles ont tenté d’étudier le contenu conceptuel de cette notion[6]. Le présent ouvrage est une tentative de clarification de la signification de « caractère approprié » et, par conséquent, de la méthodologie de sélection de ce type de technologies. Le Conseil d’administration du PNUE, lors de sa troisième session, a demandé au Directeur exécutif de lancer, dès que possible, des activités de recherche sur les technologies appropriées et respectueuses de l’environnement[7]. Dans le cadre de ce mandat, deux groupes d’experts ont été organisés en 1975 et 1976. Le Professeur A. Reddy les a présidés tous les deux et a préparé deux rapports qui sont ici présentés dans une version commune. (…)
La raison d’être de l’effort conceptuel du PNUE est que tout programme ou activité dans le domaine de la recherche, du développement et de la diffusion de la technologie dépend largement de la compréhension des questions de fond qui sous-tendent ces activités.
La discussion sur le concept et les critères du caractère « approprié » de la technologie est un processus sans fin. Le problème de la création d’une technologie appropriée n’est qu’une partie d’un problème beaucoup plus vaste, un problème qui évolue en permanence. Ainsi, le concept de « technologie appropriée et respectueuse de l’environnement » n’a-t-il de sens que dans le contexte d’une définition donnée de la notion de « développement ». La compréhension par le PNUE de la relation environnement-développement a conduit au concept de « développement écologiquement durable/soutenable ». Un tel mode de développement ne peut être atteint que par la mise au point de technologies écologiquement rationnelles et appropriées. En conséquence, l’importance du concept de technologie écologiquement rationnelle et appropriée réside dans le fait qu’en ne disposant pas d’une connaissance suffisante de l’impact écologique et socio-économique de la technologie, il existe un risque de s’enfoncer dans une dégradation de l’environnement naturel au-delà de sa capacité de reproduction. Ce qui mettrait en péril l’émergence socio-économique future en général, et les bénéfices attendus d’un nouvel ordre économique international. Ainsi, le souci de la société et de l’environnement naturel dans lequel cette société existe, doit trouver une expression dans l’évaluation et le choix des technologies. Cela signifie que la discussion sur l’évaluation et le choix des technologies doit être une partie inséparable de tout plan qui implique des objectifs soit environnementaux soit socio-économiques. Le PNUE considère que son rôle de catalyseur consiste à renforcer et amplifier cette prise de conscience lorsqu’elle existe, et à l’initier et la générer là où elle est absente.
1. Critiques de la technologie moderne
Au cours des dernières années, les arguments en faveur de technologies appropriées et respectueuses de l’environnement n’ont cessé d’être exposés de différentes manières et sous différents angles. Cette recherche d’alternatives s’est invariablement fondée sur des critiques implicites ou explicites du modèle de technologies actuellement en vigueur dans les pays industrialisés, et en cours de transfert massif vers les pays émergents. Ce sont ces technologies qui ont été déployées avec une rapidité stupéfiante et croissante, en particulier au cours des trente dernières années.
Comme il faudra nécessairement se référer à ces technologies très fréquemment au cours de ce rapport, il sera plus facile de les désigner par le terme « moderne ». D’autres termes ont également été utilisés dans la littérature, par exemple « occidental » et « conventionnel ». Mais le terme « occidental » ne tient pas compte du fait que certains pays de l’Est sont tout aussi impliqués dans l’essor, l’utilisation et le transfert des « technologies modernes »; et le terme « technologies conventionnelles », qui évoque la croyance répandue que la technologie du monde développé est la seule acceptable, risque d’être confondu avec les « technologies traditionnelles » qui sont celles remplacées dans l’ensemble des pays en développement par les technologies modernes propres aux pays industrialisés. D’un autre côté, le caractère insatisfaisant de l’expression « technologies modernes » est qu’elle peut suggérer que les technologies alternatives proposées ou souhaitées (lesquelles constituent l’objet du présent rapport) seraient une antithèse de la modernité au sens où elles ne profiteraient pas de l’héritage des connaissances accumulées et qu’elles seraient dépourvues de la puissance théorique et expérimentale de la science moderne. En fait, il est prévu que les technologies alternatives soient développées selon une méthodologie aussi moderne et sophistiquée que les technologies dites « modernes » des pays développés. Ainsi, ce n’est que faute d’un meilleur terme que la technologie du monde développé sera ici appelée « technologie moderne ».
Les critiques croissantes de la technologie moderne qui ont émergé non seulement depuis des pays en développement, mais aussi fortement depuis les pays développés, constituent la base des préconisations en faveur d’un modèle alternatif de technologies. Par conséquent, la description de ces critiques doit servir d’introduction au concept de « technologie appropriée et respectueuse de l’environnement ».
Les diverses critiques formulées à l’encontre de la technologie moderne peuvent être classées en trois grandes catégories : (1) Environnement; (2) Économie; et (3) Social; mais le chevauchement entre ces catégories empêche une classification univoque. En outre, il est souvent difficile d’établir avec précision dans quelle mesure la technologie moderne est le seul facteur de causalité responsable des effets qui suscitent les critiques, et dans quelle mesure la structure sociale globale dans laquelle la technologie opère est en fait le facteur déterminant. De telles difficultés sont inévitables lorsque deux systèmes, tels que la technologie et la société, sont étroitement liés et interagissent fortement et de manière dynamique. De la sorte, à bien des égards, cette classification des critiques est essentiellement heuristique.
1.1 Les pays développés
Critiques sur l’environnement
Les progrès prolifiques de la technologie moderne dans les pays développés ont conduit à des augmentations spectaculaires de la richesse, mais il a été affirmé que cette évolution n’a pas nécessairement abouti à un environnement plus favorable au bien-être physique et mental de l’homme. En effet, avec le déploiement continu de la technologie moderne, le bien-être de l’être humain a été menacé par des niveaux croissants de pollution – pollution de l’air que l’on respire, de l’eau que l’on boit, de la nourriture que l’on mange, du calme dont on a besoin (au lieu de « l’enfer des décibels »), et de la beauté de la nature qui nous réjouit. Cette tragédie du progrès dans les technologies, associée à la détérioration de l’environnement naturel, est trop bien documentée pour qu’il soit nécessaire de la répéter ici. Il suffit de citer la série Man’s Home[8] – « Les industries qui polluent le plus ont tendance à croître rapidement… Les nouvelles techniques de production qui polluent plus ont tendance à remplacer les méthodes de production plus anciennes et plus propres ». En même temps, la nature de ces technologies (leur échelle, leur demande en énergie, en eau, etc.) exerce une influence déterminante sur la structure et le fonctionnement des implantations humaines. En particulier, le gigantisme urbain est devenu de plus en plus prédominant; et avec lui, a suivi l’aggravation des stress psychologiques et des tensions sociales, jusqu’à ce que plusieurs métropoles célèbres se soient retrouvées avec un noyau de bidonvilles en décomposition, de criminalité et d’insécurité. Simultanément, ces villes géantes ont eu des impacts environnementaux majeurs dus à leurs demandes exorbitantes en eau, en énergie, en assainissement, en transport et en logements. Toute cette hyperactivité de production et de consommation a impliqué une échelle « d’exploitation des ressources naturelles » – selon l’expression révélatrice utilisée dans le langage courant – sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Le mot « exploitation », qui décrit avec précision l’essence de la relation homme-nature implicite dans la technologie moderne, sous-entend le contraire d’une gestion efficace des ressources. Il n’est pas étonnant que l’on s’alarme de la rapidité avec laquelle les ressources non renouvelables s’épuisent. Ce scénario a été illustré par d’innombrables exemples, notamment le pétrole et les minéraux. Cette mauvaise gestion, qui est considérée comme une caractéristique intrinsèque de la technologie moderne, s’étend également aux ressources renouvelables que sont l’air, l’eau et la terre. En bref, la technologie moderne a été critiquée parce qu’elle est fondée sur le principe selon lequel la nature est une source inexorable pour la satisfaction des besoins croissants de l’homme et un déversoir illimité pour ses déchets. Les technologies modernes ne se préoccupent pas explicitement de « la pleine et lourde responsabilité de gérer toutes les ressources humaines et naturelles de cette planète »[9]. Les effets de cette irresponsabilité sont déjà évidents dans la perturbation des équilibres écologiques finement ajustés de la nature par la pollution, l’utilisation inconsidérée des ressources, l’élimination ou la quasi-élimination de certaines espèces (les baleines bleues, par exemple), la destruction des forêts, etc. La question n’est pas celle de la valeur intrinsèque de la stabilité des écosystèmes, mais celle de l’inéluctabilité des risques que la technologie moderne entraîne dans son sillage. Ces risques découlent du fait que les effets de ces technologies sont invariablement multiples, souvent incontrôlés et rarement prévisibles et prévus. En outre, la gravité des risques varie d’un risque relativement insignifiant, comme les accidents automobiles, jusqu’à des risques potentiellement catastrophiques telles que la guerre nucléaire généralisée ou la destruction des propriétés vitales de la biosphère. Certains de ces risques peuvent être cumulatifs, comme l’accumulation de déchets nucléaires ou de polluants optiques dans l’atmosphère, ou discrets, comme les accidents de génie génétique. En l’absence d’estimations détaillées de la probabilité du risque, on ne peut que deviner la forme d’une courbe schématique de distribution du risque (voir Figure 1).
Figure 1. Probabilité de survenue d’un risque de gravité variable.
Deux remarques s’imposent au sujet de cette courbe : premièrement, le « progrès » de la technologie moderne tend à la déplacer vers le haut, de sorte que la fréquence probable d’occurrence de toutes les catégories de risques augmentera avec le temps, à moins que des options technologiques alternatives ne soient adoptées; deuxièmement, avant l’avènement de la technologie moderne, il y avait une probabilité pratiquement nulle de risques plus graves que l’acceptable.
Selon les critiques, ces diverses, mais délétères conséquences environnementales découlent des caractéristiques fondamentales suivantes de la technologie moderne :
- La recherche d’économies d’échelle conduit à une taille toujours plus grande des unités productives; et cette obsession de la production à grande échelle entraîne une augmentation constante de la perturbation des écosystèmes naturels par la localisation spatiale des sources de pollution et l’augmentation temporelle du taux d’émission et de rejet des polluants;
- Ces gigantesques unités de production sont fortement interdépendantes en termes d’intrants et d’extrants, et elles imposent également des exigences strictes en matière d’infrastructures; ces unités doivent donc être agglomérées en petites zones d’industrialisation intense, ce qui oblige à concentrer des millions de travailleurs dans des métropoles surpeuplées qui présentent alors les problèmes environnementaux bien connus des établissements humains de taille excessive;
- Le besoin constant de satisfaire les besoins de la consommation individuelle et de soutenir les grandes unités de production se traduit par une volonté constante de développer et de distribuer des produits de luxe, dont l’apparence et la forme changent sans cesse, mais dont la fonction et le contenu sont essentiellement similaires; cette obsession des techniques de production est la cause première du viol et de l’épuisement des ressources, du degré élevé d’obsolescence des produits et de la culture des objets jetables.
- Le rôle majeur des objectifs militaires dans le développement de la technologie a eu pour conséquence que les arsenaux de nombreux pays développés sont remplis d’armes si terribles qu’elles peuvent détruire toute vie sur terre si elles sont utilisées;
- L’intensité énergétique croissante de la technologie moderne conduit, d’une part, à une production d’énergie centralisée ayant un impact environnemental croissant et, d’autre part, à une prolixité imprudente dans l’utilisation des sources d’énergie, particulièrement les combustibles fossiles.
Critiques économiques
Du point de vue économique, la principale critique à l’égard de la technologie moderne est qu’elle tend à amplifier les inégalités entre les pays, et à l’intérieur des pays (y compris les pays développés!). Ainsi, elle joue un rôle crucial en rendant l’inégalité récursive[10] et en l’augmentant avec le temps. L’argument qui sous-tend cette critique est qu’une inégalité dans la distribution du pouvoir d’achat entraîne une structure de la demande asymétrique, qui à son tour influence la technologie pour qu’elle réponde plus avidement aux besoins des riches tout en accordant une priorité moindre aux besoins de ceux qui exercent une demande plus faible. Le résultat est l’émergence de technologies de produits, de technologies de production et de technologies d’utilisation des ressources qui sont plus réactives et accessibles aux privilégiés qu’aux défavorisés. Et c’est ainsi que l’on arrive au prochain tournant de la spirale… l’inégalité accrue résultant de l’accès initialement inégal aux nouvelles technologies de production et d’utilisation des ressources stimule le développement d’autres avancées technologiques qui vont alors accentuer encore plus les inégalités.
La technologie a peut-être toujours joué ce rôle de division, mais dans le passé, les faibles niveaux de capital et d’intensité énergétique caractéristiques des technologies primitives ont facilité un accès pratiquement égal. En revanche, la technologie moderne, associée à une forte intensité de capital et d’énergie, tend à être intrinsèquement incompatible avec l’égalité d’accès.
Cet effet d’amplification des inégalités de la technologie moderne est devenu particulièrement évident dans la relation entre les pays développés et les pays en développement, laquelle a ses racines historiques dans l’ère de la domination d’exploitation des puissances impériales sur les colonies. Aujourd’hui, la technologie moderne est devenue le principal instrument permettant d’accroître les disparités entre ces deux groupes de pays et d’exacerber leur relation jusqu’à l’ordre économique international irrationnel et injuste. Cet ordre économique implique un « système de marché mondial… (qui) … a continuellement fonctionné pour accroître le pouvoir et la richesse des (pays) riches et maintenir la privation relative des (pays) pauvres », selon la Déclaration de Cocoyoc[11]. Et, dans ce système de marché mondial, ceux qui contrôlent la technologie moderne acquièrent le pouvoir de dicter les prix. Ainsi, le volume des exportations du monde pauvre a augmenté d’un tiers au cours des vingt dernières années, alors que la valeur de ses exportations n’augmentait que de 4 %.
De plus, le développement et le contrôle de la technologie moderne sont aujourd’hui largement entre les mains des multinationales, qui proviennent des pays développés et qui souvent les représentent, mais qui profitent de plus en plus des indépendances nationales orientées par le profit et l’intérêt personnel, avec l’appui de leurs pays d’origine. La nécessité de brider ces multinationales et de réparer les inégalités et les injustices dans la relation entre les pays développés et les pays en voie de développement a conduit les nations pauvres du monde à demander l’établissement d’un Nouvel Ordre Économique International[12], mais cette demande n’a pas encore suffi à mettre en évidence le cordon ombilical qui existe entre l’ordre économique actuel et la technologie moderne.
Ce n’est pas comme si la technologie moderne n’avait pas eu un effet révélateur/grossissant concernant l’inégalité dans les pays développés également. On a fait valoir[13] que presque tous les pays développés ont leurs propres pauvres (qu’il s’agisse de minorités raciales, de travailleurs immigrés ou d’habitants d’une région arriérée), et que les disparités entre les riches et les pauvres dans les pays riches sont accentuées par les technologies modernes qui tendent à satisfaire les privilégiés. Les défavorisés sont donc « ¼ de laissés-pour-compte qui observent par procuration à la télévision comment vivent les ¾ de chanceux »[14]. Les effets sociaux de ce processus sont une autre question, qui sera abordée plus bas.
Deux autres critiques des conséquences économiques de la technologie moderne méritent d’être mentionnées. Premièrement, la technologie moderne a été conçue pour traiter des matières premières bon marché, qui sont pour la plupart importées des pays en développement. Elle a également été liée – comme nous l’avons déjà souligné – à des économies d’échelle, et a donc abouti au gigantisme d’unités de production à forte intensité de capital et d’énergie. Ces unités, en raison de leur taille, ne peuvent pas s’adapter à un arrêt soudain ou prolongé de l’approvisionnement en matières premières ou en énergie ni à une hausse importante des prix de ces produits. Ainsi, la technologie moderne a conféré aux industries basées sur cette technologie une vulnérabilité aux changements drastiques du commerce international. Pour la même raison, les industries sont également vulnérables aux perturbations internes, par exemple les grèves et le sabotage.
Deuxièmement, malgré l’efficacité économique apparente des unités de production basées sur la technologie moderne, il n’en reste pas moins que le calcul peut être trompeur, et que de nombreux coûts sont ignorés parce qu’ils sont externalisés et sont ou seront supportés par la société ou par les générations futures. Par exemple, une usine peut déverser ses déchets dans une rivière, laissant à un canton en aval le coût de la purification de l’eau; ou une mine peut réduire le coût de l’exploitation en travaillant les strates les plus riches ou les plus accessibles, même si une telle procédure entraîne des augmentations futures des coûts d’extraction qui ne sont pas prises en compte dans le calcul actuel de ces coûts.
Les critiques économiques exposées ci-dessus ont réitéré un point qui émergeait des critiques environnementales : la tendance de la technologie moderne à établir des unités de production de plus en plus grandes au nom de la « réduction des coûts unitaires » entraîne un certain nombre de conséquences fâcheuses. En outre, il apparaît que l’intensité capitalistique et énergétique de la technologie moderne, ainsi que l’orientation de la technologie-produit vers les biens de luxe destinés à la consommation privée, lui confèrent la caractéristique hautement indésirable d’accentuer les inégalités économiques dans et entre les pays, ainsi que d’accroître les disparités entre les riches et les pauvres.
Critiques sociales
La tendance de la technologie moderne à répondre aux besoins des riches et à accentuer les inégalités s’est avérée être une force de division et de perturbation dans les sociétés des pays développés. En refusant aux plus démunis l’accès à des bienfaits constamment annoncés, et en les obligeant à vivre au plus près de désagréments tels que la pollution, la technologie moderne aggrave leur sentiment de dépossession. Les tensions sociales qui en découlent constituent un terreau idéal pour la violence. Et lorsque ces personnes sont également contraintes par la technologie des transports et des établissements humains de se concentrer dans des bidonvilles centraux, la ville entame un processus de décadence qui s’étend vers l’extérieur du centre. « Le début du siècle pourrait voir une désintégration totale dans de nombreuses villes du monde déjà en difficulté »[15].
Pour aggraver la situation, la technologie de production moderne a poursuivi sans relâche les économies dites de production de masse et d’automatisation. Ce faisant, elle a généré un modèle très asymétrique de demande de compétences, dans lequel seuls quelques-uns sont tenus de posséder un haut degré de capacité intellectuelle et de compétences manuelles, alors que le strict minimum d’intelligence et de dextérité est attendu de la vaste majorité de la force de travail. Pour cette majorité, « le travail mécanique, monotone, abrutissant, destructeur d’âme est une insulte à la nature humaine, ce qui doit nécessairement et inévitablement produire soit l’évasion, soit l’agression »[16].
L’exclusion réussie de l’artisanat et de la créativité du travail dans les usines basées sur la technologie moderne entraîne une séparation nette entre le travail et les loisirs, et facilite la diffusion de la technologie du divertissement automatisé, où les participants sont remplacés par des spectateurs.
Le tableau n’est pas beaucoup plus rose à l’autre extrémité de l’échelle des revenus. La technologie des produits modernes est spécifiquement conçue, d’une part, pour répondre et, d’autre part, pour évoquer et stimuler les demandes des privilégiés du pouvoir d’achat. Le résultat est la prolifération de produits de luxe pour la consommation individuelle et la génération de styles de vie excessivement axés sur la consommation. Mais « l’homme a une capacité limitée d’absorption des biens matériels. Cela ne nous aide pas de produire et de consommer toujours plus si le résultat est un besoin toujours plus grand de tranquillisants et d’hôpitaux psychiatriques »[17]. Un autre résultat est la mode et le suivi servile des entrepreneurs-vendeurs de « paix » et de « félicité » venus d’Orient[18].
L’accent mis sur une technologie de produit pour la consommation individuelle associée à une technologie de production dans laquelle les machines jouent un rôle dominant a conduit – selon les critiques – à l’aliénation des hommes les uns par rapport aux autres et par rapport à leur travail. Et « … (ainsi) vous avez un autre type de pauvreté. Une pauvreté de solitude et de non-désir, une pauvreté d’esprit, et c’est la pire des maladies dans le monde d’aujourd’hui »[19]. Pas étonnant que « la moitié des lits d’hôpitaux en Europe et en Amérique du Nord soient occupés par des malades mentaux et psychiatriques »[20]. « On est obligé de conclure que du point de vue de l’expansion matérielle moderne, le jeu n’en vaut pas la chandelle, et qu’en fin de compte il ne peut que produire un état de choses qu’aucun individu ne sera capable de supporter »[21].
En même temps, se profile à l’arrière-plan l’équation technologie-puissance. Les nations et les groupes qui contrôlent la technologie moderne disposent d’un pouvoir d’une ampleur inégalée dans l’histoire de l’humanité, un pouvoir qui a souvent été utilisé contre des majorités et à des fins douteuses. En outre, le spectre des technologies de communication de masse, de persuasion de masse, de surveillance, et de coercition armée, a produit des visions dignes du roman de Georges Orwell 1984 mais devenues réalités. Et les inégalités intrinsèques dans l’accès à la technologie ont conduit inévitablement à des disparités dans l’accès au pouvoir. Ainsi, la technologie moderne fait que l’objectif de contrôle social sur les directions du changement social s’éloigne dans le lointain.
Ces critiques sociales de la technologie moderne dans le contexte des pays développés proviennent de :
- Son intensité capitalistique et sa réactivité aux demandes de bien-être, lesquelles, ensemble, ont un effet dépossédant sur celles et ceux qui ne peuvent pas satisfaire avec leur propre pouvoir d’achat le désir de ses avantages;
- Ses technologies de logement et de transport, qui ont tendance à être orientées vers les consommateurs privés riches, et concentrent les pauvres et les démunis dans des bidonvilles inévitablement repoussés vers les centres des grandes villes;
- L’accent mis par les technologies de production modernes sur la production de masse et l’automatisation, lesquelles génèrent de l’aliénation à travers la routine rigide du travail et des « loisirs »;
- La tendance incessante de la technologie moderne à bombarder de nouveaux produits des acheteurs rassasiés, laquelle conduit à la dévalorisation du plaisir de ce qui est simple, peu coûteux et impalpable, à détruire l’attrait et à le remplacer par la consommation de ce qui est élaboré, ostentatoire et matériel, ce qui signifie que la technologie moderne fait surgir directement des modes de vie obsédés par la consommation qui génèrent des profits pour les producteurs, mais rarement la paix et le contentement pour les consommateurs;
- La préoccupation pour les technologies militaires qui confèrent à ceux qui contrôlent ces technologies une part disproportionnée dans l’exercice du pouvoir – qu’il s’agisse du pouvoir de coercition externe de pays récalcitrants ou de contrôle interne de groupes dissidents.
1.2 Pays en développement
Critiques sur l’environnement
On ne s’attend pas à ce que les effets environnementaux de la technologie moderne soient aussi graves dans des pays émergents, qui ne sont pas aussi fortement industrialisés que ceux évoqués précédemment. Cependant, cette supposition ne se vérifie pas dans la réalité. En effet, l’industrialisation de la plupart des pays en développement a été fondée sur l’importation de technologies modernes, qui, du fait de leur forte intensité en capital et en énergie, gravitent vers les régions où ces capitaux et cette énergie sont les mieux rassemblés, c’est-à-dire les métropoles urbaines. On observe donc de grandes concentrations de technologie moderne dans les villes, et dans ces territoires limités l’intensité de l’industrialisation peut être du même ordre que dans les pays développés. En conséquence, de telles concentrations urbaines de technologie moderne présentent souvent des niveaux de pollution aussi élevés que dans les pays développés.
Dans certains cas, les niveaux de pollution sont même plus élevés que dans les pays développés, car non seulement il y a beaucoup moins de militantisme et d’activisme contre la dégradation de l’environnement, mais il se peut en fait que l’on considère que « tous les (débats sur les) problèmes environnementaux peuvent… être des menaces potentielles au… développement national »[22] et que les pays en développement « ne doivent pas et ne se laisseront pas détourner des impératifs du développement et de la croissance économiques par le rêve illusoire d’une atmosphère sans fumée ou d’un paysage vierge de toutes cheminées… »[23]. De tels points de vue rappellent une déclaration vieille d’un siècle des pays, aujourd’hui pollués, et alors en voie d’industrialisation : « La fumée est un signe de travail… C’est pourquoi nous sommes fiers de notre fumée »[24].
Le point de vue selon lequel la dégradation de l’environnement est une étape nécessaire et inévitable du développement peut être critiqué à deux égards. Premièrement, il implique l’hypothèse discutable que le développement doit inévitablement suivre la voie empruntée par les pays développés et impliquer le déploiement de technologies modernes; deuxièmement, il ne tient pas compte du fait que les habitants pauvres des pays en développement sont plus affectés par la pollution en raison de leur niveau de nutrition et de santé beaucoup plus faible. Par conséquent, les personnes défavorisées des pays pauvres peuvent encore moins supporter la pollution que les personnes en meilleure santé et mieux nourries des pays riches.
En outre, l’absence ou la faiblesse des mouvements environnementaux dans les pays en développement permet à de nombreuses technologies modernes basées sur les ressources végétales ou minérales de la région d’utiliser ces ressources de manière irrationnelle et de les gaspiller. De graves effets sur l’environnement s’ensuivent, par exemple, des usines de tissus type « rayonne », qui dépouillent une région entière de ses forêts de bambous. Ce type de gaspillage des ressources peut également résulter d’un autre effet de l’introduction de la technologie moderne dans les pays en développement. Cet effet découle de la création de marchés urbains pour les produits ruraux qui, dans le sillage de l’appauvrissement rural, bouleversent les traditions écologiques de gestion des ressources[25]. Un exemple révélateur de ce processus est la manière dont les marchés urbains du charbon de bois ont conduit et continuent de conduire à une déforestation, une érosion des sols et une désertification rapide, ainsi que la manière dont la demande des métropoles pour des cultures de rente a eu pour conséquence de soustraire des terres aux cultures vivrières.
Enfin, l’introduction des technologies modernes dans les pays en développement a également été considérée comme directement responsable, à travers l’appauvrissement des campagnes, la migration massive vers les villes et l’urbanisation incontrôlée, des bidonvilles et habitats précaires qui sont devenus des problèmes majeurs du point de vue des implantations humaines et de l’environnement[26].
Un autre effet environnemental de la technologie moderne dans les pays en développement est indirect. Il se produit parce que, comme nous l’avons déjà dit, ce modèle technologique accentue les inégalités et relie ainsi la richesse/bien être et la pauvreté dans une relation de cause à effet. La conséquence est la perpétuation du sous-développement. Et les « … maux environnementaux des pays en voie de développement sont principalement enracinés dans la pauvreté et le sous-développement »[27]. À titre d’exemple : les plus pauvres dans l’échelle de la propriété foncière de ces pays exploitent souvent leurs terres limitées de manière si intensive qu’ils provoquent l’érosion des sols et la déforestation, alors que leurs homologues dans les villes établissent des colonies d’habitats précaires sur les terres les plus précieuses des zones centrales des grandes villes.
Ainsi, les critiques des conséquences environnementales de la technologie moderne dans les pays en développement suivent une perspective fondamentalement similaire à celles des pays développés. Cependant, une dimension supplémentaire découle du rôle de la technologie moderne – voir section 2.6 (b) – avec l’appauvrissement des campagnes. Cela a pour conséquence, tout d’abord, de mettre en route un exode incessant vers les villes, qui ne peuvent ensuite faire face aux problèmes environnementaux qui en résultent et, d’autre part, de bouleverser les manières traditionnelles saines de gestion de l’espace rural.
Critiques économiques
La critique la plus importante à l’égard de l’implantation de la technologie moderne dans un pays en développement est qu’elle déclenche une chaîne de conséquences, la première étant l’effondrement des industries rurales traditionnelles. En conséquence, de nombreuses professions traditionnelles dans les campagnes cessent d’exister, et un grand nombre de personnes se retrouvent sans emploi. Le problème est ensuite aggravé par le fait que les industries urbaines sont basées sur une technologie moderne importée, laquelle du fait de sa forte intensité en capital et de son faible besoin en main-d’œuvre restreint l’augmentation de l’emploi par unité d’investissement. Puisque le chômage aggrave la pauvreté, et puisque c’est seulement l’emploi aux niveaux élevés du secteur moderne à forte intensité de capital qui permet l’entrée sur le marché des produits de luxe produits par l’industrie moderne, le fossé entre les riches et les pauvres se creuse. Les technologies de la consommation modernes sont de plus en plus gourmandes en énergie, et l’incapacité des pauvres à entrer sur le marché de l’énergie commerciale accentue les disparités. Et ainsi, on observe le phénomène bien connu dans les pays en voie de développement, des inégalités qui s’accroissent avec l’industrialisation croissante sur la base de la technologie moderne. De plus, l’appauvrissement rural entraîne une migration massive croissante vers les centres métropolitains. Cela aggrave le problème des bidonvilles, qui sont les plaies infectées d’une incroyable pauvreté qui contrarie les meilleures intentions des urbanistes.
Simultanément, les modes de vie traditionnellement simples et apaisés succombent devant l’assaut des modes de vie axés sur la consommation, stimulée et entretenue par la technologie moderne. La demande pour un nouveau mélange de produits est créée, et ce mélange de produits a invariablement un contenu d’importation plus élevé que les biens traditionnels de consommation de masse qui sont généralement basés sur des ressources locales. Ainsi, la situation de la balance des paiements des pays en développement s’aggrave au fur et à mesure de l’industrialisation moderne. Dans le même temps, l’importation de technologies modernes exige le paiement de frais techniques, de redevances, de droits d’auteur, de services d’experts et de droits de licence, etc. Et avec le progrès continu de la technologie moderne, le nombre de paiements pour l’importation de la technologie ne cesse d’augmenter. Avec la dépendance technique croissante, l’autonomie est de plus en plus compromise.
Ainsi, l’industrialisation sur la base de la technologie moderne a été critiquée parce qu’elle consiste généralement en un ensemble de mesures impliquant, d’une part, l’accroissement des disparités de revenus, l’augmentation du chômage, l’appauvrissement rural, l’exode vers les bidonvilles urbains, et d’autre part, l’augmentation de la facture des importations, l’aggravation des crises de la balance des paiements, l’augmentation de la dépendance technique, la diminution de l’autosuffisance et la dépossession de l’objectif du développement.
En dernière analyse, cet accord global provient du fait que la technologie moderne à forte intensité de capital et permettant d’économiser de la main-d’œuvre est fondamentalement incompatible avec les facteurs structurels caractéristiques de la plupart des pays en développement, à savoir une pénurie de capitaux et une abondance de main-d’œuvre. La situation est aggravée par deux autres caractéristiques de la technologie des pays développés : premièrement, cette technologie repose sur une base de ressources mondiales plutôt que sur des ressources disponibles localement, et par conséquent, un pays en développement qui adopte cette technologie doit nécessairement importer de nombreuses matières premières; deuxièmement, le parti pris délibéré de cette technologie de satisfaire la demande des élites a pour double effet d’exacerber les disparités de consommation et d’accroître les importations. En bref, le contenu de ce « paquet technique global » rend la technologie moderne incompatible avec le développement.
C’est la prise de conscience de ces dures réalités qui a poussé les groupes locaux et nationaux des pays en développement et des pays développés, ainsi que de nombreuses organisations internationales, à préconiser une stratégie alternative de développement basée sur un schéma de technologies différentes de la technologie moderne.
Critiques sociales
D’autres critiques à l’encontre de la technologie moderne découlent des effets sociaux qu’elle produit dans les pays en développement. Ces critiques portent sur deux processus principaux : (1) la désintégration des formes d’organisation sociale établies qui ont été entrelacées au cours des siècles avec les anciens modes de production; et (2) la génération d’une société duale comprenant des îlots urbains de richesse au milieu de vastes océans de pauvreté rurale[28].
Le bouleversement des formes sociales traditionnelles résultant des changements drastiques des modes de production induits par la technologie moderne a eu un effet significatif sur les familles (par exemple la tendance à s’éloigner de la famille élargie et de son type de « sécurité sociale » au profit de la famille nucléaire), sur les structures d’autorité (par exemple le remplacement des anciens du village par des entrepreneurs alphabétisés), sur les traditions d’autosuffisance des villages (par exemple la force de l’auto-assistance collective cédant le pas à la faiblesse de la dépendance vis-à-vis des agences d’aides et de développement externes), sur les mœurs sociales (par exemple le remplacement de l’acceptation de son sort par la cupidité et le goût de l’argent), et ainsi de suite. Il ne s’agit pas ici de suggérer que tout était parfait dans les anciennes formes sociales, mais que la plupart du temps le « bon » qui pouvait s’y trouver a été rejeté en même temps que le « mauvais », et que la modernisation (habituellement assimilée à l’occidentalisation) n’est pas nécessairement propice à l’harmonie sociale et à la sérénité individuelle.
La dissolution de la société traditionnelle par le processus de modernisation est associée à la polarisation en une société duale : une société, principalement urbaine, des 10 à 20 % de la population les plus riches, et une société des 80 à 90 % les plus défavorisés, composées principalement des pauvres des campagnes, mais aussi des habitants des bidonvilles urbains. L’élite contrôlant en grande partie le mécanisme de prise de décision politique, la « politique » devient l’équivalent de querelles entre diverses sections de cette élite[29]. L’économie de marché, les services sociaux et le système éducatif sont presque entièrement dominés par l’élite, laissant les pauvres (en particulier les 50 % les plus pauvres) dans une pauvreté abjecte en ce qui concerne les biens, services et connaissances essentiels. Il a été dit que cette polarisation est la conséquence de toutes les technologies modernes de production de biens ou de services (par exemple dans les domaines de la santé, du transport, de l’éducation), lesquelles ne sont accessibles qu’à ceux qui ont un pouvoir d’achat, ce qui rend toutes ces technologies modernes, par conséquent, intrinsèquement élitistes.
La polarisation de la société d’un pays en développement en une société duale, avec une petite élite aisée, avide, consommatrice et centrée sur la ville, qui puise ses idées, ses valeurs et son style de vie dans les pays développés, et un grand nombre de pauvres exclus du cercle de la production et de la consommation par le manque d’emploi et de pouvoir d’achat, est une situation fondamentalement instable. C’est un terrain fertile pour la montée du sentiment d’aliénation, des tensions et des agressions. L’instabilité est amplifiée par l’exposition constante à l’abondance écrasante de l’élite qui pratique ostensiblement une philosophie qui peut se résumer ainsi : « Tout ce qui est rural est mauvais, tout ce qui est urbain est meilleur, et tout ce qui est étranger est le meilleur ». Plusieurs questions évidentes s’ensuivent : « Pouvons-nous rationnellement supposer que (les pauvres) accepteront un monde ‘mi-esclave, mi-libre’, à moitié immergé dans le plaisir de la consommation, à moitié privé du strict minimum pour vivre? Pouvons-nous espérer que la protestation des dépossédés n’éclatera pas en conflits locaux et en troubles croissants? »[30] Si la participation sociale et le contrôle de l’avenir ne peuvent prendre des formes pacifiques, ils ne peuvent que déboucher sur des explosions de violence.
Ces effets sociaux potentiellement explosifs de la technologie moderne proviennent principalement de l’incompatibilité de ce type de technologie avec les facteurs fondamentaux d’un pays en développement. Les demandes exorbitantes que ces technologies font peser sur les rares ressources en capital et en énergie ont pour résultat inévitable de développer des enclaves urbaines au détriment des campagnes, et c’est cette anomalie de développement qui est la base causale de la polarisation en une société duale. Dans le même temps, l’absence de lien d’évolution entre les technologies modernes et traditionnelles conduit à la destruction des industries rurales traditionnelles, et donc à l’altération du tissu de la vie sociale. Ce type de dommage est aggravé par la tendance consubstantielle de la technologie moderne à satisfaire et à stimuler des modes de vie calqués sur ceux qui prévalent dans les pays développés. Or le caractère intrinsèquement amplificateur des inégalités propre à ces technologies signifie qu’elles ne peuvent être accessibles qu’à une élite. Et de la sorte, la technologie moderne répand le désir de styles de vie riches en même temps qu’elle limite à une petite élite les moyens de satisfaire véritablement ces désirs stimulés, et qu’elle jette ainsi les bases de l’aliénation et du conflit social.
2. Une technologie appropriée et respectueuse de l’environnement
La tempête de critiques à l’encontre de la technologie moderne s’est traduite par un nombre croissant d’appels et de demandes pour un nouveau modèle de technologies, et donc à une prolifération de nouveaux termes pour les désigner. Outre les technologies « alternatives », « appropriées » et « intermédiaires », certains des autres termes adjectivaux utilisés sont « douces », « humaines », « libératrices », « rationnelles, « équilibrées », « conviviales », « prudentes », « radicales », « réductrices des inégalités », « populaires », « progressives », « utopiques », « écologiques / respectueuses de l’environnement », « basses (low) et sans déchets ». Cette abondance de jargons peut générer un embarras (de richesse terminologique!), car les différents termes diffèrent dans les caractéristiques retenues et considérées comme essentielles pour contraster avec les technologies modernes; et plus encore parce que l’ensemble complet des caractéristiques associées à chaque terme est difficile à identifier entre déclarations explicites et opinions implicites à découvrir entre les lignes.
Un examen minutieux des différents termes montre cependant que la plupart d’entre eux se répartissent en trois grandes catégories :
- celles dans lesquelles les objectifs économiques prédominent;
- celles dans lesquelles les préoccupations environnementales sont cruciales; et
- celles où les objectifs sociaux sont mis en avant.
Malheureusement, certains de ces termes n’ont jamais été clairement définis; et d’autres peuvent avoir été définis d’une certaine manière, utilisés d’une autre manière et compris d’une troisième manière encore. En outre, la « visée » proposée par ces divers termes est très différente. Si certains envisagent la réalisation d’objectifs transitoires limités, d’autres, avec une grandeur utopique, cherchent à atteindre tous les objectifs imaginables et donc à « ne jamais faire un pas de côté ».
Plus important encore, les trois grandes catégories d’objectifs peuvent en partie se chevaucher et en partie se contredire, et c’est pourquoi il est préférable de les présenter sous la forme d’un diagramme de Venn (Figure 2[31]).
Heureusement, il n’est pas nécessaire d’entrer dans le bourbier de la terminologie, car, malgré les nombreuses différences d’accentuation, de priorisation et de stratégie, il existe un « noyau mobile » d’accord sous-jacent aux différents termes. En particulier, il s’agit de l’accord selon lequel les technologies doivent être choisies en tenant compte des objectifs environnementaux, économiques et sociaux.
Il existe également un large domaine d’accord implicite concernant ces objectifs : l’harmonie avec l’environnement, la réduction des inégalités (entre et au sein des pays), ainsi que la participation et le contrôle par les populations sont le cœur des objectifs environnementaux, économiques et sociaux. Tout cela est tout à fait en accord avec les trois principes directeurs contenus dans le rapport Dag Hammarskjöld de 1975, à savoir l’harmonie avec l’environnement, l’orientation vers les besoins et l’autosuffisance endogène[32].
Cette orientation est tout à fait conforme à la vision du PNUE sur la relation entre l’environnement et le développement. Selon cette vision, la relation entre l’environnement et le développement est inévitable, intime et inséparable. Si les préoccupations se limitent aux seuls objectifs de développement et que le contexte environnemental de la société n’est pas pris en compte, la détérioration de l’habitat qui en résulte entraîne une dévalisation indirecte, néanmoins sérieuse, de ces mêmes objectifs. Ainsi, si les considérations environnementales sont ignorées, le développement ne peut être soutenu à long terme, et les objectifs de développement sont mis en péril.
Il y a aussi un autre côté de la médaille. Si l’on ne se préoccupe que de l’environnement physique, et que la société qui poursuit ses objectifs et ses efforts dans ce milieu est oubliée, les disparités économiques qui prévalent entre les pays et à l’intérieur de ceux-ci peuvent conduire à une situation où tant les riches que les pauvres spolient la nature. Les nantis l’endommagent souvent par une consommation irrationnelle et gaspilleuse, tandis que les pauvres doivent parfois assurer leur survie même à ses dépens. Tant le luxe que la pauvreté peuvent entraîner des conséquences environnementales indésirables. Ainsi, si l’émergence économique et sociale est délaissée, l’environnement naturel est mis en danger.
C’est cette vision du lien entre l’environnement et le développement qui a conduit à une nouvelle formulation des objectifs de l’émergence économique et sociale. Selon cette reformulation, le développement doit être orienté principalement vers :
a) la satisfaction des besoins humains fondamentaux (matériels et immatériels), en commençant par les besoins des plus démunis, afin de parvenir à une réduction des inégalités entre les pays et à l’intérieur de ceux-ci;
b) l’autonomie et l’autosuffisance endogène afin de promouvoir la participation et le contrôle social; et
c) la solidité écologique en vue d’atteindre l’harmonie avec l’environnement et de rendre le développement durable à long terme.
Cette vision de l’émergence économique et sociale est fondamentalement différente de celle qui assimile le développement à la croissance. Elle est axée sur les êtres humains, plutôt que sur les seuls biens et services. Elle se préoccupe principalement de la qualité de la vie, et pas seulement de la quantité de biens et de services. Elle est délibérément orientée vers les plus démunis, au lieu d’espérer que les bénéfices de la croissance ruissellent automatiquement et spontanément jusqu’aux défavorisés[33]. Car non seulement la croissance (et l’ampleur du Produit National Brut – PNB) sont-elles d’une importance capitale, mais également la structure et les bénéfices de la croissance (donc la composition et la distribution du PNB).
Cette conception du développement a une portée et une validité mondiales. Elle s’applique aussi bien aux pays industrialisés qu’aux pays en voie de développement, bien que les priorités et les programmes précis de ces deux catégories de pays soient, évidemment, profondément différents. Ainsi, les pays industrialisés, qui ont déjà satisfait les besoins matériels vitaux de leurs populations, ont-ils des missions de développement majeures concernant les besoins non matériels; tandis que les pays en émergence doivent nécessairement mettre l’accent sur la satisfaction des besoins élémentaires minimaux tels que la nourriture, l’habillement, le logement, la santé, l’éducation et l’emploi.
La réalisation des objectifs de développement différenciés des pays industrialisés et des pays en développement exige l’établissement d’un Nouvel Ordre Économique International, car seule une régulation internationale ordonnée peut rendre ces divers objectifs compatibles les uns avec les autres.
C’est dans ce contexte que la technologie a un rôle essentiel à jouer, car elle est l’instrument le plus important pour introduire le respect de l’environnement et pour atteindre les objectifs socio-économiques. Toutefois, pour que la technologie puisse jouer ce rôle, il est essentiel que, non seulement la sélection des techniques (parmi celles disponibles), mais également que leur création et leur mise au point soient reliées au Nouvel Ordre Économique International.
En fait, il existe une inquiétude généralisée concernant le fait que de nombreuses technologies actuellement créées et utilisées dans diverses parties du monde ne sont pas satisfaisantes. Ce n’est pas seulement parce que ces technologies font une utilisation insuffisante des ressources et caractéristiques locales (ce qui est la formulation habituelle de cette préoccupation), mais aussi parce que leur impact sur l’environnement est souvent très désagréable et indésirable, et qu’elles sont associées à de nombreux effets sociaux qui ne sont pas considérés comme bienvenus. En outre, il est parfois avancé que ces technologies sont liées de manière ombilicale à l’ancien ordre économique international entre pays développés et pays en développement, ainsi qu’aux sociétés duales dans lesquelles de nombreux pays émergents se trouvent polarisés.
Ce sont ces préoccupations qui conduisent à définir les « technologies appropriées et écologiquement rationnelles » comme : ces technologies qui, en général, font progresser le développement et le Nouvel Ordre Économique International (NOEI) et qui, en particulier, favorisent les objectifs de l’émergence économique et sociale tels que décrits ci-dessus. Dans la mesure où ces objectifs s’appliquent à l’ensemble du monde, le concept de « technologies appropriées et écologiquement rationnelles » a une validité mondiale. Mais ce qui est « approprié » dans les pays développés ne l’est pas nécessairement dans les pays en développement, et vice versa, et ce qui est « approprié » pour un pays en émergence ne l’est pas nécessairement pour un autre.
Finalement, l’extrême urgence et l’importance du développement et du NOEI font de la méthodologie de sélection des technologies appropriées et respectueuses de l’environnement une question de la plus haute priorité et gravité.
3. Quelques précisions conceptuelles
Bien que la clameur pour le déploiement de technologies appropriées/alternatives/intermédiaires ait enflé au cours des deux dernières décennies, le concept de « technologies appropriées et respectueuses de l’environnement » est d’origine récente. Il n’est donc pas surprenant que ce concept ait parfois suscité des appréhensions imprévues. Des éclaircissements sont ainsi nécessaires.
Au départ se trouvent les problèmes sémantiques posés par le mot « approprié », lequel n’acquiert de sens que si l’on précise « approprié à quoi ou à qui? ». Trop souvent, la seule préoccupation est la pertinence ou l’adéquation technique en regard des dotations en capital et en force de travail d’une région ou d’un pays, mais cette vision purement économique renvoie à une théorie étroite, restrictive et unidimensionnelle du caractère « approprié »[34]. En revanche, l’évaluation de l’adéquation technique du point de vue des objectifs de développement requiert une vision tridimensionnelle dans laquelle les perspectives environnementales et sociales ne sont pas moins importantes que la dimension économique.
On a parfois supposé que les arguments en faveur de technologies appropriées et respectueuses de l’environnement, en particulier pour les pays en développement, étaient construits sur un rejet de l’industrie et de l’industrialisation. Rien ne pourrait être plus éloigné de la vérité. En fait, il va de soi que l’industrialisation est essentielle pour répondre aux besoins fondamentaux de populations croissantes. L’argument en faveur des technologies appropriées repose sur l’essor de productions, de modèles et de formes d’industrialisation qui feront progresser le type d’émergence économique et sociale décrite dans le présent document. Il est implicite dans une telle vision qu’il faudra beaucoup apprendre du processus d’industrialisation des pays développés. Mais, ce processus – il faut le noter – comprend à la fois des réussites et des échecs, avec les leçons correspondantes. Ainsi, l’émergence ne doit-elle donc pas consister en une imitation servile du type d’industrialisation suivie par les pays développés.
De même, on a souvent supposé que les partisans d’une technologie appropriée et respectueuse de l’environnement exigent un rejet total de la technologie dite « moderne » des pays développés. En fait, ce qui est demandé, c’est un examen minutieux des implications économiques, sociales et environnementales de la technologie moderne du point de vue des objectifs du développement et du Nouvel Ordre Économique International, et une acceptation sans réserve de celles de ces technologies (sous leur forme originale ou adaptée) qui font avancer ces objectifs. Ainsi, ce qui est rejeté, c’est la croyance aveugle que toutes les technologies des pays développés sont universellement appropriées, malgré la spécificité des circonstances historiques qui les ont engendrées et la particularité des exigences en regard desquelles elles ont évolué. Est également abandonnée la croyance naïve que ces technologies sont toujours une bénédiction absolue, et qu’elles satisfont autant les intérêts de ceux qui les parrainent, colportent et vendent, que de ceux qui ont l’intention de les utiliser pour atteindre des objectifs nationaux de développement[35].
Dans certains milieux, l’argument en faveur des technologies appropriées et respectueuses de l’environnement a été mal interprété et compris comme un plaidoyer pour un retour total à la dépendance vis-à-vis des technologies traditionnelles des peuples anciens. En fait, le plaidoyer est tout autre. Les technologies traditionnelles ont subi un processus de sélection sur des siècles de tests empiriques; par conséquent, elles sont tout à fait à même de présenter des solutions optimales.
Mais ces dernières ne sont optimales que pour les conditions, les contraintes, les matériaux et les besoins particuliers en réponse auxquels elles ont été développées. Avec l’émergence de nouvelles conditions, de nouvelles contraintes, de nouveaux matériaux et de besoins nouveaux, il est probable que leur opportunité se trouve érodée et ces technologies deviennent invalides. Néanmoins, il est tout à fait possible que ces technologies traditionnelles puissent subir des changements qualitatifs par le biais de modifications mineures. Ces améliorations peuvent être apportées par l’utilisation de la science et de l’ingénierie modernes pour comprendre et clarifier le noyau rationnel des pratiques anciennes. De telles technologies traditionnelles transformées pourraient bien alors être qualifiées « d’appropriées » et « d’écologiquement rationnelles »[36].
Outre la possibilité de technologies « modernes » et de technologies traditionnelles transformées se trouvant écologiquement rationnelles et appropriées, il est également possible que des technologies alternatives soient spécifiquement conçues ab initio pour répondre aux critères de respect de l’environnement et de pertinence sociale et économique.
Étant donné qu’il existe trois sources principales pour la sélection de technologies appropriées et respectueuses de l’environnement, à savoir les technologies « modernes », les technologies traditionnelles transformées et les technologies alternatives, il est très probable que le modèle optimal de technologies pour atteindre les objectifs de développement d’un pays consistera en un mélange de technologies provenant de ces différentes sources. La possibilité que ce « mix » constitue le « paquet global » des technologies appropriées et respectueuses de l’environnement réfute le prétendu parti pris en faveur des technologies traditionnelles ou contre les technologies modernes.
Une autre clarification importante concerne la nature dynamique des concepts de « rationalité écologique » et de « caractère adapté » du point de vue social et économique. Cette dynamique découle inévitablement des changements naturels constants de l’environnement physique d’un pays, d’une part, et d’autre part de la structure de ses objectifs de développement. Ainsi, ce qui est écologiquement rationnel et approprié à un moment donné de l’histoire peut ne plus l’être à un moment ultérieur. Par conséquent, les concepts de « technologie pertinente et appropriée » et de « rationalité écologique et naturelle » ne peuvent être statiques; ils doivent évoluer avec l’état de l’environnement et avec le genre et l’ampleur des tâches de développement. Il s’ensuit également que la composition du « mix » constituant le paquet « technologies appropriées et respectueuses de l’environnement » peut être amenée à changer avec le temps.
Une autre question qui nécessite des éclaircissements est celle des visées de la technologie. Trop souvent, les défenseurs des technologies appropriées ont limité leurs préoccupations aux techniques de production. Or, si les technologies doivent être un instrument de développement durable, elles doivent être considérées dans un sens beaucoup plus large, englobant à la fois les produits et la production, ou si l’on préfère prenant en compte simultanément le « logiciel » et le « matériel ». En d’autres termes, une technologie en question doit s’envisager selon le type de biens et de services produits, en plus de la manière dont ils sont produits. Elle doit expliciter son « logiciel », c’est-à-dire les techniques immatérielles concernant les manières d’utiliser les humains, les machines, les dispositifs et les ressources existants, en plus du « matériel », c’est-à-dire des techniques incorporées directement dans les machines, les dispositifs et les matériaux. Ainsi, tous les types de technologies, et pas seulement les technologies de production, doivent être examinés pour déterminer leur caractère approprié et respectueux de l’environnement.
Se pose aussi la question du caractère « avancé » ou « de pointe » des technologies. Cette caractéristique ne doit pas dériver du critère trivial du niveau de productivité, mais du degré d’incorporation de la pensée scientifique et technique moderne dans ces technologies.
De ce point de vue, il est possible que les technologies traditionnelles transformées et les technologies « alternatives » n’aient pas nécessairement besoin d’être primitives; elles peuvent se révéler aussi « avancées » – et « modernes », au sens littéral du terme – que les technologies des pays développés. En fait, cette possibilité est même très probable, car, contrairement aux technologies des pays développés, il n’y a pas de sentiers battus et encombrés pour la création de technologies traditionnelles transformées et de technologies alternatives, et par conséquent le lien à l’égard des sciences fondamentales et de l’ingénierie d’innovation doit être encore plus fort.
Pour une raison similaire, il est regrettable que les technologies des pays développés soient invariablement qualifiées de « hautes » (high) technologies, contrairement aux technologies alternatives et traditionnelles transformées qui sont qualifiées de manière péjorative de « basses » ou « faibles » (low) technologies. Car les termes « élevé » et « bas » ou « faible » devraient dépendre de l’importance du niveau scientifique et de l’apport d’ingénierie contenu dans une technique, et non du fait que celle-ci provienne ou non des pays développés. Or, c’est invariablement l’origine géographique d’une technologie qui détermine les termes du langage courant – avancé/primitif et élevé/faible. La croyance inconsciente sous-jacente, ou la politique délibérée, est d’assimiler tout ce qui est bon avec ce qui émane des pays industrialisés.
Enfin, certains adeptes des technologies appropriées ont été eux-mêmes responsables de la création du sentiment selon lequel la technologie pourrait à elle seule éliminer la pauvreté, réparer l’injustice, résoudre les problèmes de développement et devenir une panacée, un remède universel (à condition qu’elle soit de la bonne marque!). Mais la technologie n’est qu’un sous-système de la société, et le développement de la société ne dépend pas seulement de la technologie, mais aussi des autres sous-systèmes cruciaux que sont les sous-systèmes politiques, économiques et sociaux, ainsi que de l’environnement physique de la société.
En d’autres termes, la technologie n’est qu’un instrument au service du développement de la société. Comme tous les instruments, elle doit être spécifiquement choisie et/ou conçue pour remplir la fonction à laquelle elle est destinée. Mais la volonté d’utiliser l’instrument et la capacité de le manier efficacement ne dépendent pas tant de l’instrument lui-même que de l’utilisateur.
Ainsi, le bon type de technologie (une technologie appropriée et respectueuse de l’environnement) est une condition nécessaire à l’émergence sociale et économique, mais pas une condition suffisante. Il est également essentiel que la structure politique et le cadre socio-économique soient tous deux parties prenantes des objectifs d’émergence, et que le contexte naturel et environnemental puisse soutenir ces objectifs.
En outre, la technologie doit toujours être considérée en relation avec le contexte social, et la question de son caractère « approprié » est nécessairement spécifique à ce dernier.
La technologie a donc à la fois du pouvoir et des limites. Mais sa capacité à faire progresser l’émergence sociale et économique est considérablement réduite si elle n’est pas écologiquement rationnelle et appropriée; d’où l’importance primordiale de choisir une technologie écologiquement rationnelle et appropriée.
4. Critères pour le caractère approprié et écologiquement rationnel d’une technologie
Après avoir tenté de clarifier certaines des idées fausses sur les technologies appropriées et respectueuses de l’environnement, nous allons maintenant nous intéresser à la méthodologie de sélection de ces technologies. En particulier, cette attention se concentrera sur deux aspects cruciaux de cette méthodologie :
- les critères à utiliser; et
- la procédure pour l’utilisation de ces critères.
Les critères utilisés pour le choix des technologies sont importants pour plusieurs raisons :
- Lorsque les critères sont explicitement énoncés, ils doivent être pris en compte, et cette prise en compte renforcée tend à contrecarrer l’arbitraire dans les choix politiques et les prises de décision.
- L’énoncé des critères facilite leur publication. Ainsi, plus les critères sont connus, moins il y a de risques qu’ils soient ignorés dans les politiques et les décisions; et lorsqu’ils sont ignorés, plus la conscience de ce qui se passe est grande, et plus il est nécessaire de justifier l’omission, l’effacement ou la suppression des critères. Ainsi, les critères ont un impact à la fois sur les responsables politiques et les décideurs, et sur ceux qui sont affectés par les politiques et les décisions. De ce point de vue, le but de l’établissement de critères est d’élargir la base de la fabrique des politiques publiques et des décisions collectives.
- Une prise de conscience accentuée des critères à utiliser pour le choix de technologies appropriées et respectueuses de l’environnement permettra, d’une part, de susciter une demande généralisée pour ces technologies et, d’autre part, de guider ceux qui les élaborent. L’importance de cette prise de conscience parmi les scientifiques et les ingénieurs ne doit pas être sous-estimée, car la définition et la valorisation de tels critères sont des facteurs inhibiteurs du développement de technologies non respectueuses de l’environnement et inappropriées.
- Malgré l’importance évidente de l’établissement de critères pour le choix de technologies appropriées et respectueuses de l’environnement, il est intéressant de constater qu’il n’existe aujourd’hui aucune liste explicite de critères. Cela signifie simplement que ces critères sont généralement implicites. Néanmoins, même les critères implicites peuvent être décryptés à partir des technologies en vogue et des décisions qui ont donné naissance à ces technologies. Et si bon nombre de ces technologies sont peu respectueuses de l’environnement et inappropriées, il s’ensuit que l’énoncé explicite des critères est une étape essentielle dans la création et l’adoption de technologies respectueuses de l’environnement et appropriées.
Dans la mesure où les critères doivent être dérivés des objectifs, les critères de choix des technologies écologiquement pertinentes et appropriées doivent découler des objectifs d’émergence sociale et économique indiqués précédemment. Il s’agit sans aucun doute d’une approche normative de la définition des critères. Cette approche est fondée sur les jugements de valeur suivants :
- que l’émergence socio-économique, notamment celle des pays en voie de développement est un objectif urgent de la plus haute priorité, et que cette émergence est subordonnée à l’établissement d’un Nouvel Ordre International Économique lequel doit, avant tout, inclure une nouvelle relation entre pays développés et pays en voie de développement;
- que, en dernière analyse, c’est un besoin humain fondamental que de participer aux décisions et aux processus concernant son propre destin et que d’exercer un contrôle croissant sur ces décisions et processus;
- que l’environnement naturel est le seul habitat irremplaçable de l’homme et doit donc être jalousement protégé et entretenu.
Stimulée par une telle perspective, une liste de préférences à utiliser dans le choix de la technologie peut être proposée.
La dimension économique de l’émergence exige l’exercice de préférences en faveur des technologies qui sont basées sur les besoins, plutôt que pour celles qui amplifient les inégalités entre et à l’intérieur des pays, par exemple :
- une préférence pour les technologies qui sont compatibles, plutôt qu’incompatibles, avec les grands indicateurs de base de chaque pays. Cela signifie, pour la plupart des pays en développement, une préférence pour les technologies économisant l’énergie et le capital et générant des emplois, plutôt que pour les technologies gourmandes en énergie, à forte intensité de capital et économisant la main-d’œuvre;
- une préférence pour les technologies de biens et de services adaptés à la consommation de masse, plutôt qu’au luxe individuel;
- une préférence pour les technologies basées sur des matériaux locaux, plutôt que des matériaux qui doivent être importés d’ailleurs ou transportés depuis des régions éloignées du pays;
- une préférence pour les technologies qui créent des emplois pour les masses défavorisées plutôt que pour les élites privilégiées;
- une préférence pour les technologies qui produisent pour la consommation locale, plutôt que pour les marchés lointains;
- une préférence pour les technologies qui favorisent une symbiose et le renforcement mutuel, plutôt qu’une interdépendance parasitaire et destructrice. Il s’agirait, d’une part, des métropoles des pays en développement et de leurs arrière-pays ruraux et, d’autre part, des pays développés et des pays émergents.
La dimension sociale du développement nécessite l’exercice de préférences pour les technologies qui favorisent l’autosuffisance endogène par l’augmentation de la participation et du contrôle social, par exemple :
- une préférence pour les technologies qui conduisent à une amélioration de la qualité de vie, plutôt qu’à une simple augmentation de la consommation de biens;
- une préférence pour les technologies de production qui nécessitent un travail créatif satisfaisant, au lieu d’un travail routinier et ennuyeux, c’est-à-dire des technologies qui relient les hommes au travail, plutôt que de les lui aliéner;
- une préférence pour les technologies de production dans lesquelles les machines sont subordonnées, plutôt que prédominantes, à la vie des personnes;
- une préférence pour les technologies qui conduisent à des implantations humaines adaptées à la vie collective et individuelle des personnes, plutôt qu’aux besoins d’une simple agglomération d’unités productives;
- une préférence pour les technologies qui favorisent la facilité de fonctionnement, plutôt que la sophistication;
- une préférence pour les technologies qui se marient aux technologies traditionnelles et au tissu de la vie sociale, plutôt que de les perturber;
- une préférence pour les technologies développées de manière endogène à partir du contexte local, plutôt que transférées à partir d’un environnement étranger;
- une préférence pour les technologies qui facilitent la dévolution du pouvoir au peuple, plutôt que sa concentration dans les mains des élites.
La dimension environnementale doit se préoccuper de l’utilisation rationnelle et durable, plutôt que dévastatrice, rapide et aveugle, de l’environnement bio-physique fournisseur de ressources et support de la vie. Par conséquent, cette dimension doit impliquer l’exercice de plusieurs préférences dans le choix des technologies, par exemple :
- une préférence pour les technologies de production d’énergie basées sur des sources d’énergie primaires renouvelables plutôt qu’épuisables (par exemple, le soleil, le vent et le biogaz, plutôt que le pétrole ou le charbon)[37];
- une préférence pour les technologies permettant d’économiser les ressources et l’énergie, plutôt que pour les technologies à forte intensité de ressources et d’énergie;
- une préférence pour les technologies qui produisent des biens pouvant être recyclés et réutilisés, plutôt qu’à usage unique et jetable, et qui sont bâtis sur la durée plutôt que sur l’obsolescence programmée;
- une préférence pour les technologies de production basées sur des matières premières renouvelables (par exemple, le bois et le coton) plutôt qu’épuisables (par exemple, l’acier ou les fibres synthétiques à base de pétrole);
- une préférence pour les technologies de production et de consommation qui minimisent par nature les émissions et les déchets nocifs ou dangereux, plutôt que celles qui nécessitent des « corrections » pour réduire leurs tendances intrinsèquement polluantes;
- une préférence pour les technologies de production et de consommation qui intègrent des procédures de minimisation des déchets et d’utilisation intégrale des composants, plutôt que celles qui les nécessitent en tant que compléments;
- une préférence pour les technologies qui se fondent dans les écosystèmes naturels en leur causant des perturbations minimales, plutôt que celles qui menacent la biosphère par des perturbations majeures.
Puisque chaque préférence implique un critère, et en effet peut être reformulée comme critère, la liste des préférences ci-dessus constitue un ensemble de critères pour le choix de technologies appropriées et respectueuses de l’environnement. Par exemple, la « préférence pour les technologies de production de biens et de services destinés à la consommation de masse, plutôt qu’au luxe individuel », peut être considérée comme un critère : « Est-ce que la technologie produit des biens et des services qui sont à la portée des masses? ». Ou encore, la « préférence pour les technologies de production d’énergie basées sur des sources d’énergie primaires renouvelables, plutôt que sur des sources d’énergie épuisables » peut être exprimée par le critère : « Est-ce que la technologie de production d’énergie est basée sur des sources d’énergie primaires renouvelables? »[38]
L’inconvénient évident d’un ensemble de critères aussi vaste que celui présenté ci-dessus est qu’il est susceptible de submerger – et possiblement de désorienter – les concepteurs des politiques publiques et les preneurs de décisions, sans parler des profanes. En outre, une fois le choix d’une technologie fait, il ne sera pas facile de détecter si un ou plusieurs critères ont été omis, supprimés ou ignorés. D’un autre côté, l’ensemble de ces critères rend, à juste titre, explicite les dimensions économiques, sociales et environnementales cruciales du développement. La conclusion est qu’une liste de critères explicites est vitale pour la sélection des technologies, mais que la liste doit être beaucoup plus courte, plus facile à gérer et moins complexe.
Bien entendu, l’autre extrême est une liste très courte qui découle naturellement des objectifs de l’émergence économique et sociale :
- la technologie fait-elle progresser la satisfaction des besoins humains fondamentaux, en commençant par les besoins des plus démunis, et réduit-elle les inégalités entre et avec les pays?
- La technologie favorise-t-elle l’autonomie endogène par le biais d’une augmentation de la participation et du contrôle social?
- La technologie favorise-t-elle l’harmonie avec l’environnement?
Cette liste est évidemment beaucoup trop brève pour faciliter une interprétation détaillée et une utilisation sans ambigüité.
Ce qu’il faut donc, c’est une liste restreinte avec un nombre de critères entre trois et trente. Elle ne doit être ni trop brève et vague, ni trop longue et encombrante. La liste devrait être compacte et, de préférence, tenir sur une seule page.
CRITÈRES POUR LA SÉLECTION D’UNE TECHNOLOGIE
1) SATISFACTION DES BESOINS FONDAMENTAUX
a) La technologie contribue-t-elle, directement ou indirectement, immédiatement ou dans un avenir proche, à la satisfaction de besoins fondamentaux tels que la nourriture, l’habillement, le logement, la santé, l’éducation, etc.?
b) Produit-elle des biens et des services accessibles en particulier à ceux et celles dont les besoins fondamentaux sont les moins satisfaits?
2) DÉVELOPPEMENT DES RESSOURCES DU PAYS
a) Utilise-t-elle de manière optimale les facteurs locaux (main-d’œuvre, capitaux, ressources naturelles, etc.) en :
– soutenant/générant de l’emploi;
– économisant/générant du capital;
– économisant/générant des matières premières, y compris l’énergie;
– développant les compétences et les capacités de R & D et d’ingénierie?
b) Augmente-t-elle la capacité de production sur une base durable et cumulative?
3) DÉVELOPPEMENT SOCIAL
a) Réduit-elle la dépendance débilitante et favorise-t-elle l’autonomie basée sur la participation du plus grand nombre aux niveaux local/national/régional, en permettant à la société de suivre sa propre voie de développement?
b) Réduit-elle les inégalités? Entre les groupes professionnels, ethniques, de sexe et d’âge? Entre les communautés rurales et urbaines? Entre groupes professionnels, ethniques, de sexe et d’âge? Et entre (ensembles de) pays?
4) DÉVELOPPEMENT CULTUREL
a) Utilise-t-elle les traditions techniques endogènes et s’appuie-t-elle sur elles?
b) Se mélange-t-elle et s’améliore-t-elle avec des éléments et des modèles de valeur de la culture locale, nationale ou régionale?
5) DÉVELOPPEMENT HUMAIN
a) Conduit-elle à une implication créative des masses en étant accessible, compréhensible et flexible?
b) Libère-t-elle les êtres humains des travaux ennuyeux, dégradants, excessivement pénibles ou sales?
6) DÉVELOPPEMENT ENVIRONNEMENTAL
a) Minimise-t-elle l’épuisement naturel et la pollution en utilisant des ressources renouvelables, et par une réduction intégrée des déchets, le recyclage et la réutilisation en se fondant mieux dans les éco-cycles existants?
b) Améliore-t-elle l’environnement naturel et celui créé par l’humain en offrant un niveau plus élevé de complexité et de diversité des écosystèmes, et réduisant ainsi leur vulnérabilité?
La liste de six critères (chacun d’eux étant à son tour subdivisé en deux, ce qui en fait douze) est peut-être la première du genre, mais elle ne se présente assurément pas enveloppée d’une quelconque aura de perfection. En fait, il est dans la nature de ce genre de listes qu’elles suscitent plus de controverse que de consensus, mais cela est bien ainsi, car c’est par un processus de contestation et de mise à l’épreuve que leur révision et leur affinement peuvent avoir lieu.
La liste indicative proposée ici est basée sur une synthèse et couvre des critères économiques, sociaux et environnementaux. Le présent rapport ne tentera pas de fournir une justification détaillée de ces critères, car ils sont fondés sur le cadre conceptuel des technologies appropriées et écologiquement rationnelles, traité plus haut dans le texte. Par conséquent, seule une brève description de la liste est fournie ci-dessous.
Le premier critère concerne la satisfaction des besoins fondamentaux, dont les plus importants sont la nourriture, l’habillement, le logement, la santé, l’éducation, les transport/communication et les soins de santé. Ce critère exige un examen minutieux des produits et services issus de la technologie.
Il n’y a pas de justification objective pour un ensemble particulier de produits et de services, mais si l’on accepte les objectifs normatifs de l’émergence (tels que définis précédemment), plusieurs conclusions s’ensuivent.
- L’équation simple développement = croissance ne devient valable qu’après s’être assuré que le modèle et le contenu de la croissance correspondent à une satisfaction croissante des besoins fondamentaux, en mettant au maximum l’accent sur les besoins des plus démunis. De même, l’équation développement = production ne se justifie qu’après avoir confirmé que les biens et services produits sont accessibles à ceux dont les besoins ont été le moins satisfaits.
- Bien qu’un grand nombre de technologies ne satisfassent pas directement les besoins fondamentaux (par exemple, les technologies de production d’énergie), elles peuvent le faire indirectement si leurs productions (par exemple, l’énergie) peuvent devenir les intrants de technologies qui satisfont directement les besoins fondamentaux. Savoir si cette contribution indirecte aux besoins fondamentaux est ou non effective est la question qui émerge du premier critère.
- L’existence de technologies (par exemple, le fer et l’acier) qui conduisent indirectement à la satisfaction des besoins fondamentaux implique que l’horizon temporel s’étende au-delà du présent immédiat. En d’autres termes, de nombreuses technologies impliquent une satisfaction différée des besoins fondamentaux. Il est évident, cependant, que si l’horizon temporel s’étend indéfiniment et que l’ajournement est sine die, alors la non-satisfaction des besoins essentiels empêchera forcément d’atteindre d’autres critères de la liste. Cet échec augmentera les inégalités, par exemple, ou la diminuera la participation créative des masses, ou encore dégradera l’environnement. La conclusion est que le report de la satisfaction des besoins fondamentaux ne doit pas s’étendre au-delà de l’avenir proche.
- Enfin, le critère des besoins fondamentaux implique un rejet catégorique de la pratique actuelle, dans les pays où la répartition des revenus est très asymétrique, d’orienter les technologies vers les demandes des groupes disposant d’un pouvoir d’achat, et d’ignorer les besoins des plus démunis qui ne peuvent être exprimés par un pouvoir d’achat.
L’utilisation et le développement des ressources locales constituent l’essentiel du deuxième critère. Le terme « ressources », qui est censé recouvrir les facteurs économiques habituels que sont le travail, le capital, les ressources naturelles et la terre, a été délibérément choisi pour souligner que la main-d’œuvre est également une ressource qui doit être utilisée et développée. Dans le cadre de ce critère, les préoccupations habituelles concernant l’utilisation de technologies permettant d’économiser du capital et de créer des emplois dans les pays où le capital est insuffisant et la main-d’œuvre abondante. Mais le critère utilisé ici est plus général à plusieurs points de vue.
- Ce critère vise à déterminer si la technologie utilise toutes les ressources locales, notamment les matières premières, l’énergie et les compétences humaines, ainsi que le capital et la main-d’œuvre.
- Il examine également si ces ressources sont en voie d’expansion, par-delà même leur utilisation. Cet aspect est particulièrement important pour les ressources humaines (développement des compétences et du « capital humain ») et pour les ressources naturelles. C’est cette expansion des ressources qui détermine si la capacité à produire de manière durable et cumulative augmente ou diminue.
- La question de savoir si la combinaison, « le mix » de ressources utilisées est optimale doit également être scrutée avec attention. Puisque des environnements locaux/nationaux/régionaux différents peuvent exiger des combinaisons/mix de ressources différentes, un mix parfait pour un environnement particulier peut devenir moins parfait lorsqu’il est transféré à d’autres (peut-être radicalement différents). L’exemple habituel cité pour illustrer l’érosion d’un optimum technologique est celui des technologies économes en main-d’œuvre et à forte intensité de capital produites dans les pays développés riches en capital et pauvres en main-d’œuvre lorsqu’elles sont transférées dans les pays en développement riches en main-d’œuvre et pauvres en capital.
Le troisième critère concerne le développement sociétal et il explore deux catégories de relations constitutives d’une société :
- les relations externes entre la société considérée et les sociétés extérieures avec lesquelles elle est en interaction; et
- les relations internes entre les composantes ou les groupes au sein de la société.
En ce qui concerne les relations extérieures, ce critère cherche à déterminer si la technologie renforce la capacité de la société (vis-à-vis des sociétés extérieures) à déterminer et suivre sa propre voie de développement.
Cette capacité est déterminée par la mesure dans laquelle la société est autonome et dans laquelle ses relations avec les sociétés extérieures n’impliquent pas de dépendance invalidante. L’autosuffisance est à son tour mesurée par l’autonomie, c’est-à-dire par la mesure dans laquelle les gens participent aux décisions qui affectent leur vie et les contrôlent. Bien sûr, la possibilité d’une participation et d’un contrôle de masse des décisions dépend de la taille du groupe autonome, mais l’accent doit être mis sur l’augmentation de la participation et du contrôle du plus grand nombre. Ainsi, ce critère exige-t-il d’examiner si la technologie favorise la sobriété et l’autosuffisance en augmentant la participation de masse aux décisions et le contrôle sur celles-ci.
En ce qui concerne les relations internes entre les composantes constitutives de la société, ce critère vise à vérifier si la technologie tend à réduire les inégalités entre ces « sous-sociétés ». En particulier, la technologie considérée favorise-t-elle l’égalité entre les groupes professionnels, ethniques, de sexe et d’âge? entre les communautés rurales et urbaines? entre les (groupes de) pays?
Cette préoccupation pour les inégalités découle de « l’état des lieux » entre les pays, lequel conduit à la demande d’un NOEI, et à l’intérieur des pays, ce qui conduit à un plaidoyer pour le développement.
Le quatrième critère concerne l’impact d’une technologie sur le tissu culturel de la société. Une technologie va forcément entraîner des changements dans la culture, et c’est la nature de ces changements qui mérite d’être examinée.
Par exemple, quel effet cette technologie a-t-elle sur les traditions techniques endogènes, c’est-à-dire les savoirs et savoir-faire non formalisés (en particulier en ce qui concerne l’environnement), lesquels sont invariablement un acquis des communautés stables? Cette technologie s’appuie-t-elle sur ces traditions ou les ignore-t-elle, de sorte qu’elles s’érodent et disparaissent progressivement?
Encore une fois, il est important de déterminer si une technologie intègre et améliore, plutôt que perturbe et détruit, des éléments de valeur dans la culture locale. Par exemple, est-ce que la technologie considérée renforce, ou au contraire sape, une coutume qui agit comme une force de cohésion dans la société (par exemple le travail partagé ou l’utilisation commune de certaines installations)?
Ces préoccupations émergent d’une multitude d’études anthropologiques et sociologiques qui documentent les dommages culturels et le chaos résultant de l’importation et de l’introduction non critique de technologies provenant d’environnements étrangers[39].
Le cinquième critère concerne l’impact d’une technologie sur les individus, lesquels sont considérés comme la priorité des priorités, mais lesquels vivent en symbiose avec leurs semblables et leur environnement. Ce critère exige une enquête pour savoir si la technologie considérée conduit à un enrichissement de l’être humain.
La participation créative à des activités sociales, qu’elles soient de nature physique, artistique ou intellectuelle, est essentielle au bien-être spirituel de l’homme et devrait, en fait, être considérée comme un besoin humain fondamental (bien que non matériel). La question qui se pose est donc la suivante : la technologie envisagée facilite-t-elle et promeut-elle cet engagement social créatif, et enrichit-elle ainsi les individus qui se trouvent impliqués?
Ce critère devient particulièrement significatif au vu de l’importance de l’emploi en tant que besoin fondamental. Il devrait y avoir un effort constant pour lui donner un sens. Il est donc essentiel de se demander si la technologie tend à libérer les êtres humains des travaux ennuyeux, dégradants, excessivement difficiles ou avilissants.
Ces questions sont liées au problème de l’aliénation des êtres humains à leurs semblables et à leur travail.
Le sixième et dernier critère concerne la préservation et l’épanouissement de l’environnement naturel, ainsi que l’impact d’une technologie sur l’environnement. Il faut se demander si cette technologie, pour reprendre les termes d’une vieille chanson[40], « accentue les impacts positifs… et élimine les impacts négatifs » sur la nature? Il ne s’agit pas seulement des « correctifs » techniques qui minimisent la pollution et l’épuisement des ressources par des mesures anti-pollution et de recyclage. Une technologie appropriée doit être intrinsèquement conçue pour se fondre dans les éco-cycles naturels et pour réduire les déchets à tous les stades de la production, de la distribution et de la consommation.
Tout cela a trait à la protection et à la préservation de la nature, mais l’objectif d’amélioration et d’épanouissement de l’environnement naturel et artificiel est tout aussi important. Ceci est d’autant plus vrai que la technologie moderne a tendance à réduire la complexité et la diversité des écosystèmes. Or, la simplicité des écosystèmes conduit souvent à leur vulnérabilité et à la rupture des éco-cycles. Par exemple, la réduction de la complexité qui correspond aux systèmes de monoculture augmente leur vulnérabilité aux attaques parasitaires et aux échecs de plantation. Il est donc important de déterminer si la technologie considérée améliore l’environnement en renforçant la complexité et la diversité et en réduisant ainsi la vulnérabilité.
Il est évident qu’il y a beaucoup de chevauchements dans la liste des six critères décrits ci-dessus. Les critères ne sont pas exclusifs les uns des autres, et un critère peut en impliquer un autre avec une très forte interaction. Ceci est inévitable, car les aspects économiques, sociaux et environnementaux du développement sont interdépendants et, en fait, les composants d’un seul et même processus.
Dans la mesure où le processus est la réalité, et sa dissociation en composant un dispositif d’analyse, les critères énoncés doivent être considérés comme un ensemble intégré. Ainsi, le fort couplage entre les critères appelle-t-il nécessairement une approche holistique, plutôt que fragmentaire ou sectorielle, du choix d’une technologie appropriée et respectueuse de l’environnement.
Un tel ensemble de critères holistiques – du type de celui décrit ci-dessus – n’avait pas été proposé jusqu’à présent. Il peut y avoir plusieurs raisons à cette lacune, mais on ne peut ignorer le fait que la spécialisation et la professionnalisation excessives ont conduit à des approches tellement divergentes des disciplines économiques, sociales et environnementales qu’il est difficile de maintenir un langage commun pour des discussions transdisciplinaires. Pourtant, c’est précisément une telle approche intégrée qui doit être adoptée pour la sélection des technologies conçues pour servir les objectifs de développement, parce que le développement n’est pas une fin en soi, même s’il comporte des aspects économiques, sociaux et environnementaux. En d’autres termes, les catégories de critères économiques, sociaux et environnementaux doivent s’imbriquer les unes dans les autres et converger pour promouvoir le développement.
Par conséquent, toute méthodologie qui exclut un ou plusieurs critères doit être considérée ipso facto comme trompeuse, même si elle semble rigoureuse. En particulier, ce constat vise les méthodologies qui ne se limitent qu’aux critères quantifiables parce que certains des critères, par exemple ceux relatifs à l’autonomie ou à l’enrichissement humain, peuvent être intrinsèquement non quantifiables.
Les six critères constituent une liste extrêmement exigeante et contraignante. Par conséquent, une objection évidente à cette liste est que peu de technologies pourront satisfaire à tous les critères, ce qui rendrait tout ce travail inutile. Une telle objection est en effet défendable si les critères sont interprétés de manière passive, statique, et si la sélection se fait à partir d’un ensemble de technologies existantes, la question étant alors close. Mais l’objection disparaît si les critères sont utilisés dans une perspective dynamique comme un dispositif heuristique conduisant à la création de nouvelles technologies. Ainsi, à un moment donné, peu de technologies peuvent satisfaire à tous les critères, et même si elles y parviennent, il est toujours possible de les améliorer. Mais l’évaluation des technologies par rapport aux critères révélera des directions raisonnablement claires pour l’innovation et leur modification. Et de ce point de vue, la liste des critères est un étalon longtemps espéré pour les innovations en matière de technologies appropriées et respectueuses de l’environnement.
La conséquence évidente de la discussion ci-dessus est que jusqu’à ce que des technologies nouvelles ou modifiées fassent leur apparition, il faut tirer le meilleur parti de la « mauvaise affaire » des technologies existantes. Cela peut se faire en pesant les critères et en faisant des compromis entre eux. Il ne devrait pas y avoir d’objection à de tels choix basés sur des pondérations et des compromis tant que tous les critères sont explicitement et sérieusement pris en compte et que les processus de pondération et de compromis sont clairement révélés. Mais ce qui est peut-être plus important, c’est que des efforts soient faits pour générer de nouvelles technologies qui permettent de satisfaire tous les critères, ou un plus grand nombre d’entre eux en même temps, et qui réduiront ainsi l’ampleur des compromis. En fait, puisque la plupart des choix technologiques impliquent des compromis, et que la plupart des technologies actuellement disponibles ont été développées sans tenir compte d’un ensemble de critères de ce type, il est probable que plus d’attention devra être accordée à la création de nouvelles technologies qu’au choix entre des technologies existantes. Ainsi, la sélection et la création de technologies constituent une unité dialectique, l’une supposant la présence de l’autre et n’ayant pas de sens en son absence. En particulier, la sélection des technologies a peu de sens si elle n’est pas placée dans le contexte de la création de technologies.
Pour poser la question autrement, il est presque certain que, du point de vue de la liste de critères proposée ici, peu de technologies actuelles sont parfaitement appropriées et respectueuses de l’environnement. Il s’agit seulement de quelques technologies plus appropriées et plus respectueuses de l’environnement que d’autres. Mais la révélation de l’écart entre l’idéal et le réel fournit la motivation pour tenter de réduire cet écart, c’est-à-dire pour accroître le caractère écologiquement rationnel et approprié des technologies. Dans la mesure où la liste de critères a révélé à la fois l’objectif du caractère « approprié », et celui du respect de l’environnement, en même temps que la distance qui sépare les technologies actuelles de ces objectifs, elle peut être considérée comme un net progrès[41]. (…)
- Texte publié en 1979 par le PNUE (Programme des Nations Unies pour l’Environnement) cumulant les deux rapports rédigés par Reddy à la suite de la réunion des groupes d’experts sur : « Un cadre conceptuel pour des technologies appropriées et respectueuses de l’environnement » (PNUE, 1-4 décembre 1975, Nairobi); « Méthodologie pour la sélection de technologies écologiquement rationnelles et appropriées » (PNUE, 30 août - 3 septembre 1976, Nairobi). ↵
- Le texte d’origine comporte quatre figures ou schémas qui n’ont pas été repris ici : - Figure 1 : Probabilité d'occurrence de risques de gravités différentes selon les types de technologies (p. 14 originale) - Figure 2 : Terminologies des technologies « nouvelles » ou « alternatives » (p. 16 originale) - Figure 3 : Diagramme des « profils technologiques » (p. 38 originale) - Figure 4 : Méthodologie de sélection des technologies appropriées et respectueuses de l'environnement (p. 46 originale). ↵
- Sur ce point, en français, voir les développements stimulants de Philippe Bihouix, « La transition énergétique peut-elle être low-tech? », Revue internationale et stratégique, 2019/1, n°113, 97-106. Voir également l’introduction au dossier « Low-tech et enjeux écologiques : quels potentiels pour affronter les crises? » de la revue en ligne La pensée écologique, Christophe Abrassart, François Jarrige et Dominique Bourg, 15 oct. 2020, qui ne retient pas la notion de « technologie appropriée » en tant que telle. ↵
- Voir le récent ouvrage de Gérard Dubey et Alain Gras au titre significatif : La Servitude électrique. Du rêve de liberté à la prison numérique, Paris, Seuil, 2021. ↵
- Pour se limiter à deux auteurs francophones contemporains d’Amulya K. N. Reddy et incontournables sur ces questions, aujourd’hui redécouverts et réédités (encore que le texte ici mentionné du premier ait été rédigé en anglais) : Ivan Illich (1926-2002), Énergie et équité, Paris, Flammarion, 2018 (1975); André Gorz (1923-2007), Éloge du suffisant, Paris, PUF, 2019 (1992, en article de revue sous le titre « L’écologie, ce matérialisme historique »). ↵
- Voir le rapport n°3 du PNUE (UNEP), "Environmentally Sound and Appropriate Technology", Nairobi, 1979. ↵
- Res.29 (III). Rapport du CA sur les travaux de sa troisième session. ↵
- Man’s Home, "Pollutants: poisons around the world", préparé avec la coopération du Secrétariat de la Conférence des Nations Unies sur l’Environnement, Stockholm, 1972, 19. NdT : La Conférence des Nations Unies sur l’Environnement, tenue à Stockholm du 5 au 16 juin 1972, est la première conférence mondiale consacrée à l’environnement, avant celle de Rio du 3 au 14 juin 1992. À Stockholm a été dressé le tout premier bilan des conséquences des activités humaines pour l’environnement à l’échelle du monde. Voir par exemple : Handl, G., « Environnement : les déclarations de Stockholm (1972) et de Rio (1992) », mai 2012, en ligne : https://legal.un.org/avl/ha/dunche/dunche.html ↵
- Ibid. ↵
- NdT : Qui peut être répété théoriquement un nombre indéfini de fois par application de la même règle, par la voie d’un automatisme (https://www.cnrtl.fr/definition/recursif). ↵
- UNEP/UNCTAD Symposium, Cocoyoc, Mexico, 1974. NdT : La Déclaration de Cocoyoc a été diffusée au terme d’un colloque commun PNUE / CNUCED le 23 octobre 1974. Elle comprend une liste de propositions visant à mettre sur pied de nouvelles stratégies de développement ou « écodéveloppement » et de nouveaux modes de vie tenant compte des aspects environnementaux, sociaux et économiques du développement. Voir : https://ise.unige.ch/isdd/spip.php?article52 ↵
- Résolutions (3200 (S-V1) -3202 (S-VI) adoptées par l’Assemblée générale des Nations Unies lors de sa sixième session extraordinaire. NdT : La notion de NOEI résulte de deux résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies (ONU) du 1er mai 1974. Elle n’a pas réussi au cours de la décennie 1980, comme le souhaitaient les pays en développement, à faire prévaloir la reconnaissance d’un « droit au développement » ni à obtenir un système international de contrôle de l’activité des sociétés transnationales. Voir : Mahiou A., « La déclaration concernant l’instauration d’un Nouvel Ordre Économique International », en ligne : https://legal.un.org/avl/ha/ga_3201/ga_3201.html ↵
- Série Man’s Home, "The art of progress development and the environment", 11 : « tous les pays développés comprennent des zones géographiques, des classes sociales ou des secteurs économiques nettement sous-développés - souvent sous-développés en termes absolus et relatifs ». ↵
- Barbara Ward. NdT : Économiste britannique (1914-1981), corédactrice du rapport préparatoire à la Conférence des Nations unies sur l'environnement de Stockholm de 1972, One Earth, et considérée comme l’une des pionnières dans la définition de la notion de développement durable. ↵
- « Exploding Cities Conference », Oxford, 1974. ↵
- E. F. Schumacher, Small is Beautiful, 1973. NdT : Ernst Friedrich Schumacher (1911-1977), économiste germano-britannique, célèbre pour sa critique des économies occidentales et sa proposition de technologies à échelle humaine, décentralisées et appropriées. Voir : https://centerforneweconomics.org/envision/legacy/ernst-friedrich-schumacher/ ↵
- UNEP/UNCTAD, Symposium, Cocoyoc, Mexico, 1974. ↵
- NdT : Scientifique originaire d’Inde, parfaitement acculturé à la grande diversité de l’offre philosophico-religieuse qui caractérise le pays, Reddy porte ici une pointe contre la mode des maîtres à penser et autres « gourous », sensible notamment au moment de la rédaction du texte. Le groupe pop mondialement célèbre The Beatles incarnera particulièrement, avec son séjour au nord de l’Inde au printemps 1968, cette démarche et certaines polémiques qui y seront associées. Voir notamment : https://fr.wikipedia.org/wiki/Séjour_des_Beatles_en_Inde ↵
- Mère Teresa de Calcutta, citée dans “Study and Action Pack for World Development”. ↵
- Erik Damman, “Future in Our Hands”. ↵
- Sigmund Freud, cité dans “Study and Action Pack for World Development”. ↵
- Série Man’s Home, “The art of progress development and the environment”, 1972, 7. ↵
- Ibid., 8. ↵
- Ibid., 8. ↵
- NdT : La problématique ici évoquée précocement par Reddy a été bien documentée désormais, notamment par l’anthropologue nord-américaine Anna Lowenhaupt Tsing au travers de la notion de « zones-frontières du capitalisme » et l’exemple de la collecte du rotin (Rotang) dans les forêts du Kalimantan/Bornéo : Frictions. Délires et faux-semblants de la globalité, La Découverte, 2020 (traduction de Friction: An Ethnography of Global Connection, Princeton University Press, 2005), p. 294 et ss. ↵
- NdT : La problématique ici évoquée précocement par Reddy s’est malheureusement pour partie confirmée au cours des 30 années suivantes. Voir par exemple : Davis Mike, Le pire des mondes possibles. De l’explosion urbaine au bidonville global (Planet of Slums), La Découverte, 2006. ↵
- Maurice Strong. ↵
- NdT : Sur cette image, qui revient à plusieurs reprises sous la plume de Reddy, voir note 15 du texte « La fabrication d’un scientifique soucieux de la société : réflexions personnelles d’un franc-tireur » dans le présent ouvrage. ↵
- NdT : Cette approche de l’arène politique, y compris démocratique, comme espace de compétition entre des fractions des élites, n’est aucunement propre à Reddy et a été particulièrement développée par les analyses sociologiques américaines des « transitions démocratiques ». Voir par exemple l’introduction du texte : Nord Philip G., « Les origines de la Troisième République en France (1860-1885) », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 116-117, mars 1997, 53-68. ↵
- Only One Earth, op. cit., voir note 11. ↵
- NdT : Nous reproduisons cette figure pour son intérêt méthodologique, mais sans chercher à traduire les termes qui s'y trouvent, lesquels sont marqués par le contexte historique et anglo-saxon. Ainsi par exemple le terme actuel et plutôt peu employé en anglais de "décroissance" (degrowth), n'est-il pas présent. Mais il pourrait, selon les interprétations, être placé en (7) ou (4). De même les usages français de "low-tech" seraient-ils en (4), la "permaculture" en (2) ou (5), les "AMAP" selon la définition originelle en (6), les "monnaies solidaires" en (1), etc. ↵
- NdT : Dag Hammarskjöld (1905-1961), diplomate suédois, secrétaire général de l’ONU (1953-1961) mort assassiné, prix Nobel de la Paix à titre posthume. Il est ici fait allusion au rapport Que faire : un autre développement, présenté à l’occasion de la 7ème session spéciale de l’Assemblée générale de l’ONU du 1er au 12 septembre 1975 : http://www.daghammarskjold.se/wp-content/uploads/2016/07/What-Now-1975.pdf ↵
- NdT : Reddy emploie clairement l’expression « will automatically and spontaneously trickle down to the under-privileged », laquelle renvoie à un débat redevenu intense à la fin des années 2010 sur les dites « théories du ruissèlement ». La notion a été fortement réinsérée dans le débat public en France par le président Emmanuel Macron après 2017. Voir par exemple : https://www.cairn.info/revue-projet-2019-1-page-92.htm ↵
- NdT : La revue Appropriate Technology est lancée à Londres au début de 1974 par l'association créée par E. F. Shumacher. Son principe de sélection des techniques est « qu'elles doivent aider les communautés pauvres à s'aider elles-mêmes ». ↵
- NdT : Sur le mélange de « l'aide » et de « l'intérêt » dans les pratiques de transfert en faveur du développement, voir les travaux de synthèse de Philippe Marchesin sur la politique française de coopération. Pour une première synthèse : « La politique française de coopération : l’aide-intérêt », International Development Policy | Revue internationale de politique de développement [Online], 13.1 | 2021, accessible en ligne : http://journals.openedition.org/poldev/4698; DOI: https://doi.org/10.4000/poldev.4698 ↵
- NdT : Sur cette lecture des évolutions/modifications de pratiques technologiques anciennes on peut voir, dans le domaine des énergies renouvelables, la forte démonstration de Philippe Bruyerre, très convergente avec les perspectives de Reddy : La puissance du vent. Des moulins à vent aux éoliennes modernes, Toulouse, Presses universitaires du Midi, 2020. ↵
- NdT : Reddy différencie implicitement les formes d’énergies secondaires (parfois appelés convertisseurs énergétiques), tels que l’électricité, les biocarburants, l’hydrogène, etc., qui sont « produites », des sources primaires d’énergie, telles que les ressources fossiles, le soleil, le vent, la biomasse, etc., qui peuvent ou non être renouvelables. ↵
- NdT : Voir note 37 ci-dessus. ↵
- NdT : On ne peut manquer de penser ici aux nombreux résultats accumulés par la prix Nobel Elinor Ostrom et son équipe en matière de gestion des ressources collectives. ↵
- NdT : « You've got to ac-cent-tchu-ate the positive / Eliminate the negative… », célèbre chanson américaine écrite en 1944. ↵
- NdT : La brochure éditée par l’UNEP et rédigée par Reddy développe à la suite sur un peu moins d’une vingtaine de pages des éléments pour une « méthodologie de sélection » des technologies appropriées et respectueuses de l’environnement. Cette partie nous a semblé plus inscrite dans son époque et plus strictement prospective (il s’agit de réfléchir sur des processus de classement « séquentiels » de technologies associant notamment les populations à différentes échelles). Elle n’est pas traduite ici. On pourra se reporter à : https://wedocs.unep.org/handle/20.500.11822/28972 ↵