1 La fabrication d’un scientifique soucieux de la société : réflexions personnelles d’un franc-tireur
Un penseur des alternatives technologiques et des énergies tel que Amulya Kumar Narayana Reddy ne se fait pas seul. Il faut beaucoup de volonté, d’entraînement, et souvent le fil d’une vie entière d’expériences et de rencontres, pour atteindre l’indépendance d’esprit. Au sein des scientifiques contemporains, qu’ils appartiennent au monde des sciences sociales ou de celles de la matière, Reddy est l’un de ceux qui l’a sans doute le mieux perçu, compris, pensé.
Le texte qui suit en effet, bien que plus bref, ne dénote guère de plusieurs des auto-analyses de scientifiques aujourd’hui parmi les plus célèbres[1]. À l’image de ces spécialistes, Reddy restitue des faits biographiques en les replaçant dans des expériences sociales. Jeune indien d’une famille cultivée, mais qui demeure modeste, passionné de cricket puis saisi par le goût de la recherche, il nous montre comment se construit une pensée et sa ligne directrice, qui est et qui devient aussi, d’un seul et même mouvement, celle d’une existence. Il s’agit en un mot, comme le titre anglais de la première version le souligne, d’un « making-of », du récit de la fabrication d’un « maverick », c’est-à-dire d’un marginal franc-tireur puisque désormais « scientifique concerné », soucieux et préoccupé non seulement de la « science », mais également de la « société ».
Il est toujours difficile de préciser ce qui fait sortir un texte du lot courant des écrits et démonstrations d’un chercheur, aussi intéressantes soit-elles, et lui confère une sorte de portée plus universelle et dépassant son cadre de spécialité. Le fond ou la forme, le fond et la forme : dans le cas de ce texte, chaque lectrice et chaque lecteur ne peut manquer aujourd’hui encore d’être interpellé par le type très particulier de sincérité réflexive que déploie A. K. N. Reddy.
Sans complaisance, mais aussi sans détour, nous entrons à sa suite dans les chemins de l’enfance puis de la formation d’un électrochimiste des Suds : éveils politiques dans une Inde où se reflètent certains des grands dilemmes des débuts de la Guerre froide, expériences de pauvreté relative, discrimination de caste, préjugés et attitudes très décevantes des premiers collègues, conflits locaux, pesanteurs bureaucratiques, attraction de l’étranger. « J’y ai vu les luttes intestines le plus laides que j’aie jamais rencontrées entre scientifiques » écrit Reddy, qui quittera l’Inde pour près de six d’années aux États-Unis, deux ans à peine après son retour des trois années de doctorat passées en Grande-Bretagne.
Amulya K. N. Reddy n’oppose pas un Sud des places acquises et des jalousies à un Nord de la compétition au travail et de la reconnaissance du mérite. Dans l’univers de la science exacte nord-américaine alors en voie de dominer le monde, il engage au cours de son séjour américain, en même temps qu’un investissement et un accomplissement professionnels de très haut niveau, un parcours éthique personnel qui éclaire sans nul doute nombre de ses orientations d’analyse futures en matière de techniques et d’énergies. « Il y avait une étroite camaraderie dans le laboratoire. Mais, il y avait peu de joie dans la science qui était faite. La science n’était pas ce qu’elle était dans mes rêves de jeunesse, un voyage excitant à travers les étendues sans piste de l’inconnu; c’était une atmosphère oppressante de commanditaires, de résultats, de dates limites, d’objectifs, de longues heures de travail plutôt que de productivité, d’attaques vicieuses, d’erreurs et d’omissions, de concurrences, d’éthiques douteuses, etc. »
L’accès à l’excellence scientifique internationale se paie au prix fort dans le pays de l’oncle Sam. Et malgré l’attractivité financière, fidèle au jeune étudiant curieux de Bangalore qu’il a été, le père de famille A. K. N. Reddy rentre en Inde où il lui faudra plusieurs années encore de sacrifices personnels pour achever le grand manuel d’électrochimie qui lui vaudra une reconnaissance mondiale. À 43 ans bientôt, il vit une crise qu’on laissera aux lectrices et lecteurs le soin de découvrir, mais que résume sans doute l’image du « talon de fer » et des applaudissements…
A. K. N. Reddy commence en Inde une seconde vie avec la création du laboratoire ASTRA, à la fois sous l’angle privé – « vous ne pouvez pas mener un combat dans la société si vous ne bénéficiez pas d’un soutien inconditionnel dans votre foyer pour ce genre de folies » – et sous l’angle professionnel – « ASTRA changeait le paradigme du travail scientifique ». Ce sont les trois décennies qui vont suivre qui produisent les travaux, les expérimentations, les analyses et les textes qui justifient le présent recueil. Ce ne sont pas seulement en effet d’autres résultats, un nouveau domaine de spécialité, d’autres collègues, que découvre le physicien Reddy. C’est une autre science, une autre vision du rôle de la science et de la technologie, une autre compréhension de leur contribution potentielle à la vie et au bonheur des femmes et des hommes modestes de l’Inde rurale.
L’abandon de ce que Reddy appelle la « foi nehruvienne » dans les bienfaits pour les plus pauvres des pays des Suds d’une industrialisation technologique et scientifique directement importée du progressisme occidental, sur laquelle il revient dans d’autres textes, est sans doute le point cardinal de son parcours[2]. Au-delà d’une bifurcation personnelle, il s’agit d’une reconsidération et d’une réorientation profondes des objectifs sociaux et collectifs assignés au travail du savoir et de la connaissance, deux mutations construites à partir du point de vue de quelqu’un qui, intégré dans la plus haute institution scientifique de son pays, en a maîtrisé et en a respecté parfaitement les codes. « J’étais préoccupé par le fait que les valeurs, les sentiments et les émotions étaient considérés comme inavouables dans les discussions scientifiques », écrira-t-il, ouvrant à une réflexion critique, encore pionnière au début des années 1990 sur l’objectivation au nom du travail scientifique et certaines de ses conséquences[3].
Sans doute est-ce là, chacune et chacun pourra en juger, ce qui confère toute sa force à ce texte. Il ne s’agit pas du questionnement d’un chercheur indien sur les énergies. Il s’agit du questionnement d’un chercheur tout court, d’un scientifique de haut niveau qui n’abandonne pas la science pour la morale ou la politique mais qui, bien au contraire, s’efforce d’en retrouver la visée éthique qui, depuis Galilée ou Michel Servet, a fondé la part la plus noble du travail scientifique et justifié de la valeur humaine du courage de la vérité et de la connaissance[4].
Reddy était sans doute attaché à ce texte et à cet exposé d’un cheminement certes individuel, mais en même temps pleinement inséré dans certains des dilemmes qui furent ceux de la première génération des scientifiques des Suds issus des indépendances postcoloniales, d’abord en Inde et en Asie, et bientôt en Afrique[5]. La question « nehruvienne » est bien en effet, avant d’être simplement celle d’une réponse aux besoins vitaux (nutrition, santé, cadre de vie), celle de la nature de la société de masse à laquelle le « développement » peut conduire, un thème largement traité dans le texte rédigé par Reddy pour le Programme des Nations Unies pour l’Environnement que l’on trouvera plus loin dans le présent ouvrage.
Amulya K. N. Reddy dit ici sa réponse avec une certaine pudeur et sans grande proclamation politique, notamment avec le souvenir du début du fonctionnement de la minicentrale électrique à biogaz du village de Pura, « lorsque chaque foyer a été éclairé par une lampe fluorescente le jour de Gandhi Jayanti, l’anniversaire du Mahatma, le 2 octobre 1989 », et qu’il a éprouvé avec son équipe « le sentiment de mettre en œuvre sa vision sur le rôle de la science et de la technologie ». Comme le physicien Reddy le laisse sous-entendre par ailleurs, comme il l’écrira, l’électrochimie appliquée à la performance des batteries pour l’alimentation électrique de zones isolées de montagne en Inde du Nord, et l’électrochimie appliquée au programme stratégique nucléaire indien, ne sont pas des sciences du même ordre éthique ou moral[6].
Reddy reviendra à deux reprises sur le présent texte et sur la mise en perspective critique de son parcours, principalement par des compléments ou des modifications de forme, en 2001 avec une nouvelle publication sous un titre légèrement amendé, et au travers de ses réponses un an plus tard aux questions biographiques de Ravi Rajan, éditeur du recueil de textes Citizen Scientist[7]. Nous avons choisi de traduire ici la première de ces contributions biographiques, qui conserve sans doute plus nettement une forme de spontanéité et d’élan amical vers les lectrices et lecteurs, et qui présente un scientifique « citoyen » au sens fort du terme, c’est-à-dire travaillant pour la cité, et s’engageant aussi dans les débats de la cité, c’est-à-dire tout ce qu’Amulya K. N. Reddy, au final, se sera efforcé d’être.
– Frédéric Caille
La fabrication d’un scientifique soucieux de la société : réflexions personnelles d’un franc-tireur
C’était en 1942. J’avais 12 ans et j’étais déterminé à rejoindre le navire-école Dufferin de la marine marchande à Bombay et à devenir un marin comme mon héros, mon oncle C. G. K. Reddy. Et puis, soudainement, j’ai reçu cette longue lettre écrite sur du papier rugueux fait à la main, depuis la prison de Madras. C’était de C. G. K. (en prison pour activités antibritanniques), qui me mettait en garde contre le choix d’une carrière basée uniquement sur l’idéalisation d’une personne, et qui m’exhortait à faire ce que j’aimerais vraiment faire et ce en quoi je croyais. Ce conseil m’a accompagné tout au long de ma vie. Mais il n’était pas facile d’y adhérer, car il y avait beaucoup de choses que j’aimais faire.
Entre 1945, ma dernière année d’école, et 1947, j’ai bataillé pour réussir à choisir entre le cricket et les sciences. Sélectionné pour jouer pour l’université de Madras à l’âge de 16 ans, j’étais un batteur d’ouverture prometteur et un lanceur de balles « brise-jambes ». J’étais fou de cricket; en fait, j’en rêve encore. Comme mon père le disait de façon désobligeante : « Que vois-tu dans ta chambre? Des livres, des photos, des coupures de presse, etc. Sur quoi? Comment frapper une balle! C’est tout dans la vie? ». Mais le cricket m’a appris deux codes de conduite essentiels : jouer pour l’équipe et accepter le verdict de l’arbitre.
C’est alors que mes yeux se sont ouverts à la beauté de la science – d’abord par M. A. Alvares, un remarquable professeur de chimie au collège St Joseph de Bangalore, puis dans toute sa splendeur par mon camarade de classe, V. Radhakrishnan, le fils du professeur Raman, et son cousin, S. Ramaseshan. Ils ont été des mentors qui ont allumé une lampe d’intérêt scientifique qui ne s’est jamais éteinte. Ils m’ont encouragé à lire des livres tels que The Restless Universe de Max Born (écrit, soit dit en passant, à Bangalore), M. Tompkins in Wonderland et M. Tompkins explores the Atom de George Gamow, et The Evolution of physics d’Albert Einstein et Leopold Infeld[8]. Je me souviens encore de la conférence que Ramaseshan m’a donnée sur la structure électronique des atomes. Je me souviens encore plus clairement de m’être inquiété de la structure électronique des éléments de transition, alors que j’étais sur le terrain en position défensive dans un match de cricket interuniversitaire.
[Mais mon association avec la famille Raman m’a également inculqué la conviction que, si je pouvais les égaler dans mes efforts, je ne pourrais jamais rivaliser avec leur intelligence et leur créativité intrinsèques et que, par conséquent, mes ambitions devaient rester modestes. Avec le recul, je me rends compte qu’en développant cette humilité, j’évitais l’amertume qui résulte de la frustration d’ambitions débridées. En fait, je jetais les bases d’une vie heureuse où les réalisations dépassent les aspirations.]
Alors que je me débattais encore avec les attraits contradictoires du cricket et de la science, j’ai été attiré dans une autre direction. Après l’indépendance de l’Inde, le 15 août 1947, la demande d’un gouvernement responsable a été soulevée dans l’État de Mysore par le Congrès national indien. Une grève a été annoncée à partir du 1er septembre. J’ai décidé de ne rien avoir à faire avec cette grève, peut-être parce que mon beau-frère était le secrétaire privé du Maharaja[9].
Mais, alors que je me rendais à l’université à vélo, j’ai été accosté par ma camarade de classe, Vimala Pawar. Elle m’a demandé de manière provocante : « Que vas-tu faire pour un gouvernement responsable? » Je ne me souviens pas de ce que j’ai marmonné, mais elle a réussi à me faire suffisamment honte pour que je me joigne à la grève et, très vite, j’ai fait partie du comité d’action et suis devenu l’un de ses dirigeants.
Puis, en 1948, mon oncle C. G. K., qui était alors un socialiste confirmé, est venu à Bangalore. Il a eu sur moi une influence encore plus grande que dans mon enfance. Grâce à lui, les préoccupations sociales sont devenues primordiales dans ma vie. Par son intermédiaire, j’ai rencontré de grands leaders, Jayaprakash Narayan, Achyut Patwardhan et bien d’autres[10]. Parmi eux, Rammanohar Lohia était exceptionnel – un intellectuel brillant avec une immense compassion, un homme puissant avec une nature douce et affectueuse, il avait un magnétisme irrésistible[11]. Une aile étudiante du parti socialiste a été formée. Elle éditait un magazine pour lequel j’ai écrit, ronéotypé et colporté des exemplaires. Mais les conflits entre factions au sein du parti socialiste se sont infiltrés dans l’aile étudiante. Cette expérience m’a permis d’apprendre deux vérités importantes sur moi-même : (1) j’aime écrire et (2) je n’aime pas la politique et ses luttes intestines. Tant que ce que l’on aime faire ne fait pas de mal aux autres, mieux vaut faire ce que l’on aime faire que ce que l’on devrait faire.
L’année 1949 a été un tournant dans ma vie. Je me suis rendu à Madras pour assister au test-match de cricket de l’Inde de l’Ouest et, le jour du repos, j’ai rendu visite à mon ancienne camarade de classe, Vimala Pawar. Nous avons décidé de nous écrire et, au fil des lettres, s’est épanoui un amour qui a conduit au mariage et à une relation qui a été l’influence la plus durable de ma vie.
J’avais moins de 21 ans lorsque je me suis marié en 1951 et, de toute évidence, je n’étais pas économiquement indépendant. Je suis devenu maître de conférences en chimie au Central College avec un « gros » salaire mensuel de 125 roupies[12]. Vimala et moi avons surmonté notre pauvreté et notre dépendance grâce à l’amour et notre premier enfant, Srilatha. En dehors du foyer, j’ai trouvé mon épanouissement dans l’enseignement, le cricket et la philosophie. J’ai subi l’influence d’un groupe d’intellectuels profondément préoccupés par la science et la société. Parmi eux, J. R. Lakshmana Rao et M. A. Sethu Rao, qui m’ont enseigné la chimie dans mon cours de science à Bangalore, et K. Srinivasan ont exercé une influence majeure sur moi[13]. Depuis quarante ans que je les connais, je ne les ai jamais entendus se plaindre des nombreuses injustices que la vie leur a fait subir. Ils possédaient un réservoir de contentement, une grandeur de caractère et une robustesse philosophique que j’ai essayé d’imiter. Lakshmana Rao a également allumé en moi un intérêt durable pour la philosophie et la pensée sociale.
En 1955, je suis allé à l’Imperial College, à Londres, pour mon doctorat. Vimala m’y a rejoint quelques mois plus tard. J’étais un étudiant pauvre et Vimala devait donc subvenir à ses besoins en travaillant. Néanmoins, ce furent des jours merveilleux. Nous avons vu des pièces de théâtre, visité des musées d’art, participé à des lectures de poèmes, et nous nous sommes fait de nombreux amis. Plus particulièrement, nous avons développé une amitié avec Hyman Levy, professeur de mathématiques à l’Imperial College et auteur prolifique sur la pensée sociale[14]. J’ai lu ses livres, j’en ai discuté avec lui et j’ai appris à penser de manière dialectique sur des systèmes dynamiques. En tant que secrétaire du Club de philosophie des sciences, j’ai construit ma propre compréhension dans des discussions sur les perspectives des sciences. C’est à cette période que je dois le perfectionnement de mes compétences analytiques, ce qui s’est révélé inestimable par la suite.
1956 a également été l’année de la destruction des illusions politiques par la révélation des horreurs du stalinisme, l’écrasement du soulèvement hongrois et la guerre de Suez. Avec toute cette confusion politique, je me suis retiré dans la recherche et me suis concentré sur mon doctorat, lequel portait sur une étude par diffraction électronique de la structure et de la croissance des électrodépositions. Nous avons eu notre deuxième enfant et Vimala a dû abandonner son travail. Il n’y avait pas d’argent. J’ai donc cherché l’emploi à court terme le mieux rémunéré, celui de porteur de la British Railways à la gare de Waterloo à Londres. J’y ai travaillé pendant deux mois. C’était le travail le plus dur physiquement que j’ai effectué dans ma vie. J’ai subi des traitements à la fois humiliants et respectueux de la part des passagers dont je portais les bagages; mais ils m’ont appris à voir le monde à travers les yeux des travailleurs de force. Depuis lors, je n’ai plus jamais engagé de discussion avec un porteur au sujet de sa rémunération, car je me vois immédiatement à sa place.
Je suis rentré d’Angleterre au début de 1958 et j’ai obtenu un poste d’agent scientifique principal/chercheur au Central Electrochemical Research Institute (CECRI) à Karaikudi. J’y ai passé trois ans. C’était la première maison que Vimala et moi avions (notre logement à Londres n’était qu’un appartement de transit pour étudiant-e-s). Nombre de nos jeunes ami-e-s l’ont adoptée et en ont fait leur maison. Nous étions très pauvres. Mon salaire net était d’environ 450 roupies par mois. Je me déplaçais à vélo. Nous nous nous rendions une fois par mois en ville dans une charrette tirée par un poney. Mais, comme Vimala et moi l’avons remarqué depuis – avec tristesse – nous n’avons jamais plus été aussi hospitaliers qu’à l’époque.
À Karaikudi, j’ai rencontré trois électrochimistes exceptionnels : S. R. Rajagopalan (SRR), S. Sathyanarayana (qui ont tous deux travaillé avec moi) et S. K. Rangarajan que j’ai fait recruter au CECRI. SRR est devenu un ami proche de la famille et nous avons fait appel, en temps de crise, à ses connaissances encyclopédiques sur presque tout, par exemple, quand notre deuxième fille, Amala, a tardé à parler.
Au CECRI, notre groupe a été enthousiasmé par les recherches que nous avons menées. Nous travaillions principalement sur la structure et la croissance des électrodépositions. Mais les performances du CECRI étaient bien en deçà de son potentiel; il ne justifiait pas l’investissement qui lui était consacré. L’une des principales raisons était que les espoirs de primes conduisaient à des équipes conformistes et « sous-critiques ». En outre, la direction était motivée par des ambitions de gloire scientifique plutôt que par les intérêts de l’Institut. Sans grande vision pour stimuler le moral et le zèle de l’institution, l’atmosphère était désagréable. J’y ai vu les luttes intestines les plus laides que j’aie jamais rencontrées entre scientifiques; j’ai observé le sentiment de caste à son paroxysme; j’ai fait l’expérience de la discrimination de caste. Pour quelqu’un qui n’appartenait pas à la caste la plus élevée, l’orthodoxie était étouffante. Jusqu’à Karaikudi, j’avais la croyance naïve que les gens ne vous aimaient pas ou étaient hostiles à votre égard uniquement si vous leur faisiez du tort. Là, j’ai appris que l’attitude des gens à votre égard était en grande partie une réponse à la menace que vous représentiez pour leurs ambitions et leurs intérêts. Les relations interpersonnelles entre les scientifiques de haut niveau ne pouvaient pas être pires. J’étais généreux en valorisant mes assistant-e-s, mais cette générosité était détournée pour suggérer que j’étais incapable de travailler seul. J’ai commencé à douter de mes capacités scientifiques. Ma confiance en moi est tombée au plus bas. J’ai commencé à souffrir de l’estomac et j’étais sur le point d’avoir un ulcère lorsque j’ai reçu une offre de bourse de recherche postdoctorale de l’Université de Pennsylvanie. J’ai accepté l’offre avec empressement. J’ai quitté Karaikudi en 1961 avec soulagement. J’étais, cependant, très inquiet du sort de mon ami SRR, même si j’avais porté ses capacités exceptionnelles à l’attention de Ramaseshan.
Je suis arrivé à Philadelphie et j’ai rejoint le laboratoire d’électrochimie du professeur J. O’M. Bockris composé principalement d’étrangers[15]. Plus tard, j’ai compris que la prolifération des fonds pour la recherche et le développement après la Seconde Guerre mondiale avait produit une nouvelle espèce de « leaders scientifiques », dont le point fort n’était pas la créativité, mais la capacité à obtenir des fonds. Une fois les fonds obtenus, les scientifiques étranger-e-s – d’origine indienne, pakistanaise, sri-lankaise, yougoslave, australienne, etc. – pouvaient être acheté-e-s grâce à des bourses de recherche et d’études. Et si elles/ils venaient avec un visa d’échange, il était même possible de contrôler leur avenir. Mais rien ne lie les gens comme un fléau commun. Il y avait une étroite camaraderie dans le laboratoire. Mais il y avait peu de joie dans la science qui était faite. La science n’était pas celle de mes rêves de jeunesse, un voyage excitant à travers les étendues sans piste de l’inconnu; c’était une atmosphère oppressante de commanditaires, de résultats, de dates limites, d’objectifs, de longues heures de travail plutôt que de productivité, d’attaques vicieuses, d’erreurs et d’omissions, de concurrences, d’éthiques douteuses, etc. Dans la vie quotidienne du laboratoire, peu d’attention était accordée aux préoccupations sociales, aux valeurs et à l’éthique. Il n’est pas étonnant qu’à l’extérieur, dans le monde des années 1960, il y ait eu de sérieux doutes sur la moralité de la science et de sérieuses inquiétudes quant à ses liens avec la guerre et la destruction.
Du point de vue de mes recherches, ce furent des années merveilleuses. On m’avait demandé de développer l’ellipsométrie, c’est-à-dire l’étude des surfaces par l’analyse des variations de la lumière polarisée réfléchie. J’avais développé une nouvelle technique appelée chronoellipsométrie et je fis une présentation bien accueillie à la conférence du National Bureau of Standards sur l’ellipsométrie en 1963. Je fis également des présentations lors des célèbres conférences de Gordon sur l’électrochimie. J’ai pu ainsi reconstruire ma confiance qui avait été brisée à Karaikudi.
1964 est une année cruciale. Le succès s’est accompagné d’offres d’emploi dans l’industrie. J’ai passé des entretiens et je suis devenu de plus en plus exigeant en matière d’avantages sociaux. Mais les salaires ne sont pas une mesure de la liberté de choisir les problèmes à résoudre. Les scientifiques de l’industrie semblaient travailler en camisole de force. Après un entretien dans l’une de ces entreprises géantes où les bureaux des scientifiques sont alignés dans un hangar sans fin, je suis rentré à la maison et j’ai dit à Vimala que ce travail serait un destructeur d’âme, et que je deviendrais un mercenaire. Elle a dit : « Rentrons à la maison! »
C’est à ce stade que Bockris m’a demandé de l’aider à éditer, pour la publication, environ 150 pages dactylographiées de ses notes de cours sur l’électrochimie. Dès la première discussion, il m’a dit qu’il voulait quelque chose de nouveau qui ne soit pas basé sur ses notes. Il a rédigé un contrat faisant de moi un second auteur. C’est ainsi que j’ai été amené à rédiger Modern Electrochemistry de Bockris et Reddy – un livre en deux volumes de 1400 pages qu’un critique a appelé la bible de l’électrochimie.
Ce livre a été à la fois une agonie et une extase. L’agonie, c’étaient les discussions interminables qui aboutissaient à des changements marginaux, les brouillons après brouillons, l’expansion continue du contenu, les semaines qui s’étiraient en mois et les mois en années, la tension, l’impact négatif sur ma vie familiale (par exemple, ma plus jeune fille, Lakshmi, s’est mise à détester tout ce qui était intellectuel parce que c’était ce qui la privait de la compagnie de son père), etc. L’extase consistait à découvrir l’électrochimie par moi-même, à m’enthousiasmer pour cette découverte et à en faire un récit très frais. C’est cette excitation et cette fraîcheur que le lectorat a trouvé stimulantes, excellentes pour l’autoapprentissage, à tel point que le livre est fréquemment volé dans les bibliothèques. Le livre a traîné de 1964 à mon retour en Inde et n’a finalement été terminé qu’en 1969. Pour un livre technique, c’était un best-seller et une source d’argent. Mais surtout, il m’a rendu célèbre dans le monde de l’électrochimie.
Nous sommes retournés en Inde en 1966. Après six années passées aux États-Unis en tant que boursier postdoctoral et directeur de recherche, et de nombreuses contributions à la recherche, notamment sur l’ellipsométrie, je suis devenu professeur adjoint au département de chimie inorganique et physique à l’Institut Indien des Sciences. Mais c’était surtout merveilleux de revenir à Bangalore et de donner aux enfants un foyer et une atmosphère heureuse pour grandir.
J’ai commencé à effectuer des recherches avec une équipe d’étudiant-e-s. Le travail expérimental était difficile. Il fallait construire des installations. Et l’argent était rare. Finalement, la plupart des étudiant-e-s ont obtenu leur doctorat. Modern Electrochemistry a enfin été publié. Les une à trois invitations par an à prendre la parole lors de conférences internationales permettaient de mesurer son succès. Mais mes recherches n’avaient pas de grand thème. Il m’est apparu que la plupart des découvertes fondamentales avaient déjà été faites en électrochimie et que cette dernière était donc devenue une science appliquée. J’ai essayé de donner à mes recherches une orientation appliquée. Sathyanarayana et moi avons entrepris le développement local du système de batterie au magnésium et au dioxyde de manganèse et nous avons commencé à avoir du succès.
Je suis également devenu consultant pour Sandur Manganese and Iron Ores Ltd, la société de mon camarade de collège, M. Y. Ghorpade. J’ai aidé à recruter et à former une équipe d’ingénieur-e-s. Nous avons utilisé « l’ingénierie inversée » ou « rétro-ingénierie »; nous sommes partis de la technologie importée et avons essayé de comprendre sa base de conception. Le savoir-faire en matière de conception est la forme la plus élevée de savoir-faire; il est supérieur au savoir-faire en matière de construction, de maintenance et d’exploitation. L’équipe est devenue extrêmement compétente dans le domaine de l’électrométallurgie et elle occupe désormais des postes de direction dans l’entreprise.
1973 a été une année de crise personnelle. Tout d’abord, nous avons appris que le système de batterie dioxyde de magnésium/manganèse que nous développions était testé au Ladakh. Cette information m’a bouleversé, car j’ai compris que notre travail faisait partie d’un effort de défense contre les Chinois et j’ai estimé que le peuple indien n’avait aucune querelle avec le peuple chinois. Je ne voulais pas la moindre contribution à ce type d’avancées scientifiques, si c’est ce à quoi elles devaient aboutir[16].
Deuxièmement, il est devenu évident que les électrochimistes que j’avais fait venir au département de chimie inorganique et physique pour créer un centre d’excellence en électrochimie effectueraient un travail individuel remarquable, mais qu’ils ne se fondraient jamais dans une école. Mon rêve ne se réaliserait pas. Ce n’est que bien plus tard que j’ai entendu ce dicton : « Un Indien = trois Japonais; un Japonais = trois Indiens », ce qui est censé indiquer que, dans des situations typiques, les scientifiques indien-ne-s sont brillant-e-s individuellement, mais sans espoir en tant qu’équipe, car elles/ils ne peuvent pas travailler ensemble. Non seulement elles/ils ne produisent aucune synergie, mais le tout peut même être inférieur à la somme des parties.
Au cours de cette crise, il s’est produit un événement rare, une expérience unique qui a modifié toute ma façon de penser. J’ai assisté à une conférence sur Poverty in India donnée par le professeur C. T. Kurien (alors membre du département d’économie du Christian College de Madras) au Centre chrétien œcuménique de Bangalore[17]. Se référant au livre de Dandekar et Ratgh, le professeur Kurien a déclaré que la pauvreté avait augmenté avec l’industrialisation. Cette observation a ébranlé ma foi nehruvienne dans le dicton : « Plus de science et de technologie = plus d’industrialisation = moins de pauvreté »[18].
Une période de recherche intense a alors commencé. Elle n’était ni organisée ni ciblée. J’avançais vraiment à tâtons. J’ai fait un petit pas en avant lorsque j’ai présenté un document intitulé An Asian Science to combat Asian Poverty (Une science asiatique pour combattre la pauvreté en Asie) lors de la conférence One Asia à Delhi, organisée par la Fondation de la presse asiatique. J’ai soutenu que le lien entre industrialisation et pauvreté découle de la nature d’un modèle d’industrialisation appuyé sur une technologie occidentale importée, à forte intensité de capital et d’économie de main-d’œuvre, et qu’une véritable lutte contre la pauvreté nécessite une science et une technologie différentes, une « science asiatique ». Le document a attiré l’attention de plusieurs universitaires, dont les Myrdal[19].
La véritable « percée » personnelle a été réalisée à Bangalore. C. Subramaniam[20] organisait des conférences de scientifiques pour recueillir les réactions au document du Comité national des sciences et de la technologie (NCST) intitulé Une approche du plan scientifique et technologique. [Était-ce la dernière fois que les scientifiques seraient consulté-e-s aussi largement? Il est certain, quoi qu’il en soit, que le Conseil scientifique consultatif de Rajiv Gandhi n’a pas assuré une discussion de ses documents à l’échelle du pays[21]]. Ramaseshan[22] avait été tellement impressionné par mon exposé à la conférence One Asia qu'il a insisté auprès de Satish Dhawan, l'hôte de la conférence de Bangalore, pour que j'y participe en tant qu'intervenant.
J'ai présenté un document sur le choix des technologies alternatives dans lequel je soutenais que l'Inde était une société duale avec "…des îlots de richesse des élites au milieu de vastes océans de pauvreté des masses..."[23], et que cette pauvreté était principalement due à l'insuffisance d'emplois générateurs de revenus dans les campagnes, et que ces emplois ne pourraient pas venir d'une industrialisation à forte intensité de capital. J'ai attaqué la science et la technologie indiennes pour s'être fermement alliées au modèle élitiste d'industrialisation occidentale, et j'ai demandé qu'elles se consacrent elles-mêmes à la création d'un modèle alternatif à faible niveau de capital, forte intensité de main-d'œuvre, et doté de technologies pertinentes pour les pauvres des zones rurales.
Me souvenant du héros du roman Le talon de fer de Jack London s'adressant au club des capitalistes, je m'attendais à être crucifié par les scientifiques, mais à ma grande surprise, ma présentation a été accueillie par un tonnerre d'applaudissements[24]. On a de la chance s'il l’on connaît quelques moments de gloire de ce genre dans une vie. Mais les applaudissements n'étaient pas pour moi; c'était surtout parce que je m'étais fait l'écho de préoccupations partagées par un grand nombre de personnes. Il y a eu un épisode intéressant au cours de la discussion qui a suivi. Un scientifique bien connu m'a attaqué en ces termes : « Reddy nous demande de revenir en arrière! » et C. Subramaniam, qui présidait la session, a bondi et a dit : « Non! Non! Il nous fait avancer! ».
Mais ce qui a été vraiment gratifiant, c'est le grand nombre de professeurs de l'Institut qui sont venus me voir après la présentation pour exprimer leur accord. Plus important encore, ils ont déclaré vouloir faire quelque chose pour mettre en œuvre une science et une technologie alternatives. Comme ils n'étaient pas des spécialistes des sciences sociales, ils ne pouvaient pas présenter leur critique et « rentrer chez eux et prendre le thé »; ils devaient modifier l'orientation de leur travail[25].
C'est alors que j'ai pris la décision d'abandonner l'électrochimie. Je sentais que je devais « brûler mes ponts ». Sinon, ai-je pensé, si les choses devenaient difficiles dans le domaine de la technologie rurale, comme j'étais sûr qu'elles le deviendraient, je risquais d’être tenté de m’échapper vers l'expertise que j'avais acquise en électrochimie. À cette époque, j’étais encore capable de partir de rien et de reproduire n'importe laquelle des équations contenues dans les deux volumes de Modern Electrochemistry.
C'est ainsi qu'est née ASTRA (Application of Science and Technology for Rural Areas), en 1974, pour initier et promouvoir des travaux d'intérêt rural au sein de l'Institut Indien des Sciences. Tout à fait délibérément, ASTRA a été conçue comme un effort multidisciplinaire s’appuyant sur l'expertise des différents départements disciplinaires. D'importantes présentations ont été faites au corps enseignant et aux étudiant-e-s et, à la demande du directeur de l'Institut, Satish Dhawan, à la Commission sénatoriale de la recherche et de la politique universitaire.
C'était une époque grisante. Les meilleurs et les plus brillants éléments de l'Institut travaillaient pour ASTRA ou le soutenaient. Les séminaires ouverts d'ASTRA étaient très fréquentés. Un certain nombre de projets étaient entrepris. Il y avait de la camaraderie. Le soutien et l'amitié de Krishna Prasad et de Jagadish étaient particulièrement précieux. ASTRA était une communauté de scientifiques et d'ingénieurs en interaction. Nous avions découvert comment construire une équipe d'Indiens - créer une vision commune. Mais la vision doit être assez grande pour inspirer et la vision doit être partagée.
Cependant, le soutien des étudiant-e-s à ASTRA n'a jamais été suffisant. L'ensemble du résultat aurait été différent si un mouvement politique ou étudiant nous avait soutenus. La gauche doit assumer une grande part de responsabilité dans cette situation - dans l'ensemble, elle préférait un modèle d'activité où, entre les heures de bureau, elle ne remettait pas en question son travail - même s'il profitait à l'élite - tant que, après les heures de bureau, elle s'énervait à distance sur des causes lointaines comme Cuba. Plus fondamentalement, la gauche communiste indienne n'a jamais remis en question la technologie capitaliste. Au contraire, j'affirmais de mon côté en 1973 que « ... la technologie est comme le matériel génétique; elle porte le code de la société dans laquelle elle a été conçue, et, dans un milieu favorable, elle reproduit cette société… ». Plus tard, j'ai appris avec humilité que je ne faisais que développer les préoccupations que Gandhi, Kumarappa et Lohia avaient exprimées[26].
En 1975, j'ai participé avec M. Y. Ghorpade, alors ministre des Finances du Karnataka, et Satish Dhawan à la création du Karnataka State Council for Science and Technology (KSCST), afin de réunir le gouvernement et les institutions scientifiques pour résoudre les problèmes de pauvreté au Karnataka. Alors qu'ASTRA se concentrait sur la création de technologies, le KSCST devait se consacrer à la diffusion de solutions technologiques. Depuis lors, le KSCST est devenu un modèle pour les conseils d'État. Il a mis sur pied plusieurs activités et programmes novateurs : le Karnataka Rajya Vijnana Parishad (programme de vulgarisation scientifique et de science populaire), le programme de projets étudiant-e-s (pour financer des projets étudiants pertinents dans les écoles d'ingénieurs de l'État), les centres de développement de produits (pour commercialiser les produits/appareils issus de projets étudiants réussis), la cellule de surveillance de la sécheresse (une base de données contenant les informations nécessaires à la prise de décisions en cas de sécheresse), etc.
L'un des premiers résultats d'ASTRA a été l'article de 1974 intitulé « Biogas Plants. Problems, Prospects and Tasks » (« Les installations de biogaz. Problèmes, perspectives et missions ») publié dans Economic and Political Weekly par C. R. Prasad, Krishna Prasad et moi-même. Le papier disait beaucoup de choses importantes qui restent valables. Par exemple, il montrait que le programme officiel de biogaz basé sur des installations de biogaz à l'échelle familiale ne permettait pas de résoudre le problème de l'énergie et qu’il ne s'étendrait pas au-delà de l'élite rurale. Il montrait au contraire les économies d'échelle associées aux installations communautaires de biogaz. Bien qu'il ne s'agissait que d'une démonstration théorique, l’article a immédiatement attiré l'attention internationale et nationale. Sur le plan international, il a été largement cité.
Malheureusement, le programme national de biogaz avait l'impression que nous empiétions sur son territoire. Et c'est ainsi que j'ai découvert un problème important lié au travail en Inde : certains sujets deviennent des territoires réservés, et lorsque des « étrangers » travaillent sur ce sujet, ils sont traités comme des envahisseurs. Une bonne partie du problème vient du fait que ces « étrangers », avec une main-d'œuvre, de l’argent et des ressources extrêmement limitées, mais avec le dévouement, la fraîcheur et l'innocence des nouveaux arrivants, obtiennent bien plus que les grandes institutions créées pour le sujet. Ils exposent ainsi l'inefficacité de la Big Science et de ses bureaucraties; par conséquent, ils sont une menace. Mais leur concurrence est essentielle au progrès, et elle peut venir principalement des universités, c'est pourquoi il faut soutenir ces dernières. Ces « outsiders » doivent également garder leur fraîcheur d’âme à distance des pouvoirs de Delhi.
L'article sur le biogaz a également révélé l'existence de nouveaux alliés dont nous n'avions pas conscience. Le professeur K. N. Raj m'a rendu visite à mon domicile pour faire l'éloge de l'article sur le biogaz et nous encourager à poursuivre nos travaux sur l'interface technologie-économie[27]. Il a poursuivi en disant m'inviter à donner des séminaires au Centre d'études sur le développement, à Trivandrum, et à rejoindre le Conseil d'administration du Centre, une association qui s'est poursuivie pendant plus de 16 ans. J'ai une immense dette de gratitude envers le professeur K. N. Raj pour m'avoir fait sentir que ce que nous faisions était important et que la manière dont nous le faisions était la bonne. Cette inspiration et ces encouragements de la part d'un éminent économiste ont été extrêmement importants, car la technologie rurale nous a obligés à travailler dans de nouveaux domaines ayant des dimensions économiques. Nous y sommes allés avec beaucoup d'appréhension, pensant que « les imbéciles se précipitent là où les anges craignent de marcher! ». Pourtant, nombre d’éminent-e-s économistes ont été enthousiastes à l'égard de nos écrits. Je me souviens en particulier de la grande économiste de Cambridge Joan Robinson me disant, lorsque j'ai exprimé avec hésitation mon ignorance de l'économie conventionnelle : « N'apprenez pas ce genre de choses; vous vous débrouillez bien! »[28]…
En 1975, j'ai pu profiter d’un congé sabbatique au siège du Programme des Nations Unies pour l'environnement (PNUE), à Nairobi au Kenya. Les choses ne se sont pas passées comme prévu. Avant de m'y rendre, on m'avait assuré que je pourrais faire plusieurs voyages en Inde pour rester en contact avec ASTRA. Après avoir atterri à Nairobi, j'ai découvert que la direction avait changé. J’étais puni et privé de sortie. Deux de mes collègues d'ASTRA m'ont menacé de ne pas soutenir la proposition que nous avions soumise conjointement au ministère des Sciences et de la Technologie, si je ne revenais pas dans un an. Je suis revenu au bout d’un an, mais les deux collègues avaient démissionné, l'un pour bâtir son propre empire et l'autre pour partir sous des cieux étrangers. La bonne nouvelle a été que le PNUE m'a demandé de développer un cadre conceptuel pour des technologies appropriées et respectueuses de l'environnement, et m’a ainsi fourni une formidable opportunité d'en apprendre davantage sur la nature profonde de la technologie occidentale et sur le développement.
La première chose que j'ai apprise est que le développement ne doit pas être assimilé à la simple croissance (mesurée par le PNB). Ce qui s'est déroulé en Inde est une distorsion du développement. Le véritable développement est un processus de croissance qui vise (a) la satisfaction des besoins fondamentaux, en commençant par les besoins des plus démunis, (b) le renforcement de l'autonomie et (c) l'harmonie avec l'environnement. J'ai suivi cette conception du développement pendant près de deux décennies et je n'ai trouvé aucune raison de l'abandonner.
Cependant, la controverse de la Narmada m'a forcé à inclure dans la définition une insistance sur le fait que les bénéfices des projets de développement doivent commencer par les personnes sur les sites du projet et ensuite rayonner vers l'extérieur; sinon, ces personnes situées à l'épicentre même du projet deviennent les victimes du développement[29].
Je me suis également rendu compte que, aussi attrayante que soit la technologie moderne, elle a certaines tendances intrinsèques indésirables - elle tend à amplifier les inégalités, à éloigner les gens de leur travail et les uns des autres, et à dégrader l'environnement. Tout cela est entré dans une publication du PNUE intitulée Technology, Development and the Environment: a Reappraisal (La technologie, le développement et l’environnement : une réévaluation) qui est peu connue; pour mon évolution, cependant, elle a eu un rôle séminal[30].
Je suis revenu de mon congé sabbatique en 1976 après avoir résisté aux tentations d'un emploi à l'ONU, avec ses salaires et ses avantages triviaux - Vimala m'a dit à Nairobi : « Si tu continues ici, tu seras détruit! ». Je me suis plongé dans le travail d'ASTRA. Le centre d’expérimentation a été établi dans le village d’Ungra et nous avons commencé nos études de l'écosystème d’Ungra avec une excellente équipe de recherche organisée par N. H. Ravindranath (Ravi)[31]. Nous avons réalisé ce qui était probablement la première étude des modes de consommation d'énergie dans les villages.
Pour cela, nous devons beaucoup à cette merveilleuse personne qui n'est plus, J. P. Naik, alors secrétaire du Conseil indien pour la recherche en sciences sociales (ICSSR). Au cours d'une pause-café lors d'une réunion à Delhi, je lui ai mentionné que nous en savions beaucoup plus sur la façon dont l'énergie est utilisée à Londres ou à New York que sur l'énergie dans les villages situés à 10 km de l'Institut indien des sciences et que j'aimerais donc étudier les sources et les utilisations finales de l'énergie dans les villages. Il m'a rapidement demandé quelle somme d'argent il nous fallait et, en quelques jours, nous avons obtenu une subvention de l'ICSSR. Des personnes aussi visionnaires et généreuses sont rares - sans elles, les travaux pionniers et non conventionnels n'auraient pas lieu.
À partir des modes de consommation d'énergie dans les villages, nous avons approfondi notre étude des écosystèmes villageois pour concevoir et construire des centres d’énergies pour les campagnes. Le travail sur les écosystèmes a nécessité un important travail d'enquête et d'analyse des données. L'équipe a vécu dans les bâtiments d'expérimentation du village d’Ungra.
Au plus fort de notre activité, j'y effectuais chaque semaine des visites de quelques jours. Vimala et moi vivions dans une maison de 30 mètres carrés, sans meubles, sans électricité et sans toilettes à chasse d'eau, mais ces jours ont été parmi les plus heureux de notre vie. Il n'est pas indifférent de mentionner ici l'importance des conjoint-e-s dans les entreprises peu orthodoxes comme ASTRA - vous ne pouvez pas mener un combat dans la société si vous ne bénéficiez pas d’un soutien inconditionnel dans votre foyer pour ce genre de folies. Et Vimala m’en a donné en abondance!
Les discussions étaient excellentes et le processus d'apprentissage était intense. Nous avons mis à jour de nombreuses idées. Apprendre de son propre environnement est certainement une heuristique plus puissante que de copier l'Occident. Malheureusement, une grande partie du travail (au moins une demi-douzaine d'articles) n'a pas été publiée, bien qu'elle ait été rédigée par Ravi et ses collègues. Je suis entièrement responsable de ce péché par omission, c'est-à-dire le fait d'avoir quitté un domaine ou une activité avant de rédiger les articles. En fait, j'avais déjà commis ce péché deux fois au cours de ma carrière - lorsque j'avais quitté Karaikudi et lorsque j'ai abandonné l'électrochimie. En me lançant dans une nouvelle entreprise, à savoir les stratégies énergétiques mondiales, avant d'avoir terminé la précédente, à savoir la publication de nos études sur les écosystèmes, je me suis retrouvé dans une situation où les nouvelles tâches urgentes ont pris le pas sur les anciens engagements importants.
1978 a été une année importante pour mon avenir. J'ai rencontré Theodore (Ted) Taylor lors d'une réunion de l'Académie Nationale des Sciences d’Inde (INSA) à Delhi et j’ai été fortement impressionné par lui. Voilà un physicien nucléaire qui, après avoir conçu toute une génération de bombes atomiques à Los Alamos a tout abandonné pour mener une croisade contre les armes nucléaires et pour l'énergie solaire[32]. Que des changements aussi majeurs puissent se produire dans une vie professionnelle m'a toujours impressionné. Nous sommes devenus de bons amis et j'ai appris de lui l'importance de ce qu'il appelle dans tout contexte : « Prendre le temps d’y réfléchir ». La plupart des mises en œuvre échouent parce que leur auteur n’a pas su « prendre le temps d’y réfléchir ».
En 1978, j'ai également rencontré José Goldemberg lors d'une réunion organisée par lui à Sao Paulo où j'ai présenté les résultats de l'étude d'ASTRA sur les modes de consommation d'énergie. Nous nous sommes découvert une identité de point de vue et une convergence de perspectives et nous avons commencé une amitié durable qui a donné lieu à une importante et durable collaboration[33].
La même année, sur le chemin du retour en Inde, j'ai visité le Center for Energy and Environmental Studies de l'Université de Princeton, à la demande de Ted Taylor qui y enseignait alors. J'ai établi des rapports instantanés avec un certain nombre d'éminents scientifiques - Bob Williams, Rob Socolow, Frank von Hippel, Hal Feiveson, Gautam Dutt et d'autres[34] - qui avaient tous tourné le dos à la physique conventionnelle pour les études sur les énergies et l'environnement. J'ai trouvé des esprits partageant les mêmes idées, avec des préoccupations sociales profondes et une vraie détermination à poursuivre une recherche scientifique plus humaniste. J'ai trouvé des réactions inattendues - par exemple, le physicien de premier plan Freeman Dyson[35], de l'Institut d'études avancées, me confiant après mon séminaire : « Je vous envie! ».
Leur appréciation du travail et des efforts d'ASTRA contrastait fortement avec le mépris et le dédain de la majeure partie de l'establishment scientifique en Inde. Il n'y avait certes pas de mal à faire à la réunion du Comité national des sciences et de la technologie (NCST) - comme l'avait fait Ramaseshan - une exhortation perspicace et passionnée telle que : « Nous, en tant que scientifiques, sommes des observateurs et observatrices intelligent-e-s. Ce qui nous manque, c'est ‘l’exposition directe’. Ainsi, tout ce dont nous avons besoin, c’est de vivre pendant un certain temps dans un environnement rural, et alors nous serons en mesure d'identifier les problèmes ». Mais, dès qu'ASTRA a essayé de mettre en œuvre cette suggestion, elle s'est retournée contre nous en dénigrement. Était-ce parce qu'ASTRA secouait le bateau de la science conventionnelle, montrait un exemple moins confortable, exigeait une nouvelle orientation, plus menaçante, pour la science et la technologie? En bref, était-ce parce qu'ASTRA changeait le paradigme du travail scientifique?
Le directeur d'une prestigieuse institution publique a déclaré publiquement que ceux et celles qui échouaient dans les sciences se tournaient vers la technologie rurale. L'éditeur d'un journal scientifique indien a déclaré : « Ce que fait Reddy n'est pas de la science. Je ne le publierai jamais dans ma revue! ». Ce n’était pas facile à vivre. Les mentors sont devenus des bourreaux, les amis des adversaires, et les collègues des détracteurs. L'intensité de la critique s'est accrue au fur et à mesure que grandissait la reconnaissance nationale et internationale du travail d’ASTRA.
La situation a été aggravée par le film de la BBC West of Bangalore qui a fait connaître ASTRA dans le monde entier[36]. Au niveau national, j'ai reçu le Rathindra Puraskar[37] à Shantiniketan, et après avoir entendu le palmarès, Indira Gandhi m'a dit en me remettant le prix : « Cela a dû demander un rare courage! »[38]. Les compagnons de route communistes se sont moqués : « Cette technologie rurale est une ruse des pays industrialisés pour nous maintenir à l'âge des charrettes à bœufs! Regardez, la Banque mondiale la soutient. ». Avec ce raisonnement, ils auraient dû de même rejeter les barrages, les centrales électriques, etc., qui tous ont été financés par la Banque mondiale.
Ceux et celles qui veulent révolutionner un paradigme doivent être prêt-e-s à lutter et à être seul-e-s. Il n'y avait pas un Gandhi, ni un Raman vers qui se tourner pour obtenir du soutien. Cependant, il y avait quelques partisans inébranlables, bien que tacites, parmi les scientifiques - Satish Dhawan était un phare parmi eux - et d'autres scientifiques comme C. V. Seshadri ont également décidé de changer de cap[39]. Et dans mon cas, Vimala est restée « constante comme l'étoile du Nord »! Ce que les travailleurs et travailleuses d'ASTRA avaient en abondance, c'était la conviction de la voie qu'ils/elles avaient choisie et la foi en leur réussite. Cette foi était une source cruciale de force - en dernière analyse, la foi est ce qui nous pousse à continuer lorsque rien ne laisse présager que nos efforts seront couronnés de succès ou que rien ne justifie ce que nous faisons. Heureusement, les villageois-es de la région d'Ungra n'ont jamais perdu leur foi en ASTRA.
Et ASTRA s’est maintenue dans un nombre record de publications. J'ai édité une monographie sur La technologie rurale qui a suscité une grande attention. Il a même été suggéré que la technologie rurale pourrait devenir le thème d'une revue distincte, mais celles et ceux qui se battaient pour obtenir des articles dans les revues conventionnelles ont estimé que cela deviendrait une menace.
Ma visite à Princeton en 1978 a initié un cycle de visites annuelles au printemps, au cours desquelles d'anciennes amitiés se sont approfondies et de nouvelles se sont formées. C'est en 1980 que j'ai eu la chance de rencontrer Thomas Johansson de l'Université de Lund.
José Goldemberg, Thomas Johansson, Robert (Bob) Williams et moi avons commencé une collaboration qui allait jouer un rôle majeur dans ma vie[40]. Ce qui a initié et soutenu cette collaboration entre nous quatre est d'une importance considérable. Chacun d'entre nous a commencé sa carrière en tant que physicien et s'est finalement tourné vers la recherche énergétique. En outre, nous vivions et travaillions dans différents pays - Brésil, Suède, Inde et États-Unis - situés sur quatre continents. De plus, nos origines culturelles et nos expériences étaient diverses. Malgré tout cela, nous avons tissé des liens et fonctionné comme une équipe bien soudée, réalisant ensemble ce qu'aucun d'entre nous n'aurait pu accomplir individuellement.
Nos rencontres à l'occasion de diverses réunions internationales et nos visites à Princeton ont rapidement révélé une quantité remarquable de valeurs et de préoccupations communes concernant l'interaction entre la technologie et la société. Elles ont également révélé une identité de vues et une similitude d'approche sur les questions concernant l'énergie dans la société. Ces premières interactions ont montré que nous pouvions tous les quatre travailler ensemble dans le respect mutuel et l'égalité, en évitant les modes hiérarchiques de fonctionnement qui entachent presque toujours les collaborations internationales.
En combinant nos efforts, nous sommes passés d'une critique des idées reçues à une nouvelle approche de l'énergie. Lorsque des progrès significatifs ont été accomplis, nous avons estimé que nous devions exposer et développer cette nouvelle approche - et c'est ainsi qu'est né notre livre L'énergie pour un monde durable[41].
Nous avons suggéré que, contrairement à des croyances largement répandues, l'avenir énergétique est bien plus une question de choix que de destin. Un avenir énergétique compatible avec la réalisation d'un monde durable est à portée de main. La joie de notre entreprise provenait du sentiment d'être des porteurs d'espoir plutôt que des prophètes de malheur.
J'ai toujours été impressionné par le dicton : Penser globalement; agir localement. Le défi de la conception et de la construction de centres énergétiques ruraux a conduit ASTRA, dès 1979, au projet d'une centrale communautaire de biogaz dans le village de Pura, à 2 km de notre centre d'expérimentation de Ungra. Au cours de la première phase de ce projet, nous avons tenté de fournir par un réseau de canalisations à tous les ménages du village du biogaz pour la cuisine. Nous avons échoué à cause d'une surestimation des ressources en bouses de vache et d’une sous-estimation des besoins en biogaz. Lorsque je suis parti en congé sabbatique, le projet s'est arrêté en 1984, mais à mon retour de congé, les villageois-es ont souhaité que le projet soit relancé en mettant l'accent sur l'eau potable. Le projet consistait cette fois-ci à ce que les villageois-es fournissent du fumier à la mini-centrale de méthanisation où il serait soumis à une fermentation anaérobique pour produire du biogaz qui alimenterait un moteur diesel modifié lequel, à son tour, ferait fonctionner un générateur. L'électricité ainsi produite alimenterait une pompe électrique submersible pour fournir l'eau potable du village, et elle serait en outre distribuée aux ménages pour l'éclairage électrique. Ce système modifié a été exploité avec succès par les villageois-es à partir de 1987. Lorsque chaque foyer a été éclairé par une lampe fluorescente le jour de Gandhi Jayanti, l’anniversaire du Mahatma, le 2 octobre 1989, nous avons eu le sentiment de mettre en œuvre sa vision sur le rôle de la science et de la technologie. Le projet de Pura est maintenant reproduit dans d'autres villages.
L'interaction avec les villageois-es de Pura a été l'une des expériences les plus enrichissantes de ma vie professionnelle. J’ai appris d’eux la différence entre la simple vulgarisation scientifique et la démocratisation de l'innovation. Leur compréhension du fait que le progrès technologique se produit par le biais d'erreurs était bien supérieure à celle de mes collègues de l'Institut qui applaudissent lorsque le satellite décolle et se moquent quand il s'écrase dans la mer.
Lorsque je suis revenu de mon congé sabbatique en 1985, le nouveau directeur de l'Institut m'a persuadé de prendre la présidence de ce qui allait devenir le Département des études de gestion. Là, j'ai porté mon attention sur la diffusion des technologies. J'ai appris l'importance de l'innovation qui est le processus de transformation d'une idée en un produit dans l'économie, par opposition à l'invention, où le processus aboutit à un dispositif fonctionnel. Mais si un dispositif fonctionne, cela ne signifie pas qu'il sera produit, distribué et accepté par les utilisateurs finaux. Il était amusant de constater que les générateurs de technologie se considèrent comme une caste supérieure aux diffuseurs de technologie. En particulier, il y a des acteurs et actrices important-e-s dans la chaîne d'innovation, qui sont largement absent-e-s en Inde – ceux et celles qui produisent et développent la méthode de fabrication de milliers de pièces par opposition à la fabrication du prototype unique. J'ai eu une collaboration fructueuse et agréable avec le professeur K. N. Krishnaswamy pour produire un modèle étayé par plusieurs études de cas sur les facteurs régissant le succès et l'échec des technologies rurales.
En 1988, notre livre L'énergie pour un monde durable a été publié. Il a attiré l'attention internationale. Il a été mentionné dans le rapport de la Commission Brundtland. Il a conduit à une proposition de la revue Scientific American d’écrire un article[42]. Mais notre journal scientifique local a ignoré le livre pendant plusieurs années. Quel contraste avec l'accueil que le professeur Raman m'avait réservé lorsque je lui avais présenté Modern Electrochemistry; il avait rapidement envoyé sa secrétaire pour me remettre en main propre ses propres livres, tous signés : « Avec mes salutations les plus cordiales ... d'un auteur à un autre ».
Mais la partie la plus productive de mon séjour au Département des Études de gestion a été le travail sur l'énergie. Au cours des années 1980, l'énergie était devenue une préoccupation croissante pour moi. Cela a été un privilège rare et une bonne fortune d’avoir pu travailler sur les problèmes énergétiques au niveau mondial, national (Inde), d’une région/État (Karnataka), d’une métropole (Bangalore) et d’un village. J'ai constitué une petite équipe pour l'analyse énergétique. À partir de 1986, Gladys Sumithra (du Département de la Planification, Gouvernement du Karnataka), deux assistant-e-s de projets, P. Balachandra et Antonette D'Sa, et moi-même avons construit pour le Karnataka un scénario détaillé de la demande d'électricité axé sur le développement, l'utilisation finale et les services. Nous avons ensuite procédé à une évaluation comparative détaillée, dans les mêmes termes, de quinze technologies d'économie d'électricité, de production décentralisée et de production centralisée conventionnelle d'électricité, et nous avons utilisé les résultats pour construire un scénario d'approvisionnement à moindre coût. Il s'est avéré que le plan le moins coûteux consistait en un mélange de mesures d'amélioration de l'efficacité de l'utilisation finale et d’alternatives à l'électricité, de production décentralisée et de technologies centralisées (hydroélectricité, électricité thermique à base de gaz naturel et de charbon et électricité nucléaire).
Ces scénarios détaillés ont attiré l'attention internationale, mais de nombreuses grandes institutions de l'énergie à l’échelle du pays nous ont reproché de leur voler la vedette. Ce qu'elles n'ont pas compris, c'est que notre équipe à l'Institut avait passé environ trois ans à suer pour réaliser l'analyse de l'utilisation finale pour le Karnataka, l'évaluation comparative des coûts et l'élaboration des scénarios. Pendant ce temps, ces institutions s'efforçaient d'avoir de l'influence dans la capitale et leurs directions cherchaient à être dans les couloirs du pouvoir. Il y a deux leçons à tirer ici. Tout d'abord, vous pouvez viser l'excellence analytique ou l'influence politique, mais pas les deux. Deuxièmement, l'influence politique est séduisante, mais elle est éphémère; en revanche, les idées nouvelles et les analyses solides perdurent sur le long terme.
Notre analyse approfondie de l'économie de l'énergie nucléaire a été d'une valeur inestimable lorsqu'un débat sur la centrale nucléaire de Kaiga a été organisé par le département des sciences et de la technologie du gouvernement du Karnataka[43]. J'ai montré que l'énergie nucléaire n'était ni nécessaire ni économique - en fait, c'est la technologie de production d'électricité la plus coûteuse. Ses partisans prétendent qu'elle est Sûre, bon marché (Cheap), Appropriée et Moderne; l'acronyme SCAM (escroquerie en anglais) qui en résulte en est une meilleure description.
Jusqu'à ce débat, j'avais gardé le silence sur l'énergie nucléaire, à la grande déception de nombreux et nombreuses militant-e-s antinucléaires. Ces dernier-e-s se demandaient si j'avais peur. Mais mon silence est né d'une expérience désagréable que j'ai eue plusieurs années auparavant. J'ai toujours été généralement en faveur d'une perspective scientifique. J'avais même écrit un article sur le sujet. Et quel que soit le léger mépris que j'avais encore pour les convictions et les croyances des gens ordinaires (qui ne sont pas du tout ordinaires si l'on considère comment ils affrontent le monde malgré leurs handicaps économiques et sociaux), il a disparu après mon implication dans ASTRA. Malgré cela, lorsqu'un éminent scientifique m'a dit, alors que nous étions sur le point d'entrer dans une réunion : « Je vous le dis, cher Amulya, Pushpa Bhargava nous harcèle, alors signez s'il vous plaît sa Déclaration sur l’argumentation scientifique »[44]. J'ai signé la déclaration de la même manière que j'avais l'habitude d'acheter des billets de spectacles de charité pour me débarrasser du vendeur de billets. En faisant cela, j'ai certainement été irresponsable sur une question majeure. Ensuite, ont commencé à paraître dans les journaux des articles pour attaquer la déclaration et ses signataires. À ma grande surprise, je me suis retrouvé d'accord avec de nombreux points soulevés par les critiques, en particulier ceux de l'arrogance de la science moderne et le manque de respect pour les connaissances traditionnelles. En fait, j'avais écrit un article intitulé Some Thoughts on Traditional Technologies (« Quelques réflexions sur les technologies traditionnelles »), dans lequel j'avais dit certaines des choses que les critiques de l'arrogance scientifique reprenaient désormais.
Pendant un certain temps, je m'étais préoccupé de l'opinion admise selon laquelle la science est neutre et amorale. Cette position était en effet peut-être une façon habile de rejeter la responsabilité d'un fait tel que Hiroshima, après avoir calculé et prescrit la hauteur à laquelle la bombe devait exploser pour maximiser le nombre de personnes qui mourraient. Mais, comme les jeunes des années 1960, j’ai rejeté ce sophisme. J'étais préoccupé par le fait que les valeurs, les sentiments et les émotions étaient considérés comme inavouables dans les discussions scientifiques. Depuis ASTRA, cependant, je n'hésitais pas à y faire référence dans mes séminaires, même dans les centres d'excellence occidentaux. Le débat sur « l’argumentation scientifique » a élevé mon niveau de compréhension des questions très fondamentales qui sont ici en jeu.
La science occidentale a été fondée sur deux dichotomies : (a) la séparation du sujet et de l'objet et (b) la séparation de l'émotion (le soi non cognitif) de l'analyse (le soi cognitif). Ainsi, la science se veut-elle objective et amorale. La première dichotomie conduit inévitablement à la réduction des objets d'étude à des choses (même les humains), et la seconde à la suppression des sentiments à l’égard des objets d'étude. Nous ne devons pas oublier qu'Oppenheimer a dit que le premier engin/bombe nucléaire était « techniquement doux », ou que lors du débat à Bangalore sur la centrale de Kaiga, un scientifique du département de l'énergie atomique a déclaré : « Hiroshima nous a fourni une chance inespérée d'étudier les effets des radiations! »[45]. La relation entre le sujet et l'objet doit être dialectique afin que la séparation initiale aboutisse à une unification ultérieure. La suppression de l'émotion pendant l'analyse doit laisser place à l'émotion après l'analyse. Le fonctionnement des scientifiques en tant qu'individus, groupes et institutions doit être contraint et limité par des restrictions morales et des tabous. Sinon, la synergie entre l'isolement du sujet par rapport à l'objet, et la suppression ou l'absence d'émotions et de sentiments, conduit inévitablement la science à devenir l'instrument de la violence, de l'oppression et du mal. La science, par conséquent, n'est pas neutre, mais elle peut - et doit - être « encodée » avec des valeurs favorables à la vie.
Après l'épisode de la Déclaration sur l’argumentation scientifique, j'ai fait le vœu suivant : « Je ne me lancerai dans le plaidoyer et l'activisme que sur des problèmes dont j'ai moi-même fait l’analyse! ». Ce vœu a été un handicap mais il a augmenté mon efficacité. J'ai décidé de suivre la séquence suivante : Analyse – Défense/Plaidoyer – Action. Au stade de l'analyse, il est toujours crucial de s'isoler, soi-même, l'analyste subjectif, de l'objet de l'analyse, et aussi de supprimer les émotions de l'analyse. Mais, une fois l'analyse objective et dépassionnée terminée, il est vital de se reconnecter avec l'objet pour apporter des valeurs dans le plaidoyer et l'action basés sur l'analyse.
Le 31 juillet 1991, j'ai pris ma retraite de l'Indian Institute of Science. Le Département de chimie inorganique et physique, le Département des études de gestion et ASTRA ont organisé des symposiums séparés pour me dire adieu. Au séminaire d’ASTRA, j'ai dit : « J'ai essayé de suivre dans ma propre vie la philosophie du nish kama karma, faire son devoir sans penser au succès. Mais le succès est fonction de deux variables, l'effort interne et le soutien externe. Le soutien extérieur est une probabilité que nous ne pouvons pas contrôler, bien que de nombreuses personnes consacrent la majeure partie de leurs efforts internes à essayer de contrôler le soutien externe. Dans l'ensemble, ce qui est à notre portée, c'est l'effort intérieur. Mais il existe également une relation ‘stochastique’ ou probabiliste très intéressante entre le succès et l'effort intérieur : plus votre effort interne est intense, plus il y a de chances que vous fassiez un meilleur travail lequel à son tour obtiendra du succès ».
Avec le recul, je ne sais pas si mon passage de l'électrochimie à la technologie rurale et à l'analyse énergétique m'a apporté plus ou moins de succès. Si le succès peut être assimilé au fait de se rendre superflu, j'ai réussi à ASTRA et à KSCST parce que des personnes plus jeunes - K. S. Jagadish et S. Rajagopalan - ont pris la relève et que les institutions ont survécu et se sont développées. Ce dont je suis certain, c'est que ce que j'ai atteint est dix fois plus important que les premiers rêves que ma femme et moi avions sur notre avenir. Mais c’est cette bifurcation qui m'a certainement apporté plus de bonheur. Certaines des meilleures personnes que j'ai connues sont celles que j'ai rencontrées après avoir commencé à travailler avec ASTRA et dans le domaine de l'énergie.
J'ai lu au public du séminaire ASTRA un extrait d'une lettre que mon petit-fils, adolescent, avait écrite à ses parents : « Une autre étincelle dans mon projet (sur l'énergie nucléaire) a été notre voyage à ASTRA et une grande discussion avec Thatha (= grand-père en Telugu) sur les problèmes de l'énergie nucléaire. Lorsque ASTRA a été créée, j'étais beaucoup trop jeune pour comprendre l'ensemble du concept et ce qu'il représentait, mais aujourd’hui tout ce dont j’ai pu prendre conscience me semble parfaitement logique. ». Je pense que c'est effectivement un hommage. Ce jeune homme m'a fait me sentir immortel, si l'immortalité consiste à ce que les idées et l'influence d'une personne acquièrent une existence indépendante. Cela m'a conduit à conclure en citant Le Conte de deux cités de Charles Dickens : « C’est une bien, bien meilleure chose que tout ce que j'ai jamais fait auparavant! ».
Ce récit se serait arrêté ici si j'avais pris ma retraite après avoir quitté l'Indian Institute of Science. Je ne l'ai pas fait. Après la publication de notre livre Energy for a Sustainable World (L'énergie pour un monde durable), il y avait souvent des plaisanteries de nos partisans et partenaires sur le thème : « Vous avez produit la bible. Maintenant, où est l'église? ». Autrement dit, pourquoi ne pas mettre les idées en pratique? L'Initiative Internationale pour l'Énergie (IEI) a donc été créée en 1991 et, comme j'étais à la retraite, on m'a persuadé d'en devenir le président, avec José Goldemberg comme président d’honneur. L'IEI est un partenariat Sud-Nord conçu par le Sud, dirigé par le Sud et situé dans le Sud – une petite organisation non gouvernementale internationale indépendante d’utilité publique qui met en réseau les institutions et les groupes existants dans le domaine de l'énergie, en particulier dans les pays en développement. L'objectif de l'IEI est de promouvoir la production et l'utilisation efficaces de l'énergie pour un développement durable. Elle se concentre sur les pays en développement. Les activités de l'IEI englobent l'échange d'informations, la formation, l'analyse, le plaidoyer militant et l'action. J'ai aimé – et parfois réussi dans une certaine mesure – concevoir des institutions et les mettre en place – ASTRA, KSCST, etc., et maintenant IEI est le nouveau bébé. Je m'occupe de le nourrir.
16 juillet 1993
- De la part de spécialistes des sciences humaines et sociales, on peut penser notamment à : Richard Hoggart, 33 Newport Street. Autobiographie d’un intellectuel issu des classes populaires anglaises, Paris, Seuil, 1991, l’un des ouvrages du genre les plus aboutis. Ou, plus proche de la démarche de Reddy, par le format et le caractère de travail en cours (inachevé et publié de manière posthume), à Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’agir, 2004. Il est à noter qu’il s’agit d’une reprise développée du dernier chapitre de l’ouvrage issu des cours au Collège de France et au titre significatif quant à la démarche plus modestement esquissée par Reddy : Science de la science et réflexivité (2001). ↵
- Jawaharlal Nehru (1889-1964), premier ministre de 1947 à sa mort, est souvent présenté comme le « messie » du développement scientifique de l’Inde et le promoteur d’une vision optimiste de l’alliance entre autorités politiques et scientifiques en faveur de l’essor socioéconomique du pays. Voir : Arnold David, “Nehruvian Science and Postcolonial India”, Isis, 2013, n°104, 360-370. De manière plus large : Krishna V. V., « La place de la science universitaire en Inde : réflexions sur une évolution », Revue internationale des sciences sociales, 2001/2, n°168, 251-267. ↵
- Sur ce thème, on renverra au beau et très explicite texte de Florence Piron, fondatrice des Éditions science et bien commun, « L’amoralité du positivisme institutionnel. L’épistémologie du lien comme résistance (2019) », disponible en ligne dans le recueil posthume La gravité des choses. Amour, recherche, éthique et politique, Ésbc, 2021 : https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/gravite/chapter/40/ ↵
- La notion de « courage de la vérité » et ce qu’elle implique dans la relation du scientifique (du sujet) à son travail (sa parrêsia – « dire la vérité ») a été travaillée particulièrement par Michel Foucault peu avant sa mort. Elle attire l’attention sur l’importance du positionnement par rapport au pouvoir politique dans tout travail de connaissance véritable, ce qui est singulièrement vrai dans la réflexion sur l’énergie ou les énergies dans le monde moderne. Voir notamment : Chaumon Franck, « Michel Foucault, Le courage de la vérité », Essaim, 2009/2 (n°23), 151-154, en ligne : https://www.cairn.info/revue-essaim-2009-2-page-151.htm ↵
- Cette dimension de la formation des compétences scientifiques postcoloniales est évoquée aussi dans le futur classique publié par le physicien nigérien spécialiste de l’énergie solaire Abdou Moumouni Dioffo dès le milieu des années 1960 : L’éducation en Afrique. Nouvelle édition à partir du texte de 1964, Ésbc, collection Mémoires des Suds, Chambéry - Dakar – Québec, 2019, disponible en ligne. ↵
- Sur la question de la contribution des scientifiques à l’armement nucléaire, voir notamment la conférence prononcée le 23 mars 2000 à Bangalore par A. K. N. Reddy : « Nuclearization, Human Rights and Ethics », disponible sur le site de référence de ses écrits : http://www.amulya-reddy.org.in/Publication/2000_03_JP032300.pdf ↵
- “Amulya Reddy: An Autobiography”, dans Ravi Rajan (éd.), Amulya Reddy. Citizen Scientist, Orient Blackswan, 2009, 13-73, téléchargeable et accessible gratuitement en ligne : https://www.academia.edu/37153040/Citizen_Scientist_The_Amulya_Reddy_Reader ↵
- Note de l’équipe de traduction (NdT) : Max Born (1882-1970), physicien allemand pionnier de la physique quantique, prix Nobel en 1954, auteur en 1936 du livre d'introduction à la physique moderne cité, réédité en 1952; George Gamow (1904-1968), physicien ukrainien ayant travaillé avec Max Born, astronome, réfugié aux États-Unis et auteur à partir de 1953 d'une série de livres de vulgarisation des avancées scientifiques modernes, basés sur les rêves d'un employé de banque, Mr Tompkins; Albert Einstein (1879-1955), physicien allemand inventeur de la théorie de la relativité, devenu américain, prix Nobel 1921, co-auteur avec Leopold Infeld en 1938 du livre cité, qui connaît un grand succès et devient un classique. ↵
- NdT : Au moment de l’indépendance, l’État de Mysore était l’un des quatre États importants en Inde à posséder un gouvernement autonome, sur un total de 565 États princiers et 21 États disposant d’un gouvernement. La grève évoquée fait partie des actions collectives non-violentes victorieuses de la seconde moitié du 20e siècle. Voir : https://nvdatabase.swarthmore.edu/content/mysore-population-wins-democratic-rule-newly-independent-india-1947 ↵
- NdT : Jayaprakash Narayan (1902-1979) et Achyut Patwardhan (1905-1992) seront tous deux des théoriciens et hommes politiques, membres fondateurs du parti socialiste indien. ↵
- NdT : Rammanohar Lohia (1910-1967), intellectuel, militant nationaliste et membre fondateur du parti socialiste indien comme les précédents. Étudiant exceptionnel, en 1933, il soutient une thèse de doctorat en Allemagne, portant sur la taxation du sel en Inde et la théorie socio-économique de Gandhi. Il est l’un des cinquante étudiants indiens ayant soutenu un doctorat dans la première moitié du 20e siècle à Berlin (voir : https://www.iaaw.hu-berlin.de/de/lohia). ↵
- NdT : Environ une centaine d’euros aujourd’hui. ↵
- NdT : J. R. Lakshmana Rao (1921-2017), professeur de chimie, associé aux mouvements anti-nucléaires et environnementaux, militant en faveur des mouvements de « science populaire », très actifs en Inde, et visant à rendre accessibles et explicites au plus grand nombre les questions et enjeux socio-techniques; M. A. Sethu Rao, également professeur de chimie et très actif à Bangalore, proche des Partis socialiste et communiste, il dirigera le Conseil des Sciences et Technologies du Karnataka. ↵
- NdT : Hyman Levy (1889-1975) fut professeur de mathématiques et directeur du département de mécanique durant de nombreuses années. Membre du Labour Party puis du Parti communiste de Grande-Bretagne, dont il est exclu en 1958 pour sa critique du traitement des populations juives en URSS, il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont plusieurs dans une perspective philosophique matérialiste. ↵
- NdT : John O’Mara Bockris (1923-2013), professeur de chimie sud-africain, rejoint l’Université de Pennsylvanie en 1953. ↵
- NdT : La région du Ladakh/Cachemire est un lieu de contestation de frontière et l’objet en 1962 d’une guerre entre la Chine et l’Inde, dont les affrontements ouverts cessent au bout d’un mois, mais dont les revendications de territoires sont toujours d’actualité. ↵
- NdT : Dandekar, Vishnu M. et Nilakanth Rath, Poverty in India, Poona, Indian School of Political Economy, 1971. L’ouvrage, assez bref, connaît une importante audience, en proposant pour la première fois une estimation chiffrée de l’importance de la pauvreté en Inde, évaluée à 40 % des ruraux et 50 % des urbains. Les auteurs préconisent la mise en place d’un programme massif de chantiers ruraux afin d’équilibrer les différences importantes de richesse et de propriété. Voir par exemple : Gilbert Étienne, « Pauvreté absolue : la tentation de l’impossible et les faux-semblants », dans Il faut manger pour vivre… Controverses sur les besoins fondamentaux et le développement, Genève, Graduate Institute Publications, 1980. En ligne : http://books.openedition.org/iheid/3635 ↵
- NdT : A. K. N. Reddy évoque ici la notion de Nehruvian science, c’est-à-dire la place et le rôle dévolu à la science par Jawaharlal Nehru (1889-1964), artisan important de l’Indépendance et premier ministre de l’Inde de 1947 à 1964. Il a notamment « présenté la science comme un programme de prestations, engagé à remédier à des problèmes sociaux fondamentaux comme la mauvaise santé et la pauvreté, un engagement en responsabilité devant l'État et le public ». David Arnold, "Nehruvian Science and Postcolonial India", Isis, 104: 2, 2013, 360-370 (ici p. 360). En ligne : https://www.journals.uchicago.edu/doi/full/10.1086/670954 ↵
- NdT : Karl Gunnar Myrdal (1898-1987), économiste et sociologue suédois, prix Nobel d’Économie en 1974 et son épouse Alva Myrdal (1902-1986), sociologue et diplomate suédoise, prix Nobel de la Paix en 1982. La place et la pratique de la multidisciplinarité dans les études sur le développement, la reconnaissance des valeurs des pays des Suds et des travaux des sciences sociales locales, la critique des concepts économiques occidentaux sont notamment des éléments - que reprendra largement à son propre compte Reddy - défendus par G. Myrdal dans son ouvrage influent Asian Drama: An Inquiry into the Poverty of Nations, paru en 1968. Voir Stewart F., "Myrdal’s Methodology and Approach Revisited", In Asian Transformations: An Inquiry into the Development of Nations, Oxford University Press, 2019, 52-79. En ligne : https://oxford.universitypressscholarship.com/view/10.1093/oso/9780198844938.001.0001/oso-9780198844938-chapter-3 ↵
- NdT : C. Subramaniam (1910-2000), important ministre à plusieurs reprises dans l’Inde indépendante et un des artisans de la « révolution verte » agricole. ↵
- NdT : Rajiv Ratna Gandhi (1944-1991), sixième premier ministre de l’Inde de 1984 à 1989. ↵
- NdT : Sivaraj Ramseshan (1923-2003), spécialiste de la cristallographie, qui dirigera l’Institut Indien des Sciences. ↵
- NdT : Une formule proche, comme le rapporte Gilbert Étienne, est employée par l’hebdomadaire The Far Eastern Economic Review le 13 juillet 1979, en mentionnant à propos de l’Asie « des îles capitalistes prospères dans un océan de petits propriétaires appauvris et de travailleurs sans terre » (« Pauvreté absolue : la tentation de l’impossible et les faux-semblants », op. cit., 30). ↵
- NdT : Le talon de fer de Jack London est un roman d’anticipation politique de tonalité marxiste paru en 1908. Il suppose la survenue, aux États-Unis, d’une révolution ouvrière semblable à la révolution russe qui aura lieu en 1917, mais qui se trouve dans le livre écrasée par le « talon de fer » de l’oligarchie étatique et bourgeoise. La scène évoquée par Reddy se déroule dans une réunion d’un « think tank » privé très sélectif, le « club des philomathes » - à laquelle est invité comme orateur le leader et théoricien/héros du mouvement de révolte -, un club dont « les membres étaient les plus riches de la société et les plus forts esprits parmi les riches, avec, naturellement, un petit nombre de scientifiques pour donner à l’ensemble une teinte intellectuelle » (trad. Louis Postif, éd. Phébus, 2003, p. 81). ↵
- NdT : Reddy n’échappe pas ici à la reproduction de certains préjugés des sciences exactes en direction des sciences sociales… ↵
- NdT : Mohandas Karamchand Gandhi (1869-1948), formé en Angleterre, a débuté comme avocat, en Afrique du Sud. Il deviendra ensuite un leader moral de stature universelle en même temps qu’un artisan décisif et un symbole de l’indépendance et de l’unité indienne. Une très petite partie de ses écrits, très nombreux, sont traduits en français. Ils traitent, outre de la réalisation de soi, de la proscription de la violence dans les relations interpersonnelles et du combat contre le colonialisme, de la lutte contre les inégalités, de la remise en cause du machinisme et de l’industrialisme destructeurs, de l’intérêt pour le végétarisme. Gandhi sera également un expérimentateur d’une vie simple, la plus possible autosuffisante et communautaire, avec deux petites fermes en milieu rural qui seront ses lieux de résidence, en Afrique du Sud puis en Inde. J. C. Kumarappa (1892-1960), économiste proche de Gandhi. Sur Lohia, voir note 11 ci-dessus. ↵
- NdT : Kakkadan Nandanath Raj (1924-2010), économiste indien keynésien spécialiste de la monnaie, conseiller de plusieurs premiers ministres. ↵
- NdT : Joan Violet Robinson (1903-1983), économiste britannique importante, qui se préoccupera particulièrement de la pauvreté dans les pays des Suds. ↵
- NdT : La Narmada, l’un des fleuves sacrés de l’Inde, a été fortement transformée en raison de l'aménagement d'un vaste réseau de barrages hydroélectriques, très contestés, commencés dès la période du gouvernement de Jawaharlal Nehru (1947-1964). Voir Crémin E., 2009. « ‘Les temples de l’Inde moderne’ : un grand barrage dans un lieu saint de la Narmada (Madhya Pradesh) », Géocarrefour, vol. 84/1-2. En ligne : http://journals.openedition.org/geocarrefour/7252 ↵
- NdT : Voir sa traduction plus loin dans le présent ouvrage. ↵
- NdT : professeur au centre des énergies renouvelables de l’Institut Indien des Sciences : http://ces.iisc.ernet.in/ravi/nhr%20Homepage.htm ↵
- NdT : Theodore Taylor (1925-2004), physicien nucléaire américain, qui change de perspective vers 1966 pour mettre en garde contre les risques liés à la fission et à la prolifération. Voir : https://www.nytimes.com/2004/11/05/us/theodore-taylor-a-designer-of-abombs-who-turned-against-them-dies-at-79.html ↵
- NdT : José Goldemberg (1928-), physicien, enseignant universitaire et chercheur brésilien, ministre de l'Environnement du Brésil en 1992, spécialiste international des questions d'énergie et d'environnement. ↵
- NdT : Robert H. Socolow (1937-), physicien américain, directeur associé du Centre d'Études Environnementales de l'Université de Princeton; Franz Von Hippel (1937-), physicien américain et professeur de Relations Internationales à l'Université de Princeton, de même que Harold Feiveson (1935-); Gautam Dutt (1949-), chercheur indien à l'Université de Princeton spécialiste des énergies renouvelables. ↵
- NdT : Freeman Dyson (1923-2020), physicien et mathématicien anglais devenu américain, spécialiste de l'électrodynamique quantique et de l'ingénierie nucléaire. ↵
- NdT : Christopher Sykes, West of Bangalore, documentaire TV de la BBC, mars 1981, 50 mn. En ligne sur la chaine du réalisateur : https://www.youtube.com/watch?v=wGHT04GLVQA ↵
- NdT : Le Rathindra Puraskar est décerné chaque année à la mémoire de feu Rathindranath Tagore. ↵
- NdT : Indira Gandhi (1917-1984), fille de Jawaharlal Nehru et 3ème premier ministre de l’Inde (1966-1977), nommée à nouveau en 1980 et jusqu’à son assassinat en 1984. ↵
- NdT : Chetput Venkatasubban Seshadri (1930-1995), ingénieur chimiste puis professeur et directeur du département de chimie de l’université de technologie de Kanpur en Uttar Pradesh. ↵
- NdT : José Goldemberg (1928-), physicien brésilien, ministre de l’Environnement en 1992; Thomas B. Johansson, physicien suédois, professeur à l’université de Lund; Robert H. Williams, physicien américain, chercheur au Centre de recherche sur l’énergie et l’environnement de l’Université de Princeton aux États-Unis. ↵
- NdT : José Goldemberg, Thomas B. Johansson, Amulya K. N. Reddy, Robert H. Williams, Energy For a Sustainable World, Wilhey Eastern Limited, 1988, 517 p. ↵
- NdT : Créée en 1845, c’est la plus ancienne revue des États-Unis, qui revendique la publication de plus de 200 prix Nobel. ↵
- NdT : La mise en route de cette centrale a fait l’objet de diverses contestations. Depuis 2011, un quatrième réacteur a été mis en service. L’énergie nucléaire représente actuellement 2 % du mix énergétique en Inde (3 % de l’électricité). Un programme d’extension important est prévu, et soutenu par certains pays comme la France. Voir la note récente (26 janvier 2021) de la Société française d’énergie nucléaire : https://new.sfen.org/rgn/energie-nucleaire-inde-besoin-donne-moyens/ ↵
- NdT : Pushpa Mittra Bhargava (1928-2017), spécialiste et pionnier en Inde de la biologie cellulaire et des biotechnologies. Fondateur d’un important centre de recherche dans le domaine à Hyderabad, il a soutenu les victimes de l’accident industriel de Bhopal. Militant de la « tempérance scientifique » et du rationalisme sa vie durant, il sera en 1980 l’un des promoteurs d’une « Déclaration sur l’argumentation scientifique » élaborée pour promouvoir les valeurs de la recherche et du débat argumenté de la science moderne dans le débat public et en direction de la société. Voir, avec la signature de Reddy : https://docs.google.com/document/d/1ycpCwjyW_C73p4lo4HlqwChVbM3O9RmU-qbxh6W8pjQ/preview ↵
- NdT : Julius Robert Oppenheimer (1904-1967), physicien américain, a souvent été surnommé « le père de la bombe », car il a dirigé le programme américain de mise au point d’une arme atomique durant la Seconde Guerre mondiale. ↵