Perspectives insoumises
En faisant scintiller notre lumière, nous offrons aux autres la possibilité d’en faire autant.
— Nelson Mandela, Discours d’investiture, le 10 mai 1994.
Puisqu’ici tout est négociable, mais vous n’aurez pas,
Non vous n’aurez pas,
Ma liberté de penser.
Ma liberté de penser.
— Florent Pagny, « Ma liberté de penser », Ailleurs Land (album), 2003.
Les conclusions de mon premier livre sur les manuels scolaires haïtiens, outils de la colonialité (2016) m’ont amené à m’intéresser à ce que certain·e·s appellent la « colonisation mentale », et d’autres, comme le pape François, la « colonisation idéologique » qui, pour reprendre son discours, facilite la propagation d’un « sournois endoctrinement »[1]. Ce type de colonisation m’a interpellé à deux niveaux qui s’enchevêtrent : la pensée unique et l’insoumission à cette dernière. Dans ce même ordre d’idées, la chanson Ma liberté de penser de Florent Pagny (2003) me conduit à l’essai Insoumis de Tzvetan Todorov (2015) qui lui-même me renvoie à une époque où le totalitarisme était érigé en maître avec ses poussées despotiques. Durant les trente années de duvaliérisme en Haïti, c’était en effet la pensée unique. La liberté de penser était confisquée. C’était la paix des cimetières. Mais cette liberté n’a pu être totalement emprisonnée, bâillonnée. Elle s’est émancipée, malgré les bottes de la soldatesque duvaliériste. Elle a pu passer entre les mailles du filet de l’oiseleur pour qu’enfin soit pris qui croyait prendre! Nelson Mandela n’écrivait-il pas en prison que : « Mes pensées sont aussi libres que le vol du faucon »? (Todorov 2015, 214)
Rares sont celles et ceux qui peuvent cependant échapper à ce « sournois endoctrinement » dont parle le pape François, lequel endoctrinement se porte très bien car il est inscrit dans les manuels scolaires haïtiens qui modèlent, formatent les apprenant·e·s aux goûts de l’Europe, et plus largement, à ceux de l’Occident. On hiérarchise nos consciences en continuant à nous faire apprendre par cœur, sous couvert de science, qu’il y a/avait, par exemple, quatre et ensuite trois « races »[2]. Pourtant, le rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’homme de France souligne que les « races n’existent pas au sens biologique du terme, elles font partie de l’expérience vécue, s’ancrant et s’exprimant dans des ‘relations de pouvoir’ et de domination » (CNCDH 2019, 7). Je soutiens que ce « parcœurisme » à outrance du concept de « race », correspondant au premier niveau de la taxonomie de Bloom, contribue à la zombification des esprits de ceux·celles qui sortent du système éducatif haïtien. Les apprenant·e·s n’ont pas appris à développer leurs compétences pour les autres niveaux taxonomiques, en particulier le jugement critique, et deviennent ainsi des handicapé·e·s intellectuel·le·s, en créole : des kokobe.
Cette liberté de penser a donné naissance à l’insoumission que Todorov a bien mise en exergue, en étudiant toutes ces figures insoumises (parmi lesquelles Mandela et Malcom X) dont les âmes ont échappé à la place qui leur était assignée par le système. Dans cet ouvrage, j’ai donc refusé de me soumettre avec docilité à ce curriculum imposé silencieusement, avec la complicité des élites, depuis la signature du Concordat en 1860 avec le Vatican, et accepté tranquillement par les citoyen·ne·s d’Haïti. Et ce refus passe, comme l’écrit Laurent Fidès (2014, 11), par « la déconstruction de ce discours intimidant » à travers le curriculum. Tout comme le philosophe Jacques Derrida (2004, 1099), j’entends :
ce terme de « déconstruction » non pas au sens de dissoudre ou de détruire, mais d’analyser les structures sédimentées qui forment l’élément discursif, la discursivité philosophique dans lequel nous pensons. Cela passe par la langue, par la culture occidentale, par l’ensemble de ce qui définit notre appartenance à cette histoire de la [pensée[3]].
Les réflexions qui étayent cet ouvrage font donc suite à celles que j’ai portées sur les livres scolaires. En principe, elles auraient plutôt dû les précéder, dans la mesure où les manuels découlent du curriculum. La démarche a donc été toute autre pour des raisons indépendantes de ma volonté. Il appert qu’un curriculum taillé sur mesure s’est mis en place par un "sournois endoctrinement", pour reprendre les termes du pape François, de la population haïtienne par la France, puissance coloniale, et ce avec le concours de l’Église catholique. En effet, Francis Arzalier rappelle que, parmi les défenseurs de l’esclavage aux 17e et 18e siècles, se trouvent d’éminents représentants de la religion catholique comme l’évêque Bossuet (1627-1704) qui "n’hésite pas à reprendre Saint Paul, père fondateur du christianisme", tandis que d’autres présentent "les nègres, [comme des] descendants de Cham, fils de Noé maudit par Dieu, [qui] seraient de ce fait condamnés à la servitude". Arzalier fait remarquer que certains "auteurs catholiques justifient la traite en ce qu’elle permet aux Africains déportés de connaître 'les lumières de l’Évangile'" (Arzalier 2010, 13).
Lutter contre toute domination curriculaire eurocentrique et promouvoir la « diversalité » ou « pluriversalité » curriculaire, c’est ce vers quoi tendait, au début des années 1980, la réforme du système éducatif haïtien, dite Réforme Bernard, comme le rappellent ses propos liminaires :
L’éducation en Haïti ne devrait pas apporter à l’Haïtien la culture telle qu’elle est distribuée dans les pays industrialisés (…) [pour] éviter de [faire de lui] un extraverti [car il faut d’abord] l’éveiller à la conscience de soi.
Rompre avec la domination curriculaire eurocentrique passe par la remise en question de cette maxime, Cogito ergo sum[4], popularisée par ce maitre à penser occidental qu’est René Descartes (1596-1650). Selon Ramon Grosfoguel (2011), la pensée cartésienne situe le moi au fondement de la connaissance, dans la position auparavant réservée au « Dieu chrétien ». Ce moi possède non seulement « tous les attributs de Dieu », un savoir en dehors du temps et de tout lieu, mais aussi tous les traits d’un sujet arrogant « qui parle depuis le regard de Dieu » se trouvant « au fondement de la connaissance », « le point zéro » de toute connaissance.
C’est cette « vision à ciel ouvert » qui cache toujours ses racines locales et perspective particulière sous un universalisme abstrait. Privilèges de la philosophie occidentale "égo-politique du savoir" sur la "géopolitique du savoir" et la "corpo-politique" de la connaissance. Historiquement, cela a permis à l’homme occidental (le terme de genre est intentionnellement utilisé ici) de représenter son savoir comme le seul capable d’atteindre une conscience universelle et pour écarter le savoir non occidental comme particulariste et donc incapable d’atteindre l’universalité (Grosfoguel 2011, n. p. – traduction de l’auteur).
Sabelo Ndlovu-Gatsheni (2018b, 85) retrace la naissance du sujet cartésien, "être impérial" défini comme le centre du monde et présenté comme doté de rationalité et de connaissances scientifiques, capable de surmonter tous les obstacles auxquels l’humanité est confrontée. Ndlovu-Gatsheni qualifie cette posture eurocentrée de « paradigme de l’unicité »[5] qui :
repose sur une forte croyance dans les singularités d’un Dieu unique, d’un État unique, d’un savoir unique, d’une nation unique, d’une culture unique, d’une langue unique, d’une identité unique, d’une orientation sexuelle unique, d’une religion unique, d’un mode de connaissance unique, d’un système économique unique, d’un système politique unique, d’un ordre moral unique, d’une épouse unique, d’un mari unique et des idées rigides de souverainetés et de citoyenneté délimitées. (Ndlovu-Gatsheni 2018b, 81 – traduction de l’auteur)
Chris Bongie (2009), cité par Ndlovu-Gatsheni (2018b, 81), qualifie ce paradigme de « pensée brutale, univoque, inflexible du moi sans l’Autre », cet autre qui est appelé l’« Autre toxique », concept emprunté au philosophe slovène Slavoj Žižek (Ndlovu-Gatsheni 2018b, 84).
Dans une perspective décoloniale, j’ai transformé cet aphorisme de Descartes (Cogito ergo sum) en Quia sumus ergo sum (« Puisque nous sommes, donc je suis »). Notre « petit moi » individualiste ne saurait en effet exister en dehors du « nous » collectif de la communauté – de son niveau le plus simple, la famille, à celui le plus complexe, la société dans laquelle nous vivons. Ego sum quia sumus (2019) est le titre d’une série du photographe Pietro Milici[6] qui rejoint notre position sur la question.
Dans la culture Xhosa et les langues bantoues, l’expression Ubuntu est venue renforcer ma position épistémologique résumée dans le dicton suivant :
Je suis, parce que nous sommes
Et puisque nous sommes, je suis!
De son côté, Edward De Bono (2013, 9) remet aussi en question cette maxime de Descartes en proposant, dans sa boite à outils de la créativité, la formule Ago ergo erigo ("J’agis, donc je construis"). Il s’interroge sur la stimulation de la créativité selon les modes de pensée traditionnels français, sous-entendu la pensée cartésienne vue comme une « pensée verticale ». Il y oppose "la logique des systèmes à schémas asymétriques ou pensée latérale". Pour De Bono, il s’agit de « progresser transversalement à travers les schémas, au lieu de les suivre de façon linéaire… comme [dans la logique occidentale] ». Cette démarche a la vertu de sortir des sentiers battus et de regarder les choses, le monde, sous des angles différents et de trouver des alternatives créatives qui mettent l’emphase sur la proactivité et non la réactivité.
Sortir des sentiers battus, voilà ma posture pour m’affranchir de la pensée positiviste hégémonique et homogénéisante.
- « Le pape accuse les manuels scolaires français de propager la "théorie du genre" », Le Monde, dépêche de l’AFP, le 3 octobre 2016. En ligne : http://www.lemonde.fr/religions/article/2016/10/03/le-pape-accuse-les-manuels-scolaires-francais-de-propager-la-theorie-du-genre_5007002_1653130.html ↵
- Écouter cet extrait d’entretien avec l’historien Pascal Blanchard dans l’émission de Karine Le Marchand, Les Tabous de…, France 2, le 31 octobre 2007. En ligne : https://www.youtube.com/watch?v=qVmb7NWxRPI ↵
- Terme ajouté par l’auteur. ↵
- Formule latine forgée par le philosophe espagnol Gómez Pereira en 1554. D’après « Cogito ergo sum », Wikipédia. En ligne : https://fr.wikipedia.org/wiki/Cogito_ergo_sum ↵
- « Paradigm of the One » : expression que j’ai traduite par « paradigme de l’unicité ». ↵
- Pietro Milici est un photographe pigiste italien basé aux États-Unis, qui travaille pour des organisations européennes et américaines. ↵