I. AUX ORIGINES DE L’EUROCENTRATION DU SYSTÈME SCOLAIRE HAÏTIEN

Si vous voulez détruire un pays, inutile de lui faire une guerre sanglante qui pourrait durer des décennies et coûter cher en vies humaines. Il suffit de détruire son système d’éducation et d’y généraliser la corruption. Ensuite, il faut attendre vingt ans et vous aurez un pays constitué d’ignorants et dirigé par des voleurs. Il vous sera très facile de les vaincre », nous enseigne un célèbre adage chinois.
— « Quand la corruption déstabilise une nation » (1ère Partie). Tribune anonyme parue le 2 mai 2016 dans Le Nouvelliste. En ligne[1].

 

Un proverbe africain soutient que « S’il n’y a pas d’ennemi à l’intérieur, alors l’ennemi à l’extérieur ne peut pas nous atteindre. » C’est cette phrase qui vient à l’esprit…
— Youssouf Bâ, « À rebours de l’histoire ou les vestiges d’une jeunesse pervertie et dépassée », Le Faso, le 28 août 2014. En ligne[2].

 

Indépendante depuis 1804, Haïti est demeurée dans le même schéma éducatif colonial. Le Concordat de 1860 officialise en effet la mainmise de la France sur le système scolaire haïtien, avec l’aide agissante de l’Église catholique et des groupes sociaux haïtiens dominants et de leurs gouvernements successifs. Et, comme le souligne Dennis Masaka (2016, 41-42), la supériorité du mythe européen entraine, d’une part, la domination du paradigme épistémologique eurocentrique et, d’autre part, l’épistémicide[3] des connaissances locales qui sont dénigrées, voire supprimées[4].

En conséquence, mon objectif est de mettre en évidence la « mauvaise éducation formelle » (Woodson 1933 et Nweke 2019) des Haïtien·ne·s et leur zombification à travers le système d’éducation mis en place depuis cette période, et qui constitue un véritable Pèlen-tèt (Piège mental[5]). En d’autres termes, l’école haïtienne est restée un lieu de manipulations psychologiques, à travers non seulement le curriculum officiel mais aussi le curriculum caché, permettant de réaliser un contrôle mental pour acculturer, voire assimiler les apprenant·e·s haïtien·ne·s. Dans la pensée de l’historien et activiste Walter Rodney (1943-1980), cette « école [néo]coloniale [est] une éducation à la subordination, à l’exploitation, à la confusion mentale et au développement du sous-développement » (Rodney 2011 [1972], 241), et ajoutons que celle-ci représente non seulement un lieu d’enfermement – selon une expression foucaldienne – dans la pauvreté pour les groupes défavorisés, mais aussi une voie de garage, car l’éducation comme ascenseur social n’est alors plus qu’un mythe, pour reprendre la quatrième de couverture du Que sais-je? de Georges Felouzis (2020) sur les inégalités scolaires.

Avant 1860 : dans la continuité d’un modèle éducatif colonial

Le premier jalon pour comprendre l’eurocentrisme du système scolaire haïtien actuel trouve son origine dans le modèle éducatif colonial qui n’a été remis en question ni par Toussaint Louverture, ni par Dessalines, et encore moins par le premier président de la République d’Haïti, Alexandre Pétion et son successeur Jean-Pierre Boyer. Ce commentaire de Kathia Ridoré (2009, en ligne), dans son mémoire de sortie, illustre bien la situation de l’école haïtienne :

Le modèle d’organisation du système éducatif que nous avons aujourd’hui, a sa base profonde dans le passé colonial et les valeurs qui régissaient son organisation, car jusqu’à aujourd’hui aucune volonté de rupture n’a été manifestée de la part de l’élite dirigeante pour transformer l’éducation et l’adapter aux besoins de la majorité des citoyens.

Charles Tardieu-Dehoux (1990) fait commencer la gestation de l’éducation en Haïti avec Toussaint Louverture et l’article 68 de la Constitution de 1801 qui stipule que « toute personne a la faculté de former des établissements particuliers d’éducation et d’instruction pour la jeunesse sous l’autorisation et la surveillance des administrations municipales ». Le projet éducatif de Toussaint Louverture, faisant appel « aux idéologies européennes pour bâtir son système d’éducation » (Tardieu-Dehoux 1990, 128), repose ainsi sur l’instruction et la religion (catholique), pour socialiser les esclaves à « leur nouvelle condition de travailleurs libres ». Tardieu-Dehoux affirme même que les programmes étaient importés d’Europe et il précise que l’influence française était également présente à travers les bourses d’études offertes aux Haïtien·ne·s.

Dans la Constitution impériale de 1805, Jean-Jacques Dessalines accordait pour sa part peu de place à l’éducation car, comme le souligne Pierre Délima (2011, 165), il avait prévu une école publique par division militaire, soit six écoles placées dans la ville principale de chacune des six divisions militaires. L’instruction publique se trouvait ainsi noyée dans le lot des dossiers portés par le ministre des Finances et de l’Intérieur, selon Délima (2011, 167) qui s’interroge d’ailleurs sur la création effective de ces six écoles. Dans le chapitre IX du décret du 30 août 1805[6], Dessalines avait quand même fixé le coût des institutions privées. Edner Brutus (1948), cité par Kathia Ridoré (2009), souligne toutefois que, malgré la fixation des coûts de scolarité par Dessalines, ces écoles particulières car considérées comme privées « étaient plutôt abordables aux enfants des familles bénéficiant d’un certain revenu ».

Cependant, rappelons ici que le roi Henri Christophe, premier réformateur de l’éducation en Haïti, avait tenté de rompre avec le colonialisme français en indiquant dans son ordonnance du 1er janvier 1819 (Délima 2012, 272) que « l’enseignement se [ferait] dans les deux langues : anglaise et française » (article 10) et en faisant venir la British and Foreign School de Londres pour organiser le système éducatif dans le Nord (Tardieu-Dehoux 1990, 130; Délima 2012, 176). Le roi Christophe fit ainsi appel aux Anglais, ennemis historiques des Français (Délima 2012, 176), pour faire des Haïtiens « un peuple civilisé » selon le modèle anglais, en adoptant non seulement « leurs manières et leurs habitudes », y compris « la culture de la littérature anglaise », mais aussi « la religion anglicane » (Léon 1945, 165, cité par Tardieu-Dehoux 1990, 130 et Délima 2012, 177). Cette volonté de rupture complète et totale avec les anciens maîtres français sous le règne du roi Christophe sera mise en œuvre par l’arrivée de cinq maîtres anglais pour former des instituteurs haïtiens, ouvrir des écoles lancastériennes dans le royaume, et de deux universitaires (dont un pasteur anglican) pour diriger le Collège royal. Or, en fait, le souverain allait, comme dit l’adage, « tomber de Charybde en Scylla ».

Pour mieux comprendre l’orientation eurocentrée d’Alexandre Pétion, président de la République haïtienne de 1807 à sa mort en 1818, il est important de rappeler son implication – ô combien importante – dans la conception et la mise en œuvre de ce qu’on a injustement dénommé « la dette de l’indépendance d’Haïti ». À cet effet, Jean-François Brière (2007, 72) a mis en lumière son rôle, à savoir :

Ni l’idée de l’indemnité, ni celle, semble-t-il, de l’ordonnance ne sont venues des Français. C’est le président de la République haïtienne, Alexandre Pétion, qui proposa en 1814 à l’émissaire français Dauxion-Lavaysse qu’Haïti verse une indemnité aux colons pour la perte de leurs propriétés afin de mettre fin aux pressions exercées par ceux-ci pour une reconquête de l’ancienne colonie française.

Sous Pétion, rapporte Tardieu-Dehoux (1990, 131), la présence étrangère est de plus en plus manifeste dans le curriculum et sans un contrôle de l’État. En attestent la présence de la Société lancastérienne de Londres et d’écoles créées et entretenues soit par des étrangers, soit par des Haïtiens formés à l’étranger.

Cet autre rappel historique sur les menées inqualifiables des dirigeants haïtiens fait par Brière (2007, 72) mérite d’être rapporté ici. Pour poursuivre l’œuvre de Pétion, autrement dit le retour d’Haïti dans l’orbite française, le président haïtien Jean-Pierre Boyer « demanda en 1824 que la reconnaissance de l’indépendance haïtienne se fasse au moyen d’une ordonnance du roi de France, évitant ainsi tout débat ou ratification du texte — et donc son blocage possible — par les chambres françaises et par le Sénat haïtien ». Tardieu-Dehoux (1990, 134) souligne qu’avec Boyer, l’omniprésence étrangère allait devenir plus prégnante dans les programmes importés d’Europe, avec la prise en charge de l’éducation par des Anglais·es et des Français·es et la présence accrue d’Haïtien·ne·s ayant étudié à l’étranger. Délima (2012, 183) quant à lui signale que la religion catholique sous Pétion avait une forte emprise sur l’éducation avec la même orientation qu’à l’époque coloniale : maintenir les ancien·ne·s esclaves dans la soumission à leur sort, eu égard à la couleur de leur peau.

À noter que c’est sous le gouvernement de Charles Rivière Hérard (1843-1844) qu’est créé le premier ministère de l’Instruction Publique en Haïti, confié à Honoré Féry dont les déclarations, rapportées par Tardieu-Dehoux (1990, 136) et tirées d’Edner Brutus (1948), montrent clairement les pensées eurocentrées qui animent les représentant·e·s des classes dominantes d’alors, comme la « place honorable » qu’occuperait Haïti parmi les nations dites civilisées et dans leur estime en adhérant à la morale religieuse, surtout catholique. 

Après 1860 : la mise en place du « régime néocolonial »

Les premiers dirigeants haïtiens ont joué un rôle actif dans cette mainmise coloniale française sur le pays. Les propos de l’écrivaine Yanick Lahens sur les ondes de Radio Canada, à l’occasion des dix ans du séisme du 12 janvier 2010 en Haïti, viennent jeter une lumière crue sur le rôle de l’élite haïtienne dans la mise en place d’un régime néocolonial, une élite qui « va prendre le pouvoir [et] va continuer quand même à reproduire le seul modèle […] qui reproduisait le colonialisme. En Haïti, on a un néocolonialisme depuis l’indépendance »[7]. Ce néocolonialisme a contribué au maintien d’Haïti dans l’orbite de la France sur le plan culturel, et son intégration – après l’occupation américaine – dans la sphère étatsunienne.

Gaspard-Théodore Mollien, l’instigateur de la « refrancisation » d’Haïti

Lire Jean-François Brière (2007, 74) permet de saisir comment s’opère la mise en place d’un « régime néocolonial » en Haïti à partir de 1860, avec la signature du Concordat. Après la « normalisation » forcée des relations entre Haïti et la France en 1825, Gaspard-Théodore Mollien, consul général et chargé d’affaires de France à Port-au-Prince, joue un rôle actif pour arrimer définitivement Haïti dans le giron français. Selon Brière (2007, 74-75), Mollien propose la mise en œuvre d’une politique culturelle visant à maintenir la prépondérance française en Haïti, en « ménage[ant] les mulâtres qui représentent de précieux auxiliaires » de la France. Cette attirance doit se faire grâce à « l’envoi d’enseignants et de prêtres [français] pour maintenir et développer l’influence de la culture française (…) [passant] par la consommation des produits de notre industrie ». Il faudrait, dit-il, « créer un journal français en Haïti devant servir nos projets d’influence et de suprématie », mais en veillant à ce qu’il soit dirigé par un Noir.

Cette politique de « refrancisation » mise en place par Mollien fera d’ailleurs école dans les nouvelles colonies africaines. La mainmise des puissances européennes sur la culture des peuples africains peut se résumer à cette réflexion de l’évêque catholique Joseph Shanahan, lors de sa mission au Nigeria de 1902 à 1932 : « ceux qui contrôlent l’école, contrôleront le pays, sa religion [et] son avenir » (Flanigan 2012, 24).

François-Élie Dubois, le « ministre de l’Instruction religieuse »

La politique de la présidence de Fabre Geffrard ne va pas échapper aux pratiques des gouvernements antérieurs et sera même qualifiée de « triangulaire » par Tardieu-Dehoux (1990, 137), campant ainsi le contexte avant la signature du Concordat avec le Vatican en 1860 :

En premier lieu, viennent les bourses d’études en France offertes par l’État haïtien. En deuxième lieu, le recours à des professeurs laïcs étrangers pour combler un nombre important de postes. Enfin, la remise de l’instruction publique des masses aux paroisses et aux curés. Donc, une prééminence de l’étranger.

Et Tardieu-Dehoux de souligner plus loin le rôle du nouveau ministre de l’Instruction publique, François-Élie Dubois (de janvier 1860 à août 1861) qui avait clairement formulé ses intentions : « J’ai dit que je n’admettrai jamais que l’instruction classique doive marcher sans l’instruction religieuse. Et, (…) si j’étais forcé de choisir (…) je voterais en faveur de l’instruction religieuse » (Dubois 1867, 334, cité par Tardieu-Dehoux 1990, 137).

Pour préciser sa pensée, Dubois tenait, dans la circulaire du 4 février 1860 aux membres des commissions de l’Instruction publique (Délima 2012, 315), « (…) à ce que les élèves de tous les établissements soient conduits, une fois par semaine, sous la surveillance spéciale d’un professeur ou d’un maitre de quartier ou d’une sous-maitresse, à l’église, où ils entendront, avec tout le recueillement nécessaire, la parole évangélique du curé de la paroisse ».

Et Tardieu-Dehoux (1990, 139) de renchérir sur le parti pris pro-catholique et européen du ministre de l’Instruction publique et des Cultes qui ira jusqu’à écrire (1867, 343) : « Le développement donné à l’instruction publique va résoudre bien des questions […] la justice a été organisée […] la religion est régularisée. La venue de bons prêtres est tout ce qui manque ». En février 1860, F.-É. Dubois ose même « espérer que l’accord avec la Papauté permettra de mettre en place un clergé haïtien instruit, et donc d’achever « l’œuvre de civilisation » initiée par le gouvernement » (Delisle 2003, 21).

Un clergé « néocolonial » breton

Suivant sa logique, le 10 mai 1860, le secrétaire d’État de la Justice, des Cultes et de l’Instruction publique F.-É. Dubois cosigne, avec son collègue des Relations extérieures, Victorin Plésance, le Concordat entre le Vatican et Haïti. Par cet acte, Haïti va passer du statut de « France noire » du temps de la colonisation, telle que décrite par Michel Joseph (1997, chapitre V), à celui de « Bretagne noire » dont rêvait le clergé breton établi en Haïti (Delisle 2003) sous le régime néocolonial. Dans son chapitre consacré au « catholicisme, emblème de la civilisation occidentale », Delisle (2003, 18) rend compte des attitudes des élites et dirigeants haïtiens de l’époque, qui « font figure de produits de l’ordre mondial dont ils affichent et vantent l’opulence, les manières de penser et agir » (Nkonko 1985, 18). Pour ces élites, la venue de prêtres (ibid., 19-21) va favoriser la diffusion à grande échelle de la civilisation européenne considérée comme la « civilisation supérieure, (…) le modèle à suivre ». Dans cet ordre d’idées, deux historiens haïtiens de l’époque, Beaubrun Ardouin et Joseph Saint-Rémy, s’illustrent en présentant « le continent noir comme un foyer d’archaïsme et considèrent que les usages qui en sont issus doivent être bannis d’Haïti. Pour sa part, Beaubrun Ardouin affirme [même] que le vaudou contribue à enraciner la ‘barbarie’ au sein des masses [haïtiennes] ».

Delisle (2003, 23) rapporte que le Concordat est aussi vu dans le journal officiel Le Moniteur haïtien – consacré au premier archevêque de Port-au-Prince, nommé par Pie IX, un Breton de Lesneven, Mgr Testard du Cosquer – comme une possibilité pour le développement économique d’Haïti :

Espérons que, sous la douce et puissante influence de la Religion catholique, notre pays avancera de plus en plus vers la civilisation, que l’instruction se répandra et que le commerce et l’industrie prendront chaque jour de nouveaux développements[8].

Dans ses mémoires (1867, 182), F.-É. Dubois rapporte ce passage très édifiant sur la « colonialité de l’être haïtien », lors du vote au Parlement haïtien de l’époque sanctionnant le dit concordat par la voix du sénateur Lamothe qui déclare :

[qu’il] aidera à la propagation de la morale universelle, de la morale chrétienne. L’influence du christianisme anéantira toutes ces doctrines, tous ces cultes antireligieux qui sont aussi opposés à la vraie religion qu’aux principes de notre pacte social.

Ceci montre d’une part, comment la christianisation a impacté négativement les consciences des élites haïtiennes et, d’autre part, a provoqué simultanément un épistémicide mis en évidence dans leurs discours virulents par le rejet du vodou. Il ne fait aucun doute que ces élites sont fortement acquises à la cause occidentale, et plus particulièrement à celle de l’ancienne métropole, au détriment de leurs origines africaines.

C’est dans ce contexte que débarquent des « missionnaires bretons à la conquête de la ‘République noire’ », pour reprendre le titre d’un article de Philippe Delisle (2010, en ligne). Le contexte haïtien d’alors ressemble fort à ce qui a été vécu dans les territoires colonisés et christianisés par les Européens en Afrique, ce qui fait écrire à Nkonko (1985) qu’on est face à un « christianisme de guerre » ou une « christianisation policière » pour réaliser « un dressage européocentrique »[9] des indigènes, des nationaux racialisés, fait de dénigrement de l’individu et de son pays.

Delisle (2010, 2) mentionne que cet « esprit de conquête » est renforcé par « l’identité [très] bretonne » qui caractérise le clergé déployé en Haïti. Or, signale Delisle (2010, 2), les religieux·ses breton·ne·s envoyé·e·s en Haïti rêvent :

d’imposer au peuple haïtien des normes de conduite strictes (…) [et son] clergé (…) semble vouloir construire dans la grande île la société « toute chrétienne » que la France républicaine n’accepte plus…

Cette prééminence de la Bretagne en Haïti de 1864 à 1920 a été mise en exergue par Michel Joseph (1997, paragraphes 70-71), dans les statistiques ci-dessous :

Provenance des religieux français arrivant en Haïti (Source : Joseph, 1997)
France Bretagne Autres diocèses
Curés ou vicaires 36 17
Prêtres 148 11
Évêques 12 0
Archevêques 4 0

Michel Joseph (1997, chapitre V) fait remarquer qu’« en 1940, la Bretagne avait donné à l’Église d’Haïti 564 prêtres séculiers, 30 montfortains, 16 spiritains, plus de 400 frères de Ploërmel (de l’Instruction chrétienne), 250 filles de la Sagesse et 85 sœurs de Saint-Joseph de Cluny ». Delisle a souligné que cette prépondérance des religieux·ses breton·ne·s a fait ressortir le rêve de faire d’Haïti une « Bretagne noire » dans son livre sur le catholicisme en Haïti (2003).

Il est important de noter que ces religieux·ses ont été formé·e·s pour la plupart au séminaire colonial tenu à Paris par les Pères du Saint-Esprit. Ce séminaire avait pour mission de préparer « un corps spécial de fonctionnaires (…), [un] ensemble de [religieux] chargés de l’administration spirituelle des ‘Vieilles Colonies’ », écrit Joseph (1997, paragraphe 33) qui précise que « pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle, cette société religieuse [les Pères du Saint-Esprit] s’était orientée insensiblement vers la préparation d’un clergé colonial. Ce fut exclusivement en vue des missions coloniales qu’en 1816 elle reçut de Louis XVIII l’autorisation de reparaître. » (paragraphe 19). En outre, ces religieux catholiques, en majorité bretons, envoyés dans la Caraïbe sont considérés par Mgr. Kersuzan comme servant « l’influence française » (Delisle 2003, 30). Ceci fait dire à Delisle (2003, 18) que le « catholicisme est l’emblème de la civilisation occidentale ». En conséquence, ces missionnaires bretons sont venus non seulement implanter leur modèle éducatif français en Haïti (François 2013 : 57), mais aussi la culture française et « l’instrument de colonisation, le plus sûr [la francisation] » (Lehmil 2007, 85), entrainant ainsi une assimilation passant par l’acculturation des élites locales. 

Interventionnisme linguistique et répression langagière et épistémique

Comme le souligne Tardieu-Dehoux (1990 : 141), l’éducation a été confiée par les « élites » et dirigeants haïtiens « au clergé étranger, catholique et surtout breton ». Et le français et la culture française ont dès lors occupé toute la place, avec l’interventionnisme linguistique mis en place par les écoles congréganistes, protestantes et même laïques.Cet interventionnisme était délibérément dirigé contre le créole; le français devenant la seule langue autorisée dans les écoles. L’abbé Grégoire a signalé que « les nègres de nos colonies » parlent « une espèce d’idiome pauvre », [de patois] qu’il affilie à « la langue franque »[10].

Les établissements scolaires haïtiens ont ainsi été soumis à une politique de terreur linguistique avec la mise en place de dispositifs punitifs comme l’usage de jetons, le recopiage d’une centaine de fois de phrases du genre « je ne dois pas parler créole en classe et sur la cour de récréation. Je dois apprendre à m’exprimer en classe ». En 1897, un certain M. Dosimont[11], inspecteur d’académie en Bretagne, fit une déclaration qui trouverait bien sa place dans le contexte scolaire haïtien en remplaçant le terme « breton » par celui de « créole » : « Un principe qui ne saurait jamais fléchir : pas un mot de breton[créole]en classe ni dans la cour de récréation. »

Louis Auguste Joint (2006, 139 et 418) rapporte ce qui suit dans son ouvrage Système éducatif et inégalités sociales en Haïti pour illustrer la « domination épistémique » (Kerr 2014) régnant dans les trois écoles qu’il a étudiées. Celles-ci utilisent le « jeu des jetons » en obligeant les pair·e·s à donner un jeton à celui·celle surpris·e en train de parler créole dans la cour de récréation. Ce système de jetons peut avoir de graves conséquences telles une punition à la fin des cours ou pire, la diminution des notes de certaines matières dans le bulletin scolaire, affectant ainsi la moyenne générale, et même l’usage du fouet/violence physique[12]. Joint (2006, 418) mentionne également le cas d’une enseignante qui s’arroge le droit de ne pas répondre aux élèves ou de les regarder avec un air de mépris, voire d’adopter un comportement humiliant en les rabaissant pour avoir osé parler créole. Ce qu’il qualifie de violence du silence ou de violence symbolique. Il parle même d’aliénation culturelle dans l’usage des jetons, symboles de l’interdiction du créole. Cette répression langagière et épistémique a pour effet de terroriser les élèves – comme la terreur linguistique en France en 1794 contre l’usage du breton. Cela favorise, écrit Joint (2006, 418), « chez les élèves : l’espionnage, la méfiance, le mutisme et le blocage du langage– entrainant une inhibition verbale (Chevry 1990)[13] »; ceci incite également au mépris de la langue maternelle – le créole – et « la part culturelle qu’elle véhicule » (Joint 2006, 140). Cette citation de Fanon (2015 [1952], 16) illustre bien la situation du « Noir antillais [qui] sera d’autant plus blanc, c’est-à-dire se rapprochera d’autant plus du véritable homme, qu’il aura fait sienne la langue française ».

Somme toute, je peux affirmer, en reprenant Mukendi Nkonko (1985), que de tels mécanismes – humiliations diverses, mépris, coups, insultes – mis en place dans les écoles ont pour effet « d’avilir les victimes, de leur ôter le sens de leur dignité et de leur fierté ». Philippe Braud (2004), cité par Xavier Crettiez (2008), va dans le même sens en reliant la « violence symbolique » et les souffrances psychologiques et physiques à la « dépréciation identitaire » et « l’ébranlement des repères ». En empruntant à Albert Memmi (1957, 103) ce terme de « repétrissage » du néocolonisé que permettent les procédés précités éclaire sur l’ampleur de la déshumanisation des élèves formé·e·s à l’école haïtienne.

Sur la base des résultats d’études menées sur l’éducation et le colonialisme, Pierre W. Orelus (2010) montre comment, par le biais de l’enseignement et des médias de masse, les personnes néocolonisées ont été mal éduquées, afin d’intérioriser et de reproduire les valeurs, croyances et normes occidentales au détriment des leurs. De même, Hickling-Hudson et Mayo (2012, 3), paraphrasant Thiong’o, affirment qu’« en tant que terrain de lutte, l’éducation est un vecteur essentiel pour la ‘colonisation de l’esprit’ ». Et l’un des résultats de cette « mauvaise éducation » (Woodson 1933) ou, mieux, de cette « mauvaise éducation formelle » (Nweke 2019) est la domestication de la conscience et de l’esprit par une structure éducationnelle sous contrôle extérieur. Comme le soutient Macedo (1993, 36), ce modèle néocolonial de domestication qui frise la « stupidification » ne fournit aucun espace réel pour le développement de la pensée critique et indépendante et constitue une « fabrique du consentement » ou mieux une « fabrique de zonbi ».

Forme scolaire et colonialité de l’être haïtien

Louis Auguste Joint (2006 : 304, 310 et 329), en étudiant le cas des écoles catholiques en Haïti, a mis l’accent sur la « forme scolaire », très présente dans ces établissements. Il a mis en relation cette notion avec l’« idéologie de la méritocratie (…) qui légitime la sélection sociale » et « la relation pédagogique ». En outre, il a mis aussi l’emphase sur d’autres éléments [critères d’une bonne éducation (p. 314-315); pratiques disciplinaires (p. 352)] qui sont constitutifs de la forme scolaire qui, selon Thérèse Thévenaz-Christen (2008, 303), « désigne à la fois le mode de relation entre enseignant et élèves, le rapport, réglé et raisonné, aux objets à apprendre et la visée formatrice d’ensemble ».

Par ailleurs, Joint (2006, 415) souligne « la préférence du français, langue de lecture et de l’écriture [et] de distinction sociale » dans ces établissements scolaires. Or, Bernard Lahire (2008, 236) attire l’attention sur le lien entre la « forme scolaire » et la « scripturalisation des savoirs » dont découle une double lecture : politique (comme forme d’exercice du pouvoir) et cognitive (maîtrise de la « langue écrite »). Cette « forme particulière d’exercice du pouvoir » inscrite dans la forme scolaire, répandue dans les anciennes colonies et les nations dominées, en particulier en Haïti, permet de faire le lien avec la colonialité. Pour Irène Pereira (2018, 39), « cette colonialité du pouvoir de la forme scolaire constitue un enjeu [majeur] dans de nombreuses parties du monde [les pays périphérisés] » et « participe du processus de colonisation du quotidien de chacun·e par la rationalité formelle ». Et de reprendre à mon compte cette phrase de Walter Rodney (1972 : 241) au sujet de l’école coloniale, pour affirmer que l’école haïtienne néocoloniale « est une éducation à la subordination, à l’exploitation, à la confusion mentale et au développement du sous-développement ».

Il est important d’étudier par ailleurs la relation entre forme/norme scolaire dont fait état Joint (2006) dans sa recherche, et ce système de règles non explicitées visant à inculquer aux apprenant·e·s un certain nombre de normes, afin de maintenir un ordre inégalitaire, injuste de choses[14] et faire ressortir les effets cognitifs sur la scolarisation, en normant les comportements des apprenant·e·s dans l’alignement de la colonialité. Il appert donc, à la lumière des explications précédemment fournies, que l’éducation en Haïti a fait et fait partie de l’agenda néocolonial (« refrancisation » d’Haïti), car elle a été remplie d’idéologies représentant une perspective fondamentalement eurocentrique, tant dans la forme (scolaire) que dans le fond (imposition du français et répression langagière). Il est important de rappeler ici cette réflexion du Dr. Jean Price-Mars (1928 : 10) qui résume tout ce qui a été dit précédemment :

la communauté nègre d’Haïti revêtit la défroque de la civilisation occidentale au lendemain de 1804. Dès lors, avec une constance qu’aucun échec, aucun sarcasme, aucune perturbation n’a pu fléchir, elle s’évertua à réaliser ce qu’elle crut être son destin supérieur en modelant sa pensée et ses sentiments, à se rapprocher de son ancienne métropole, à lui ressembler, à s’identifier à elle. Tâche absurde et grandiose! Tâche difficile, s’il en fut jamais!

Enfin, pour faire le lien avec le prochain chapitre, il est utile de rappeler ici une citation de Ngugi wa Thiong’o, reprise par Hickling-Hudson et Mayo (2012, 3), qui garde tout son sens, en y rajoutant tout simplement le préfixe néo-, car la réalité actuelle y est en pleine conformité :

Le colonialisme a imposé son contrôle de la production sociale des richesses par la conquête militaire et la dictature politique subséquente. Mais l’arme la plus importante du colonialisme, c’est la domination de l’univers mental des colonisés, leur contrôle à travers la culture, leur perception d’eux-mêmes et de leur relation au monde. Le contrôle économique et politique ne peut jamais être complet ou efficace sans ce contrôle mental. Contrôler la culture d’un peuple, c’est contrôler ses mécanismes de la définition de soi en relation avec les autres.


  1. https://lenouvelliste.com/article/157957/quand-la-corruption-destabilise-une-nation-1re-partie
  2. http://lefaso.net/spip.php?article60586
  3. Un épistémicide fait référence à la destruction partielle de l’épistémologie des peuples opprimés et colonisés.
  4. Après avoir été expérimenté à Saint-Domingue, ce modèle éducatif colonial eurocentrique, reposant sur les services de missionnaires, a été exporté vers les colonies africaines (Lucas Wandela 2014, 24; Masaka 2016, 48).
  5. Je reprends ici à mon compte le titre de la pièce de théâtre de l’écrivain haïtien Frankétienne, parue en 1978. À ce propos, lire Lucas 2013.
  6. Lois et actes sous le règne de Jean-Jacques Dessalines (1758-1806). University of Florida Digital Collections, p. 132. En ligne : https://ufdc.ufl.edu/AA00000636/00001/133j
  7. Yanick Lahens : « En Haïti, on a un néocolonialisme depuis l’indépendance », entrevue avec Ahmed Kouaou, Radio Canada, le 8 janvier 2020. En ligne : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1441729/yanick-lahens-haiti-pauvrete-histoire-colonialisme-seisme
  8. Le Moniteur haïtien, samedi 18 juin 1864.
  9. Un tel dressage rejoint le terme de « blanchiarcat » créé par des femmes noires de nationalité française dans le but de déconstruire ce que certain·e·s appellent la « centralité blanche ». Voir le blogue « Plumes Noires de France ». En ligne : https://plumesnoiresdefrance.wordpress.com/2017/12/30/sororite-2-0/.
  10. Leclerc, Jacques. 2017. « La politique linguistique du français ». Chaire pour le développement de la recherche sur la culture d'expression française en Amérique du Nord (CEFAN). Université Laval. En ligne : http://www.axl.cefan.ulaval.ca/europe/france-2politik_francais.htm
  11. Ibid.
  12. Ces informations m’ont été fournies lors d’échanges avec d’anciens élèves.
  13. Chevry-Ezelin, Ellène. 1990. Créole et inhibition verbale. Évolution de l'inhibition verbale chez des enfants guadeloupéens de 4-7 ans, Mémoire de D.U.L.C.R. (Diplôme Universitaire de Langues et Cultures Régionales), sous la direction de M. Alain Dorville, juillet 1990, Pointe-à-Pitre, Guadeloupe. En ligne : https://www.potomitan.info/travaux/espacecreole/inhibition.htm
  14. Ce corpus est appelé « curriculum caché » (Ahwee et al. 2004) ou « curriculum nul » (Eisner 1985) ou « curriculum shadow » (Uhrmacher 1997) ou « code restreint/code élaboré » (Bernstein 1975) ou encore « habitus/codification » (Bourdieu 1986).

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Critique décoloniale de l'école haïtienne Droit d'auteur © 2022 par Jacques-Michel Gourgues est sous licence License Creative Commons Attribution - Partage dans les mêmes conditions 4.0 International, sauf indication contraire.

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