II. LE CURRICULUM HAÏTIEN ÉPISTÉMIQUEMENT EUROCENTRÉ, POLITIQUEMENT OCCIDENTALISÉ
Les systèmes éducatifs sont nécessairement ancrés et reflètent les structures existantes du pouvoir de l’État, de l’autorité religieuse, des relations entre les sexes ou de la domination raciale/ethnique. Ainsi, alors que l’éducation est proclamée ouverte à tous, dans la pratique, certaines couches de la population sont mal desservies.[1]
— Carolyn Baylies et Janet Bujra (1990)
Les idéologies d’éducation sont également des idéologies de classes.
— Basil Bernstein (2007 [1975], 91)
Ce chapitre vise, d’une part, à présenter une définition de l’eurocentrisme ou mieux du « canon épistémique eurocentrique » (Mbembe 2015) avec ses caractéristiques (James 2005; Handelsman 2011 et sur le site Indigenous Corporate Training Inc.) et, d’autre part, sur la base de ces caractéristiques, à faire ressortir les signes eurocentriques dominants dans le curriculum de l’école fondamentale haïtienne. Dans mon livre sur les manuels scolaires haïtiens (2016), j’ai clairement mis en évidence cette hégémonie de l’épistémologie occidentale et de l’éducation eurocentrique dans les savoirs à travers leurs contenus qui font croire aux Haïtien·ne·s qu’ils-elles sont des subalternes et l’Occident, l’ancien colon en particulier, « le maitre français », détenteur de la vérité. Dans les manuels scolaires, on retrouve aussi ce que la Commission nationale consultative des droits de l’homme en France (CNCDH) appelle la « symbolique des couleurs dans laquelle le sombre est synonyme de mal, par opposition à une supposée pureté du blanc »[2]. Je dirais avec Paraskeva et Steinberg (2016, 261) que « le curriculum [américano-eurocentré de l’école, campé ci-après] n’est pas innocent dans cette tragédie socio-[politique] » vécue par la société haïtienne actuelle.
Eurocentrisme/occidentalisation : définition et éléments structurants dans un curriculum eurocentrique
Au lieu de définir l’eurocentrisme, j’ai décidé de reprendre le concept de « canon épistémique eurocentrique » qui sonne plus fort comme le « coup de canon » qui balaie tout sur son passage! Mais qu’est-ce qu’un canon eurocentrique[3] pour Achille Mbembe (2015, 9)? Pour ce canon, la vérité est l’apanage des traditions épistémiques occidentales, ignorant – dans la pratique – les épistémologies des Suds. Il appert que, dans la vision occidentale, le·a connaisseur·e est détaché·e du connu, d’où la division entre l’esprit et le monde, ou entre la raison et la nature comme a priori ontologique. Le sujet connaissant peut parler du monde qui l’entoure sans en faire partie et peut prétendre produire des connaissances, dites universelles, indépendantes du contexte et, devenant, de facto une pensée hégémonique avec des cadres d’interprétation propres dominant, rejetant et réprimant tout ce qui est envisagé de l’extérieur de ces cadres.
Les caractéristiques clés du curriculum eurocentrique
Les caractéristiques ci-dessous, issues des travaux de James (2005), Handelsman (2011) et des réflexions du site Indigenous Corporate Training Inc., m’ont servi de cadre de travail pour analyser et interpréter l’orientation eurocentrée du curriculum de l’école fondamentale haïtienne/programme détaillé des trois cycles.
Terrence A. James (2005, 161) a conçu la matrice ci-après mettant en évidence six caractéristiques eurocentriques prioritaires du curriculum, basées sur des revues de la littérature concernant trois champs (africentrique, eurocentrique et multiculturel) et sur les points de vue de leurs défenseurs.
1. Définition de curriculum La manière dont chaque représentant définit le curriculum. |
Un curriculum eurocentrique est traditionnellement centré sur la discipline et fournit un cadre de référence où les phénomènes liés à l’éducation, tels que l’histoire, les sciences humaines, les sciences, les arts, les valeurs ou les influences culturelles sont mis en valeur, vus et enseignés depuis la perspective européenne (Bennett 1999, cité par James 2005). Celle-ci se traduit par une épistémologie positiviste et une approche idéologique conservatrice pour construire la connaissance (Handelsman 2011). |
2. But du curriculum Le point de vue du défenseur de l’objectif du curriculum basé sur l’intention et le résultat désiré. |
Le programme cherche à mettre l’accent sur l’étude de la civilisation occidentale, y compris, ses héros·ïnes, ses événements héroïques, ses leaders politiques, révolutions, guerres, expansion vers l’ouest, ses lois et certaines non-cultures occidentales et événements. |
3. Accent clé du cursus Le point de vue majeur du défenseur est de distinguer les attributs ou les caractéristiques des programmes d’études. |
L’accent principal est mis sur les attentes, un plan structuré pour l’apprentissage, un flux de connaissances cohérentes d’un grade à l’autre, suite à une vision commune entre les directions et le corps enseignant et ce que les enfants doivent apprendre chaque année. |
4. Relation avec les objectifs pédagogiques ou prise de décision au niveau du programme d’études Expliquer les buts spécifiques, priorités et domaines de succès et d’échec. |
La relation avec les objectifs pédagogiques comprend les éléments suivants: apprendre aux enfants comment penser par soi-même, répondre aux questions, résoudre les problèmes, apprendre à argumenter et proposer des alternatives. Aider ces derniers à développer des habitudes mentales et des traits de caractère prisés dans la société occidentale pour préparer qu’ils entrent dans la communauté des adultes responsables; au lieu de prescrire ce qui est académiquement important et tenir un plan structuré d’apprentissage. |
5. Critères du curriculum pour juger de la maîtrise des habiletés Normes pour déterminer la maîtrise de l’apprentissage attendu ou des habiletés. |
Les critères du curriculum pour juger de la capacité et la maîtrise évoluent autour de tests normalisés et intégrés, sélectionnent l’histoire et les faits historiques, les compétences en écriture, les connaissances techniques, juridiques et ethniques, et les normes et valeurs concernant la culture majoritaire. |
6. Implications du curriculum Les explications sur la structure, les procédures et le contenu du programme d’études. |
Les implications du programme eurocentrique appellent à donner la priorité aux universitaires, à fixer des normes élevées mais atteignables, à enseigner des compétences fondamentales, des connaissances générales sur des personnes importantes, des idées, des événements et des procédures, ainsi que les procédures découlant d’un format traditionnel/eurocentrique. |
Pour sa part, le site du groupe amérindien Indigenous Corporate Training Inc (2016) aborde le sujet sous l’angle de la vision du monde des sociétés autochtones et occidentales dont il dégage huit différences fondamentales[4]. Cette représentation concerne les membres d’un groupe ou d’une communauté, partageant un ensemble de croyances et de valeurs, qui interagit avec le monde qui l’entoure, notamment la terre, les animaux et les humain·e·s; elle est transmise à leurs enfants afin d’en assurer sa continuité. Les visions peuvent évoluer au fur à mesure que les personnes et les sociétés évoluent.
Vision autochtone : Les cultures autochtones se focalisent sur une compréhension holistique de l’ensemble, issue du millénaire de leur existence et de leurs expériences. | Vision occidentale : Les conceptions occidentales traditionnelles du monde ont tendance à s’intéresser davantage à la science et à se concentrer sur la connaissance compartimentée, puis à comprendre le tableau plus large qui en découle. |
1. Société à orientation spirituelle. Système basé sur la croyance et le monde spirituel. | Société à finalité scientifique, sceptique. Exige une preuve comme base de conviction. |
2. Il peut y avoir beaucoup de vérités. les vérités dépendent des expériences individuelles. | Il n’y a qu’une seule vérité, basée sur la science ou la loi de style occidental. |
3. La société fonctionne dans un état de parenté. Tout et tout le monde est lié. Il existe une croyance réelle selon laquelle les personnes, les objets et l’environnement sont tous liés. La loi, la parenté et la spiritualité renforcent cette connexion. L’identité vient des connexions. | La société est très compartimentée, le devenant davantage. |
4. La terre est sacrée et généralement donnée par un créateur ou un être suprême. | La terre et ses ressources devraient être disponibles pour le développement et l’extraction au profit de l’humanité. |
5. Le temps est non linéaire, de nature cyclique. Le temps est mesuré en événements cycliques. Les saisons sont au cœur de ce concept cyclique. | Le temps est généralement structuré linéairement et orienté vers le futur. Le cadre des mois, des années, des jours, etc. renforce la structure linéaire. |
6. Le confort se mesure à la qualité de vos relations avec les autres. | Se sentir à l’aise est lié au succès avec lequel vous estimez avoir atteint vos objectifs. |
7. Les êtres humains ne sont pas les plus importants du monde. | Les êtres humains sont les plus importants dans le monde. |
8. L’accumulation de richesses est importante pour le bien de la communauté. | Accumuler de la richesse est un avantage personnel. |
Il a également été suggéré que dans toute société, la plupart des membres ont une vision du monde dominante. Les visions du monde alternatives existent, mais elles ne sont généralement pas partagées par la majorité de la société. |
Sparkes et Piercey (2015, 3, citant Little Bear 2000) ont, de leur côté, résumé dans le tableau suivant la vision autochtone de la connaissance : holistique, cyclique (par exemple, les cycles saisonniers), orientée vers les processus, ancrée et située; pratiquant l’éthique de la non-ingérence, le respect de la compréhension individuelle du monde basée sur leurs propres expériences vécues, et que personne ne devrait imposer sa compréhension personnelle à un·e autre. Cependant, l’approche occidentale ou eurocentrique est linéaire (en particulier, concernant le temps), statique (l’environnement contrôlé dans lequel l’expérimentation est effectuée) et objective.
Modes de connaissance autochtones | Science occidentale |
Holistique, spirituelle, intuitive | Rationnelle, empirique, compétitive |
Cyclique (espace, temps, saisons, etc.), non basé sur un calendrier, mais basé sur des interactions au sein de l’ensemble | Approche linéaire, hiérarchique, réductionniste – décomposant un tout en ses parties à étudier |
Basé sur une expérience directe dans la nature, des connaissances personnelles, enracinées | Hors contexte, généralement dans un laboratoire ou un autre espace contrôlé, décontextualisé |
Observations qualitatives, processus orienté | Quantitative, focalisée sur la collecte des données |
Généraliste, multidisciplinaire, interdépendant | Connaissance spécialisée et morcellement disciplinaire (par exemple, en biologie, chimie, physique) |
Basé sur des relations significatives avec la nature, des expériences vécues, des valeurs culturelles | Déconnectée des expériences vécues, des valeurs culturelles, des préjugés humains |
L’éthique de la non-ingérence et des relations respectueuses entre les participants précède l’apprentissage | Discours eurocentrique, contrôlé, exploiteur, assimilateur, faisant autorité, tente d’inscrire les étudiant·e·s dans le système de valeurs de la science occidentale |
Transmet oralement de génération en génération, de nouvelles informations interprétées dans le contexte des informations existantes, utilisation du récit et des métaphores | La connaissance canonique, les conclusions des autres forment la base de leur propre connaissance, la croyance en la seule bonne réponse |
Objectif : survivre et coexister dans la nature, apprendre à vivre avec les mystères du monde naturel | Objectif : acquérir des connaissances pour le savoir, éradiquer le mystère |
Compétences : directement liées à la survie, à l’expérience de vie, à l’application des connaissances | Compétences : basées sur des idées prédéterminées de ce que l’on doit savoir, connaissances livresques |
Sources : Aikenhead 1997, 2001, 2006; Aikenhead & Elliott 2010; Barnhardt & Kawagley 2005; Battiste 2013; Cajete 2004; Canadian Council on Learning 2007; Castellano 2000; Hatcher et al. 2009; Kawagley & Barnhardt 1998; Little Bear 2000; Michell et al. 2008.
La rhétorique de l’eurocentrisme dans le curriculum de l’école fondamentale haïtienne
Dans cette partie, je fais une analyse du contenu du curriculum de l’école fondamentale haïtienne, son programme détaillé, en reprenant à mon compte principalement la matrice révisée de T. A. James (2005), que j’ai adaptée en y adjoignant un élément de la vision occidentale sur les ressources terrestres pour mieux faire ressortir le caractère eurocentrique du curriculum de l’école fondamentale haïtienne. Je m’appuie aussi sur les visions autochtones comme autres apports pour une meilleure compréhension du monde. Préalablement, je dois noter que ce curriculum, malgré ses prétentions « à la fois nationale[s], démocratique[s] et scientifique[s] », ne pouvait pas l’être car Haïti était en pleine dictature duvaliériste qui empêchait tout penseur libre de s’exprimer, toute parole contradictoire; il ne saurait être « national » car le clivage urbain-rural persistait dans la pratique. Je présente dans le tableau ci-dessous les éléments du discours eurocentré, qui est traditionnellement centré sur la discipline et fournit un cadre de référence où les phénomènes liés à l’éducation, tels que l’histoire, les sciences humaines, les sciences, les arts, les valeurs ou les influences culturelles sont mis en valeur, vus et enseignés depuis la perspective européenne (Bennett 1999, cité par James 2005, 102). Celle-ci se traduit par une épistémologie positiviste et une approche idéologique conservatrice pour construire la connaissance (Handelsman 2011, 91).
Caractéristiques eurocentriques d’un curriculum | Éléments eurocentriques dans le curriculum scolaire haïtien |
Le programme cherche à mettre l’accent sur l’étude de la civilisation occidentale, y compris ses héros et héroïnes, ses événements héroïques, ses leaders politiques, révolutions, guerres, son expansion vers l’ouest, ses lois et certaines non-cultures occidentales et événements. |
– Distinguer quelques caractéristiques des grands pays du monde (6e année fondamentale). – Identifier les caractéristiques des pays du Tiers-monde. – Identifier cinq grands problèmes mondiaux (dont le racisme) qui affectent une partie de l’humanité et proposer des solutions pour y remédier. – Identifier sur une carte du monde les principaux pays sous-développés. |
L’accent principal est mis sur les attentes, un plan structuré pour l’apprentissage, un flux de connaissances cohérentes d’un grade à l’autre, dans une vision commune partagée par les directeur·trice·s et les enseignant·e·s, sur ce que les enfants doivent apprendre chaque année. | Le 3e cycle fondamental doit répondre aux objectifs généraux suivants :
1. Consolider, chez les élèves qui terminent le cycle de base (1 à 6 ans) de l’enseignement fondamental, Ia maîtrise des connaissances acquises et renforcer leurs capacités d’adaptation aux nouveaux domaines d’études. 2. Développer chez les élèves les qualités essentielles comme Ia créativité, I’esprit critique, I’observation scientifique et le sens de I’initiative. Préparer les élèves à accéder, au terme de la 9e année fondamentale, à l’enseignement secondaire qui les mènera après trois ans d’études complémentaires aux différentes séries du Baccalauréat (général et technique). |
La relation avec les objectifs pédagogiques comprend les éléments suivants : apprendre aux enfants comment penser par soi-même, répondre aux questions, résoudre les problèmes, apprendre à argumenter et proposer des alternatives. Aider ces derniers à développer des habitudes mentales et des traits de caractère prisés dans la société occidentale pour préparer leur entrée dans la communauté des adultes responsables; au lieu de prescrire ce qui est académiquement important et tenir un plan structuré d’apprentissage. | Les objectifs généraux de l’enseignement des sciences expérimentales au 3e cycle sont les suivants :
1. Stimuler l’acquisition progressive d’un système organisé de connaissances dans le domaine de diverses disciplines scientifiques : sciences biologiques, sciences de la terre, sciences physiques. 2. Former les élèves à la démarche scientifique : I’observation scientifique, la formulation d’hypothèses, l’expérimentation, la classification, la communication scientifique. 3. Inculquer aux élèves les habiletés (les savoir-faire) nécessaires à la découverte et à l’amélioration de leur environnement ainsi qu’à la résolution des situations et des problèmes à caractère scientifique posés par Ia vie courante. L’objet de l’enseignement des mathématiques à ce niveau est donc la création de ce nouveau savoir scientifique, ou au moins viser à favoriser les conditions de création. |
Les critères du curriculum pour juger de la capacité et la maîtrise évoluent autour de tests normalisés et intégrés, sélectionnent l’histoire et les faits historiques, les compétences en écriture, les connaissances techniques, juridiques et ethniques, et les normes et valeurs concernant la culture majoritaire.[5] | |
Les implications du programme eurocentrique appellent à donner la priorité aux universitaires, à fixer des normes élevées mais atteignables, à enseigner des compétences fondamentales, des connaissances générales sur des personnes importantes, des idées, des événements et des procédures, ainsi que les procédures découlant d’un format traditionnel/ eurocentrique. |
L’enseignement des mathématiques au troisième cycle devrait permettre de : 1. Développer les activités mentales et intellectualiser les attitudes des élèves. 2. Développer le travail créatif, le sens critique et les capacités de raisonnement des élèves. 3. Développer les capacités d’abstraction, de généralisation et de synthèse chez les jeunes. Pour ce faire, il est indispensable de : 4. Munir les élèves de connaissances et d’outils conceptuels en mathématiques, ainsi que de la capacité de s’en servir. 5. Donner à ceux-celles qui continueront leurs études les bases mathématiques indispensables de connaissances et de savoir-faire. 6. Développer les capacités de logique et de précision et leur utilisation en situation de communication. |
La terre et ses ressources devraient être disponibles pour le développement et l’extraction au profit de l’humanité. |
L’éducation haïtienne vise avant tout à favoriser la formation de l’homme-citoyen-producteur capable d’améliorer en permanence les conditions physiques naturelles du pays, de créer les richesses matérielles et de contribuer à l’épanouissement des valeurs culturelles, morales et spirituelles de son pays. Favoriser des attitudes et comportements positifs vis-à-vis du changement, de l’environnement et du développement socio-économique. |
En outre, sur la base d’une trentaine de thèmes et concepts principaux recensés par T. A. James (2005, 139) dans sa revue de littérature permettant de cerner le discours eurocentrique, j’ai relevé dans le curriculum scolaire haïtien les points suivants qui y revenaient et se trouvent (ré)affirmés dans les finalités, les objectifs généraux, les principes de base de l’élaboration du curriculum, les plans d’études et les programmes-cadres du fondamental :
Concepts[6] relevés par T. A. James (2005) | Concepts retrouvés dans le curriculum scolaire haïtien | |
1 | Culture | Culture/valeurs culturelles |
2 | Sens de l’identité | Identité |
3 | Démocratie | Démocratie/démocratisation |
4 | Racisme | Racisme |
Science/objectivité/technologie/techniques Pensée/esprit critique/méthodique/rationnel |
||
Développement/Homme-citoyen-producteur/progrès/changement | ||
Époque précolombienne | ||
Civilisation | ||
Chances égales d’accès | ||
5 | Intégration | Facteur d’intégration et de cohésion nationale |
6 | Apprentissage centré sur l’enfant | Esprit d’analyse/de synthèse/d’évaluation/de jugement |
7 | Grèce et Rome antiques | Philosophie humaniste et pragmatique |
8 | Communautés ethniques | Esprit communautaire |
9 | Conscience raciale | Conscience nationale |
10 | Centration sur des sujets de base | Capacités de logique et de précision |
Préalablement, pour bien comprendre l’orientation eurocentrée du curriculum de l’école fondamentale haïtienne, il est utile de rappeler ici les propos de Dennis Masaka (2016, 44) qui, citant Baylies et Bujra (1990, 4), donne un éclairage intéressant sur le fait que : « La nature et le contenu d’un programme d’enseignement donné utilisé dans un État donné sont principalement un reflet de la culture et de l’idéologie de ses concepteurs »[7]. Or, poursuit Masaka, « cette idéologie reflète [aussi]la vision de ceux qui sont au pouvoir… ». Ces concepteurs, pour reprendre Mbembe (2015, 9) parlant des institutions universitaires, « sont en effet ‘occidentalisés’, si tout ce qu’ils aspirent est de devenir des représentants locaux d’un modèle académique dominant basé sur un canon épistémique eurocentrique ». Ces derniers ressemblent bien aux « agents des instances administratives (…) chargées d’organiser et de gérer les usages politiques du patrimoine culturel sous ses espèces technique, scientifique ou même artistique : situés au lieu d’équilibre entre les deux pôles, (…) deux mondes, deux systèmes de valeurs, deux styles de vie (…) », dont parlent Pierre Bourdieu et Luc Boltanski (1976, 7) dans leur article sur « La production de l’idéologie dominante ». Comme je l’ai montré dans le chapitre précédent, ces agents ont été formatés en Haïti ou en France, faisant d’eux, les produits de et participant à la reproduction de l’ordre établi depuis 1806. Et les notions d’habitus et de capital culturel de Bourdieu (1972; 1976; 1979; 1986, 40) viennent camper les portraits de ces dits agents. Cette mise au point permet de situer le travail réalisé.
Par ailleurs, certains concepts listés dans le tableau ci-dessus ne se retrouvent pas parmi ceux proposés par T. A. James (2005) et je vais, pour ce faire, faire ressortir leur caractère eurocentrique en proposant certaines définitions basées sur des publications d’éminent·e·s chercheur·euse·s ou de journalistes très connu·e·s ou de sites Internet engagés dans la lutte postcoloniale :
1) Développement/progrès/changement/ »Homme-citoyen-producteur »
Pour Serge Latouche (2001), le vocable « développement » sous-tend des valeurs occidentales : « le progrès, l’universalisme, la maîtrise de la nature, la rationalité quantifiante » qui ne sont pas partagés par toutes les sociétés. Il souligne que ce concept n’est « qu’un autre visage de l’occidentalisation du monde. Qu’il soit « durable », « soutenable » ou « endogène », il s’inscrit toujours, de manière plus ou moins violente, dans la logique destructrice de l’accumulation capitaliste. Il signifie inégalités, destruction de l’environnement et des cultures ». Soulignons que les expressions « changement » et « homme-citoyen-producteur » sont également reliées au terme « développement ». Pour les éditeurs du Pluriverse. A Post-Development Dictionary (2019, xxii, 3), le développement est tracé par le Nord mondial dans le modèle de croissance linéaire, unidirectionnelle, matérielle et financière. Cette croissance est tirée par la marchandisation et les marchés capitalistes. Elle est une idée truquée qui empile les nations dans des catégories développées et sous-développées. Le développement suggère la croissance, l’expansion, l’élargissement et la propagation, dont aucun ne prend en compte le sens de la justice ou de l’équité, ou considère les limites écologiques d’une planète finie.
2) Science/objectivité/pensée/esprit critique/méthode/rationalité/technologies
Tous ces termes renvoient à une épistémologie positiviste qui caractérise ce qu’on appelle la « science », ainsi présentée par Florence Piron et al. (2016, 7) comme « une dimension généralisable des connaissances produites, la publication de ce savoir dans une revue spécialisée « reconnue » après une évaluation par les pair·e·s, l’utilisation de méthodes de recherche « reconnues », le grade de doctorat et l’obtention d’un poste universitaire pour son auteur·rice, le choix d’une revue anglophone à haut facteur d’impact, etc. » Or, cette « science » décontextualisée, à vocation universaliste, « [possède] un savoir local, ancré dans une histoire, des institutions, des intérêts, des valeurs associés à la modernité et à la colonisation, bien que prétendant être la seule vérité » (Piron et al. 2016, 8).
3) Chances égales d’accès
Ces expressions se réfèrent au « principe d’égalité des chances », la référence dominante dans l’école occidentale et occidentalisée. Or, selon Felouzis et al. (2016, 13), « ce principe, indissociable de l’idée de méritocratie, revient à considérer que chaque élève, quelles que soient ses caractéristiques et ses origines, bénéficie au départ de sa scolarité d’une éducation égale aux autres ». Par ailleurs, Felouzis et al. (2016, 14) soulignent que ce principe méritocratique a deux dimensions : l’une « abstraite », qui montre que les élèves ne sont pas égaux·ales en droits, du fait de leurs origines socio-économiques et culturelles, et l’autre qui est un « mythe », à cause du fait que ces mêmes élèves n’ont pas les « mêmes opportunités d’apprentissage » selon l’école fréquentée en fonction de la situation économique des parents.
4) Époque précolombienne
Cette expression représente un marqueur historique européocentré – Christophe Colomb – permettant de parler (Blaut 1993, 152) d’un « avant 1492 » et d’un « après 1492 » qui constitue le point de départ d’une « européanisation du monde », d’un « échange inégal entre l’Europe et les autres continents », pour reprendre Max Gallo (1992, 28). Elle se situe dans un lieu d’énonciation (Hurtado-Lopez 2009) qui sous-entend que les peuples habitant dans ces territoires étaient des sauvages, des barbares qu’il fallait « civiliser » (Gerbin 2017, 95-102). Le Baron de Vastey (1814, 8) a rapporté qu’« en 1507, il ne restait déjà plus, dans toute l’île espagnole, que soixante mille [Amérindien·ne·s] » sur une population estimée à près d’un million; soit l’extermination de plus de 90 % d’entre eux·elles par les Espagnols. Cela fait dire à Macedo (1993, 30) que c’était un « quasi-génocide ».
5) Civilisation
Je reprends in extenso cette phrase de Walter Gerbin (2017, 99) qui « qualifie un système de civilisation [comme] toujours significatif d’un eurocentrisme ou, plus exactement, d’un occidentalisme, et ce dernier se définit par rapport à un ennemi désigné de façon conjoncturelle ».
Pour compléter cette position eurocentrique du curriculum de l’école fondamentale haïtienne, j’ai pris un exemple illustratif extrait des activités courantes proposées dans le programme de français pour la classe de 1ère année (p. 23) :
– Cette comptine française « Promenons-nous dans les bois » interpelle et fait ressortir les enjeux éducatifs et sociaux (Dinvaut 2006, 134) de la réalité de la salle de classe, en particulier dans l’école haïtienne : atmosphère culturelle (imaginaire créole vs. français), question identitaire, créolophone vs. francophone, découpages/groupes racialisés. Cela met en relief « l’indifférence aux différences » de l’école, mais surtout des acteurs qui mettent en œuvre ce « curriculum implicite ».
– Cette réflexion de John Gumperz (1989), cité par Bengoua (2009, 138), sur l’utilisation des comptines illustre un aspect caché du curriculum, à savoir : « si tu peux décoder ce que je veux dire, tu dois partager mes traditions ». Ceci met en évidence le fait qu’en arrivant à interpréter le message sous-jacent exprimé par les comptines, on a une certaine maîtrise des codes de la société d’origine, soit la française.
Somme toute, l’analyse du contenu curriculaire de l’école fondamentale haïtienne a permis de mettre en exergue les aspects suivants : l’empreinte, la prégnance du discours occidental dominant, l’impérialisme culturel (moderne et scientifique versus empirique et archaïque) et intimidant (linguicide/violence épistémique/violence symbolique/violence psychologique/violence physique : vers un épistémicide et un mémoricide), l’intériorisation du concept de « race » par les apprenant·e·s.
Pour finir, je rappellerai cette déclaration faite sur les ondes de Radio France Internationale (Rfi) par la professeure en anthropologie génétique Évelyne Heyer[8] (mai 2019), au sujet du concept de « race », dans laquelle elle précisait que celui-ci a été inventé par les savants du 18e siècle qui, en classant la diversité humaine, ont pris en compte deux notions : « la hiérarchie – le fait de considérer qu’un groupe est mieux qu’un autre – et l’essentialisation – réduire l’essence de l’individu à sa couleur de peau, son aspect physique. En conséquence, on peut affirmer que le vocable ‘race’ est constitué par la triade que forment la catégorisation, la hiérarchisation et l’essentialisation.
- Traduction libre de l’auteur. ↵
- CNCDH. 2020. Rapport 2019 sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie, Paris : La Documentation française, p. 124. En ligne : https://www.cncdh.fr/sites/default/files/rapport_racisme_-_v_definitive_08_06_2020.pdf ↵
- Traduction libre de l’auteur. ↵
- Traduction libre de l’auteur. ↵
- Participation d’Haïti à la mise à l’essai d’un nouvel outil d’évaluation des mathématiques et de la lecture en mai 2015. Voir https://blogs.iadb.org/educacion/es/haiti-measuring-proficiency-in-math-and-reading/ ↵
- Voir les concepts et leurs définitions dans les Annexes. ↵
- Traduction libre de l’auteur. ↵
- http://www.rfi.fr/fr/emission/20190514-peau-couleurs-humanite-diversite-prejuges ↵