6 De meilleures données pour mieux agir : repenser les données sur les accidents de la route en Afrique de l’Ouest francophone
E. Bonnet, A. Nikiema, A. Adoléhoumé, V. Ridde
« Pas un seul pays à faible revenu n’a réduit son taux d’accidents de la route », a déclaré Etienne Krug lors de l’adoption de la déclaration de Stockholm sur la sécurité routière au cours de la conférence ministérielle de février 2020, marquant la fin de la décennie d’action des Nations unies pour la sécurité routière (2011-2020). Elle réaffirme le caractère mondial de la sécurité routière qui appelle une coopération internationale et des partenariats multisectoriels (Hyder 2020). La Décennie d’action 2011-2020 a surtout eu le mérite de placer la question de la sécurité routière au cœur des agendas politiques et des objectifs de développement durable (ODD). Cependant, les résultats en termes de mortalité routière sont décevants, notamment dans les pays à revenu faible et intermédiaire (PRFM) (Banstola et Mytton 2017). Les quelques mesures adoptées n’ont pas permis de faire baisser le nombre de blessés et de tués sur les routes, et la situation reste inégale. Le taux de mortalité moyen est de 27,5 pour 100 000 habitants dans les PRFM, contre 8,3 pour 100 000 dans les pays à revenu élevé. En outre, les accidents de la route sont la première cause de décès chez les enfants et les jeunes adultes de 5 à 29 ans (Ouedraogo et Ripama 2009).
Les déclarations des principales actrices et principaux acteurs de la sécurité routière mondiale ont néanmoins cherché à adopter une attitude positive à l’égard de la Décennie. Les statistiques publiées par l’OMS font l’objet de nombreuses interprétations, affirmant que le taux de mortalité mondial s’est stabilisé, tout en insistant sur la nécessité de faire davantage pour le réduire de moitié d’ici 10 ans. La fiabilité (Naudet 2016) de ces chiffres est rarement remise en cause, notamment dans les PRFM. Cette question est fondamentale, car si nous voulons atteindre des objectifs ambitieux, nous devons être en mesure d’évaluer avec précision l’évolution du nombre de décès et de blessures. Or, il existe de nombreuses inégalités dans la collecte des données, et nos 10 ans d’expérience sur le terrain montrent qu’en Afrique de l’Ouest francophone, par exemple, il n’existe pas de données reflétant la réalité de la situation. Des agences de sécurité routière, créées relativement récemment (Burkina Faso et Mali : 2009; Niger : 2012), ont certes créé les conditions d’une collecte standardisée des données avec leurs formulaires du Bulletin d’Analyse des Accidents Corporels (BAAC) (BAD 2018), mais l’exhaustivité, la fiabilité et la disponibilité des statistiques restent discutables.
L’OMS a tenté de corriger les statistiques actuelles en proposant une estimation permettant d’obtenir des données plus réalistes. Ce calcul reste également discutable car il est basé sur d’autres données publiques (ex : véhicules immatriculés, populations), qui sont également peu fiables ou trop anciennes. Au Mali, par exemple, les recensements de population les plus récents datent de près de 15 ans (Ouedraogo et Ripama 2009).
Il en résulte que des chiffres incohérents sont produits par l’OMS et réfutés par les agences nationales de sécurité routière qui ne sont pas en mesure de répondre par des statistiques fiables. Les parties prenantes s’accordent cependant sur le fait qu’il y a trop de morts sur les routes africaines. Si la prochaine Décennie veut atteindre son objectif, il faut d’abord savoir où en sont ces pays. Ce n’est que dans ces conditions qu’il sera possible d’évaluer les situations initiales, de proposer des interventions pour réduire les taux et enfin d’évaluer l’efficacité des interventions dans la prochaine décennie.
Cette situation alarmante concerne davantage les pays d’Afrique de l’Ouest francophone qui sont considérés comme les pays dont la situation est la plus préoccupante. Ce sont également les pays qui connaissent le moins d’interventions (Bonnet et al. 2018), peu de programmes de recherche ou de soutien international en matière de sécurité routière. La barrière de la langue (Boum et Mburu 2020) représente un défi majeur pour ces pays pour accéder aux études publiées en anglais. Nous avons donc besoin de connaissances approfondies pour identifier les problèmes et proposer des solutions, permettant d’améliorer la production de données fiables et comparables dans quatre domaines principaux.
Tout d’abord, il faut identifier qui collecte les données, qui les saisit, qui les analyse et sous quelle autorité. Dans la majorité des pays d’Afrique de l’Ouest, la police nationale enregistre les accidents sur place, en remplissant ensuite les fiches BAAC présentes dans toute la sous-région (UEMOA 2009, Cissé 2011). Le remplissage de la fiche prend du temps et certaines rubriques sont difficiles à remplir (ex : gravité de la blessure). Surtout, les agent·e·s n’interviennent que si elles ou ils sont appelé·e·s, ce qui biaise les chiffres et les types d’accidents enregistrés. En effet, ils et elles interviennent dans la plupart des accidents où il y a des victimes et des dégâts matériels importants. Les blessures plus légères ou les accidents réglés à l’amiable sont donc exclus de la collecte et donc des statistiques. Les fiches sont collectées par l’agence de sécurité routière dont le travail consiste à saisir les informations de manière électronique et à générer des statistiques. De nombreux formulaires manquent, certains sont incomplets et la saisie manuelle prend du temps. Les logiciels utilisés ne sont pas communs aux pays et sont souvent développés par des sociétés privées qui empêchent l’accès aux méthodes d’analyse programmées. Si les accidents font des victimes graves, les pompièr·e·s ou les ambulancièr·e·s peuvent intervenir; ils ou elles créent également des fiches de collecte de données qui sont archivées dans les structures départementales et sont rarement partagées. Dans les hôpitaux de ces pays, les informations sont enregistrées dans les dossiers médicaux avec, au mieux, la cause de l’hospitalisation, mais il n’existe pas de registre des traumatismes routiers pour le suivi des victimes (Mowafi 2019). Les données de santé détaillées ne sont donc pas enregistrées dans les fiches BAAC et ne permettent pas une évaluation fiable de la mortalité après la prise en charge des patients. D’emblée, c’est donc l’origine même de la collecte qui est à l’origine du problème des données en Afrique de l’Ouest (Bonnet et al. 2017). Les acteurs et actrices sont multiples, ils et elles génèrent et collectent des informations mais celles-ci ne sont ni informatisées ni partagées et encore moins coordonnées et approuvées afin de générer des statistiques de qualité.
Deuxièmement, il faut définir plus clairement le rôle des agences de sécurité routière pour savoir quelles données produire. S’il est de leur responsabilité de produire des statistiques dans la majorité des pays, des difficultés subsistent qui sont liées aux allégeances ministérielles des agences. Elles sont généralement intégrées aux ministères des transports et n’ont aucune autorité sur les policiers et policières qui remplissent les fiches BAAC. Même si la responsabilité leur est confiée au plus haut niveau, ils et elles ne peuvent pas intervenir dans la hiérarchie des forces de police. Il n’y a pas de lien direct avec les services de santé et ils et elles ne peuvent donc pas inclure de données sanitaires dans leurs rapports. Par conséquent, leur motivation à le faire est limitée et il s’agit donc d’un devoir non prioritaire pour les agent·e·s qui collectent les informations. Le rôle des agences sur la question spécifique de la collecte des données doit donc être repensé; elle pourrait être confiée aux forces de secours et de sécurité et seule l’analyse des données en matière de suivi des statistiques routières confiée aux agences.
Troisièmement, renforcer la multisectorialité de la sécurité routière dans les pays. Les défis de l’intersectorialité des ODD au niveau international sont en effet également évidents au niveau national. Malgré l’existence de commissions interministérielles, dans la pratique, chaque ministère a souvent une compréhension verticale de la sécurité routière, avec peu d’interaction entre les ministères. Le secteur de la santé est donc rarement associé à une intervention en faveur de la sécurité routière, alors que les besoins sont importants dans toute la chaîne de gestion et de soins (Reynolds et al. 2017). Selon les pays, il existe des différences importantes concernant le calcul et la cause de la mortalité entre les organisations gouvernementales (hôpitaux, agences de sécurité routière, police, services d’incendie, etc.) et de telles différences existent également entre les pays. Il est donc urgent de renforcer l’engagement des différents secteurs concernés et de normaliser la collecte de données et les indicateurs entre les secteurs.
Quatrièmement, par l’intermédiaire de ses bureaux régionaux et nationaux, l’OMS devrait renforcer sa participation au soutien de la collecte de données et jouer un rôle de coordination, y compris le dialogue politique entre les différentes organisations gouvernementales, comme elle le fait pour la couverture sanitaire universelle (Robert 2019). La position actuelle consistant à utiliser des données non fiables et à les corriger par une modélisation basée sur des chiffres eux-mêmes inexacts ne permet pas de générer des statistiques utiles à l’action et à la prise de décision, notamment au niveau des pays. Une possibilité est que l’OMS sensibilise et aide les pays sur la manière de collecter les données et de produire des analyses afin de rendre toutes les données comparables entre elles et entre pays.
La disponibilité des données est essentielle à la production d’analyses scientifiques solides (Bonnet 2016) et à l’identification de l’intervention à mettre en œuvre dans les pays en vue d’atteindre l’objectif 3.6 (c’est-à-dire réduire de moitié le nombre de décès dus aux accidents de la route dans le monde) des ODD d’ici 2030 (Nilson 2017). La sensibilisation et les compétences existent, mais il reste un besoin de leadership sur la question de la production de données. Dans la mesure où elle est multisectorielle, elle devrait relever de la responsabilité des chef·fe·s d’État et de gouvernement. À l’instar de la lutte contre le VIH, la sécurité routière et les agences qui la mettent en œuvre ne devraient-elles pas être placées sous la responsabilité d’hautes instances gouvernementales afin qu’elles en fassent des enjeux majeurs de sécurité? Au début de la nouvelle décennie, la production de chiffres fiables pour une véritable analyse de la situation permettrait d’identifier des cibles d’intervention pour chaque pays et de mesurer régulièrement leur efficacité.
Références bibliographiques
BAD. 2018. Étude pour l’amélioration de la sécurité routière dans le District de Bamako. Bamako, 2018.
Banstola, Amrit et Julie Mytton, J. 2017. « Cost-effectiveness of interventions to prevent road traffic injuries in low-and middle-income countries : a literature review ». Traffic Injury Prevention 18 (4) : 357-362.
Bonnet, Emmanuel. 2016. « Innover dans l’acquisition des données en Afrique ». Afrique Contemporaine 2 (258) : 152-153.
Bonnet, Emmanuel. Nikiema, Aude. Traoré, Zoumana. Sidbega, Salifou et Valéry Ridde. 2017. « Technological solutions for an effective health surveillance system for road traffic crashes in Burkina Faso ». Global Health Action journal 10 (1). En ligne. https://www.tandfonline.com/doi/epdf/10.1080/16549716.2017.1295698
Bonnet, Emmanuel. Lechat, Lucie et Valéry Ridde. 2018. « What interventions are required to reduce road traffic injuries in Africa? A scoping review of the literature ». PLoS One (13). En ligne. https://journals.plos.org/plosone/article/authors?id=10.1371/journal.pone.0208195
Boum, Yap et Yvonne Mburu. 2020. « Burden of disease in francophone Africa 1990- 2017 : the triple penalty? ». Lancet Global Health (8) : 306-307.
Cissé, Nassourou Ahmed. 2011. Rapport Final – Étude sur la sécurité routière au Burkina Faso, 2011. En ligne. https://www.google.fr/?gws_rd=ssl# q=UEMOA+fiche+BAAC
Hyder, Adnan. 2020. « Another Summit on global road safety? key questions to ask ministers ». Lancet (395) : 477-479.
Mowafi, Hani. Ngaruiya, Chritine et Gerard O’Reilly. 2019. « Emergency care surveillance and emergency care registries in low-income and middle- income countries : conceptual challenges and future directions for research ». BMJ Global Health (4). En ligne. https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC6666805/
Naudet, Jean-David. 2016. « Les « guignols de l’info ». Réflexions sur la fragilité de l’information statistique », Dans Sciences sociales et coopération en Afrique : Les rendez-vous manqués. Sous la direction de Jean-Pierre Jacob, p. 31-55. Genève : Publications de l’Institut des hautes études.
Nilsson, Måns. Griggs, David. Visbeck, Martin. Ringler, Claudia et David McCollum. 2017. A guide to SDG interactions : From science to implementation. Paris : International Council for Science.
Ouedraogo, Mathieu et Toubou Ripama. 2009. Recensement général de la population et de l’habitation de 2006 : état et structure de la population, Burkina Faso. Ouagadougou : Ministère de l’économie et des finances, Institut National de la Statistique et de la Démographie.
Reynolds, Teri. Stewart, Barclay. Drewett, Isobel, Salerno, Stacy. Sawe, Hendry. Toroyan, Tamitza et Charles Mock. 2017. « The impact of trauma carze systems in low- and middle-income countries ». Annual Revue Public Health (38) : 507-532.
Robert, Emilie. Ridde, Valéry. Rajan, Dheepa. Sam, Omar. Dravé, Mamadou. et Denis Porignon. 2019. « Realist evaluation of the role of the universal health coverage partnership in strengthening policy dialogue for health planning and financing : a protocol ». BMJ Open (9). En ligne. https://bmjopen.bmj.com/content/9/1/e022345.long
UEMOA, directive n°14/2009/CM/UEMOA portant institution et organisation d’un système d’information sur les accidents de la circulation routière dans les États membres de l’UEMOA 2009.