1 Abdou Moumouni Dioffo, un demi-siècle solaire plus tard
Frédéric Caille
Pourquoi, se demandera-t-on, reprendre dans un ouvrage de 2018 l’article « L’énergie solaire dans les pays africains » écrit par Abdou Moumouni Dioffo plus d’un demi-siècle plus tôt, en 1964, soit une « éternité » dans le domaine de la technologie? À qui et à quoi une telle reprise pourrait-elle donc servir quand de nouveaux experts, de nouveaux brevets, de nouvelles potentialités des cellules photovoltaïques ou de nouveaux dispositifs de stockage électrique semblent sortir des laboratoires chaque année, chaque mois, et presque chaque jour? Et plus encore, que pourraient bien y apprendre et y gagner les lecteurs non techniciens et généralistes, les historiens et les juristes?
Le texte d’Abdou Moumouni Dioffo, publié pour la première fois dans la revue Présence africaine, répondra sans doute de lui-même à ces diverses interrogations. Les lecteurs en valideront facilement la qualité et la clarté qui se manifestent dès son introduction. Voici tout de même trois grands ensembles de raisons à l’origine de la présente réimpression (dont il faut d’ailleurs noter qu’elle est intégrale, à l’exception de quelques-uns des tableaux de comparatifs de mesures d’ensoleillement)[1].
Un Africain de l’Ouest
À un premier titre, il convient de situer l’auteur Abdou Moumouni Dioffo et le contenu de son article dans l’histoire de l’énergie solaire au Sénégal, telle qu’évoquée dans l’ouvrage Du soleil pour tous. L’énergie solaire au Sénégal : un droit, des droits, une histoire. Abdou Moumouni Dioffo a été activement lié aux travaux conduits au Sénégal par Jean-Pierre Girardier et la Sofretes. Comme l’article le montre et le défend, la question solaire en Afrique est un enjeu qui ne saurait être envisagé dans une perspective étroitement nationale, particulièrement en termes de recherche et de formation. Les idées et les hommes du solaire, dès cette époque, mais aujourd’hui encore également[2], circulent et échangent, partagent espoirs et convictions, se « transfèrent de l’énergie », pour ainsi dire, avant même de « transférer l’énergie » en tant que telle…
Nous manquons pour l’heure d’informations précises sur les personnes et les savoirs qu’Abdou Moumouni a pu rencontrer et découvrir au Sénégal. Mais ne serait-ce que par son parcours et sa formation, on sait qu’il en a été bien plus qu’un visiteur de passage : élève à l’École normale William Ponty et au lycée Van Hollenhoven de Dakar durant quatre années avant son départ pour Paris en 1948, puis professeur dans la capitale sénégalaise durant deux ans, de 1956 à 1958. Si l’on prend en compte ses séjours successifs en Guinée, au Niger, au Mali, puis son installation définitive au Niger à partir de 1969, avec l’intermède de l’Union soviétique de 1961 à 1964, on a conscience d’être face à un véritable « Africain de l’Ouest », ce qui permet sans doute de mieux comprendre certains de ses partis pris théoriques et politiques.
Sénégalaise, malienne ou nigérienne, l’énergie solaire d’Abdou Moumouni Dioffo est en effet une « physique des hommes », ou peut-être « pour les hommes (et la société) », avant que d’être une forme de praxis des forces et de la matière. À rebours des moteurs d’action habituels de beaucoup de scientifiques, tels que succès de laboratoire ou prestige académique, son engagement dans la spécialité du solaire est d’abord pratique et concret, incluant dès le début des années 1970 le lancement au Niger de la première unité proto-industrielle de production africaine de chauffe-eau solaires, le travail sur l’optimisation bioclimatique de l’architecture vernaculaire traditionnelle pour les locaux de son laboratoire de l’ONERSOL de Niamey, ainsi que la finalisation de certains des tout premiers récepteurs solaires cylindro-paraboliques modernes[3]. On ne s’étonne guère, sur de telles bases, que ce soit lui qui, le premier, ouvrit de nouvelles portes à la pompe solaire Masson-Girardier mise au point à l’Institut de Physique météorologique de Dakar depuis presque une décennie, qui trouva dans le village de Bossey-Bangou, à 25 km de Niamey, sa première installation en conditions réelles. Au final, ces dimensions biographiques — une personnalité exceptionnelle et encore trop méconnue, des liens avec le Sénégal — justifient l’importance pluridimensionnelle de l’article d’Adbou Moumouni Dioffo.
Un scientifique précurseur
À un second titre, cependant, c’est le propos même de ce texte qui justifie sa réimpression : un propos sans doute très en avance sur son époque, en même temps que, pour l’essentiel, toujours parfaitement valide et stimulant.
La « fée énergie », commence en effet par souligner Abdou Moumouni Dioffo, n’est pas une pure donnée statistique, technologique ou économique. Elle est, en tant que moyen essentiel de « transformation de la nature », le vecteur décisif de modification des « conditions de vie et d’être (matérielles, comme spirituelles) de l’homme lui-même ». L’énergie, en un mot, conduit et construit nos « conditions d’être ».
On a presque envie d’écrire que, ne serait-ce que pour cette phrase, « L’énergie solaire dans les pays africains », aurait mérité sa reprise. L’énergie, nous dit le jeune physicien nigérien à l’orée des indépendances, façonne nos conditions « en tant qu’êtres », nos capacités « à être des êtres », nos manières de vie et de vivre, nos horizons à la fois empiriques et existentiels. Et c’est la raison pour laquelle toute réflexion sur l’énergie est par nature une anthropologie et, en tant que telle, non seulement technique, mais culturelle, politique et juridique.
Abdou Moumouni Dioffo avait 35 ans en 1964. Ce fut au Laboratoire d’héliotechnique de l’Institut d’Énergétique de l’Académie des Sciences de Moscou qu’il écrivit son texte, c’est-à-dire dans l’un des États les plus avancés de l’époque en cette matière « héliotechnique », selon le nom que portent alors les technologies solaires[4]. Abdou Moumouni Dioffo a été le premier Africain francophone agrégé de physique à l’Académie de Paris en 1956, de trois ans le cadet de son contemporain sénégalais Cheikh Anta Diop (né en 1926), lui aussi chimiste et enseignant de physique en France. Se sont-ils rencontrés, appréciés, ont-ils échangé sur la science, l’éducation et la matière solaire? Il est pour l’heure impossible de répondre. Tout au plus peut-on supposer qu’Abdou Moumouni Dioffo savait, comme son aîné de conviction et d’expérience, que le « savoir » est l’autre nom de « l’émancipation », et que « l’instruction est comme la liberté : cela ne se donne pas, cela se prend » (Rancière, 1987, p. 177).
Vérité simple, vérité première, qui traversa tout son message pédagogique et scientifique, et pas seulement dans le domaine solaire.
Ouvrons ainsi L’éducation en Afrique, le seul livre écrit par Abdou Moumouni Dioffo, mais quel livre, célébré en son temps (bien que hélas difficile à trouver aujourd’hui), publié en cette même année 1964, dans la collection « Les textes à l’appui », série sociologique, de l’éditeur Maspero :
Ce serait s’arrêter à mi-chemin que de se contenter de l’étude des seuls aspects techniques d’une réorganisation complète du système de l’éducation en Afrique Noire. En effet, ici comme dans le domaine de toutes les transformations sociales, il ne peut et ne saurait y avoir de solutions purement techniques, n’en déplaise aux techniciens africains ou étrangers qui se retranchent derrière une prétendue objectivité ou neutralité de la science et de la technique pour éviter l’examen des conditions politiques, économiques et sociales requises pour la mise en œuvre effective et efficace de telle ou telle solution technique préconisée. C’est là, il est vrai, un procédé commode et excellent pour cacher les véritables intérêts que sert le technicien, car si en un sens la science et la technique sont neutres, le technicien lui ne peut l’être; mais la neutralité prétendue permet de servir l’impérialisme et le néo-colonialisme sous le couvert de l’aide technique aux pays africains, ou même plus banalement, de servir le maître du jour, se faire sa place sous le soleil, en attendant de pouvoir manger à d’autres râteliers. (Moumouni, 1964, p. 357)
Il n’est pas de sciences, de techniques, d’expertises totalement neutres ou désintéressées. Le diagnostic, rugueux, est à la mesure des attentes et des enjeux éducatifs qu’Abdou Moumouni Dioffo documenta et analysa sa vie durant (Moumouni, 1969). « Ce n’est qu’avec la maîtrise de la technique, et de la science, l’utilisation des procédés et dispositifs modernes que des changements rapides pourront s’effectuer, en même temps que s’élèvera la productivité du travail », écrit-il. Et de citer Frantz Fanon :
Il faudrait peut-être tout recommencer, changer la nature des exportations et non pas seulement leur destination, réinterroger le sol, le sous-sol, les rivières et pourquoi pas le soleil. (Cité dans Moumouni, 1964, p. 265)
Cheikh Anta Diop, presque à la même date, ne disait pas autre chose. Le soleil ne donne de réponses qu’aux questions qu’on lui pose. Et il est beaucoup de murs à franchir, scientifiques autant que géopolitiques, pour entendre sa voix. Il appartient aux Africains, à la jeunesse et aux écoles de les lui poser.
« Élucubrations d’intellectuels en mal d’occupations concrètes? », feint de s’interroger Moumouni au début de son article sur l’énergie solaire, avant que l’ensemble de son propos ne s’en déroule comme un démenti cinglant. Les mesures de rayonnement, le patient et bien pragmatique effort pour souder des tubes de collecteurs solaires, le plaidoyer et l’action en faveur de la démocratisation et de la massification de l’éducation technologique en Afrique furent, à n’en pas douter, sa réponse aux mécanismes constitutifs de l’hégémonie scientifique à l’échelle internationale ou, si l’on préfère, au grand défi du desserrement de ce que la nouvelle histoire des sciences à l’échelle globale a nommé les relations « entre domination politique, circulation des savoirs et production d’espaces asymétriques de recherche scientifique » entre pays (Dumoulin Kervran, Kleiche-Dray et Quet, 2017, p. 427) : la recherche d’une « autre science », une « science ouverte », qui développe le pouvoir d’agir tant des chercheuses et chercheurs que des populations du Sud (Piron, Régulus et Dibounje Madiba, 2016).
De ce point de vue, comme le montre la note 6 de son article, Abdou Moumouni Dioffo fut indiscutablement très tôt vigilant. L’épisode évoqué dans cette note, à savoir la disparition à l’aéroport d’Orly d’une valise d’appareils de mesure destinées à l’Afrique, passerait presque pour rocambolesque si l’on ignorait la réalité des relations de pouvoir scientifique et les enjeux que pouvait dès cette période revêtir le développement ou non de technologies solaires proprement africaines. Au demeurant, légère exagération ou pas de la part du scientifique nigérien, on y verra d’abord la marque d’une « justice cognitive » dont il ne cessera sa vie durant de poser le diagramme et les exigences, une quête dont Jean-Pierre Girardier lui-même s’est souvenu devant la caméra de Malam Saguirou, en évoquant les conférences internationales auxquelles ils avaient pu participer de concert :
L’une des dernières auxquelles j’ai assisté avec lui, c’était à Cannes, une grande réunion où les scientifiques africains avaient la parole. Mais il n’y en avait pas beaucoup qui parlaient… Moumouni, lui, il prenait la parole. Je me souviens très bien ce qu’il a dit au ministre français de l’époque, qui lui demandait : « Vous avez besoin de quoi? » Moumouni lui répond : « Ce que je souhaite déjà, c’est que vous me transfériez toutes les données scientifiques de nos pays que vous avez chez vous à Paris ». Cela m’avait beaucoup… complètement troublé. Mais ça, c’est Moumouni typique. (Saguirou, 2017)
Des technologies solaires africaines pour l’Afrique
Fallait-il, dès lors, ne pas reprendre dans cette réimpression de son article les observations liminaires les plus strictement liées à la « physique » solaire? Nous avons fait le choix de les conserver tant elles témoignent d’une rigueur et d’un effort de connaissance remarquables. Tant également elles font comprendre aux non-physiciens, aux non-spécialistes, que l’énergie solaire ne demande pas uniquement des matériels coûteux, des laboratoires climatisés et des ballets de blouses blanches. La patiente compilation des heures et des intensités de rayonnements et les études localisées évoquées par Abdou Moumouni Dioffo peuvent suffire. Un crayon, du papier, de la méthode étaient les premiers outils sur lesquels il s’appuya.
Les conclusions?
Pratiquement, on peut disposer, jusqu’à la limite de la zone forestière proprement dite, de 7 à 9 heures de soleil par jour pour faire fonctionner tel ou tel dispositif de conversion sans trop grande inertie, et en moyenne un jour sur deux il pourra fonctionner de façon continue.
Lisons, relisons : un jour sur deux, au moins, une énergie continue. Le Sahara : 1 kg de charbon par mètre carré et par jour :
La chaleur recueillie pendant une année équivaudrait, par mètre carré de surface horizontale, à celle fournie par la combustion de 156 à 364 kg de houille de qualité moyenne, soit environ 1/2 à 1 kg par jour.
Chaque jour un kilo de charbon, sans CO2, sans fin, sans presque d’efforts, sans bruit, comme en « harnachant » les rayons du soleil… La démonstration d’Abdou Moumouni Dioffo rejoint celles d’Augustin Mouchot et de Frank Shumann, ses grands devanciers dans l’étude et l’expérimentation du potentiel énergétique saharien et sahélien (Caille, 2018). La cuisson, le séchage et la force mécanique sont donnés aux Africains du futur comme à l’infini. Mais, cela étant, une évidence : le même solaire ne vaut pas pour toute l’Afrique, ce qui signifie par exemple que « la valeur minimum, correspondant au mois d’août à Niamey, est de 220 kilocalories par mètre carré et par heure, soit presque autant que la moyenne annuelle de Léopoldville ».
Abdou Moumouni Dioffo pense certes une Afrique unie sous le solaire, unie sous la recherche et le développement de l’énergie solaire. Mais il pense également une Afrique diverse, à la fois cohérente et contrastée, en ce domaine comme dans tant d’autres. Avec un résultat général : en Afrique, avec peu de variations suivant les mois de l’année, et à l’exception des deux mois de pluie et de la zone dite « forestière », l’énergie solaire est bien un réservoir potentiel constant et fiable de force de vie et de travail.
« Une telle orientation en matière de politique énergétique nous semble être la plus intelligente, en même temps d’ailleurs que la plus spécifiquement africaine », peut-il alors légitimement conclure.
Mais avant de laisser à chacun le soin de découvrir ce texte, relevons pour finir l’humour et l’ironie discrète du physicien nigérien, si nécessaire, ainsi que son optimisme et sa volonté qui traversent tous ses écrits et que Jean-Pierre Girardier a bien soulignés :
La grande force de Moumouni, c’est d’être un optimiste dans la recherche. Il pensait qu’il faut continuer à chercher, continuellement à chercher, au profit de son propre pays. Son idée de base, qui a marqué, je crois, toute sa vie, c’était de faire des recherches qu’il était capable de mener lui-même, dans son propre pays, avec ses moyens. Il faisait quelque chose dont non seulement on pouvait maîtriser l’amont, au niveau scientifique, mais aussi l’aval, au niveau de la fabrication. Son leitmotiv c’était : où est-ce que je fabrique, comment est-ce que je peux fabriquer cela chez moi? […] Il avait une grande foi dans la prise en charge par les Africains eux-mêmes de leurs propres recherches. C’est tellement facile d’acheter des trucs qui viennent de Chine, des États-Unis ou d’ailleurs… Mais ce n’est pas avec cela que vous faites progresser votre pays. (Saguirou, 2017)
Références
Caille, Frédéric. 2018. « L’énergie solaire thermodynamique en Afrique. La Société française d’Études thermiques et d’Énergie solaire, ou Sofretes (1973-1983) ». Afrique Contemporaine, Premier trimestre (Numéro spécial « L’énergie en Afrique »).
Dumoulin Kervran, David, Mina Kleiche-Dray, et Mathieu Quet. 2017. « Les STS ont-elles un Sud ? Penser les sciences dans/avec les Suds ». Revue d’anthropologie des connaissances 11 (3) : 423‑54. https://doi.org/10.3917/rac.036.0423.
Moumouni Dioffo, Abdou. 1964. L’Éducation en Afrique. Paris : F. Maspero.
Moumouni Dioffo, Abdou. 1969. « La conférence de Nairobi sur l’éducation scientifique et technique dans ses rapports avec le développement en Afrique ». Présence Africaine, no 69 : 178‑87.
Perrot, Marcel. 1963. La Houille d’or ou l’énergie solaire. Le bilan de la science. Paris : Fayard.
Piron, Florence, Samuel Régulus, et Marie Sophie Dibounje Madiba, éd. 2016. Justice cognitive, libre accès et savoirs locaux. Québec : Éditions science et bien commun.
Rancière, Jacques. 1987. Le maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle. Paris, Fayard. 231.
Saguirou, Malam. 2017. Solaire made in Africa. L’œuvre du Pr Abdou Moumouni Dioffo. Documentaire. Dangarama.
- Nous remercions la fondation Abdou Moumouni Dioffo et surtout madame Aïssata Moumouni d’avoir permis cette réimpression. ↵
- Voir la contribution du professeur Sissoko dans Du soleil pour tous. ↵
- Sur tous ces points, et notamment pour des images de l’ONERSOL et des autres travaux d’Abdou Moumouni Dioffo, avec de nombreux témoignages, on renverra au beau documentaire récent de Malam Saguirou Solaire made in Africa. L’œuvre du Pr Abdou Moumouni Dioffo (Dangarama, France-Niger, 60 min), sorti en mars 2017 (Saguirou, 2017). ↵
- Voir pour la France le bilan proposé par Marcel Perrot dans Perrot, 1963. ↵