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5 Démotivation, transmotivation et souffrance identitaire dans les discours des professionnel·les de l’orientation-conseil au Cameroun

Joseph BOMDA et Gilbert Willy TIO BABENA

Résumé

Cet article examine la dynamique existante entre la souffrance identitaire de métier, la démotivation et la transmotivation chez les conseillers d’orientation (CO) au Cameroun. Le texte s’appuie sur un discours autocentré provoqué par l’aphorisme « J’aime le métier de CO, mais je n’aime pas être CO au Cameroun ». Les CO, regroupé·es dans les réseaux sociaux, posent leur propre diagnostic des causes de leur démotivation et de leur transmotivation au moyen des traces discursives. L’analyse des données recueillies, effectuée sous le prisme de la théorie de Vroom couplée aux outils d’analyse du discours, révèle le gap qui existe entre l’idéal d’une profession et les pratiques d’exclusion plus ou moins inconsciente du système administratif et de l’écosystème de l’éducation et de la formation. On note aussi un télescopage d’expériences et de pratiques qui fonde l’intersection dans laquelle se retrouvent les clichés sur le métier et les frustrations, la souffrance et l’espoir, la responsabilité individuelle et collective, les problèmes systémiques et les solutions.

Mots-clés : souffrance identitaire de métier, démotivation, transmotivation, santé mentale, orientation scolaire et professionnelle.

Abstract:

This article examines the dynamics between the suffering of professional identity, demotivation and transmotivation among guidance counsellors in Cameroon. The text is based on a self-centred discourse provoked by the aphorism ‘I like the job of OC, but I don’t like being an OC in Cameroon’. The COs, grouped together in social networks, make their own diagnosis of the causes of their demotivation and transmotivation by means of discursive traces. Analysis of the data collected, using the prism of Vroom’s theory coupled with discourse analysis tools, reveals the gap that exists between the ideal of a profession and the practices of more or less unconscious exclusion from the administrative system and the education and training ecosystem education and training ecosystem. There is also a telescoping of experiences and practices which forms the basis of an intersection in which clichés about the profession and frustrations, suffering and hope, individual and collective responsibility, systemic problems and solutions are all found.

Keywords: suffering with professional identity, demotivation, transmotivation, mental health, educational and professional guidance.

Introduction

Dans cet article, nous nous proposons d’apprécier l’incidence du vécu et du sentiment d’empêchement au travail/de travailler sur la démotivation et la transmotivation chez les conseiller·es d’orientation scolaire, universitaire et professionnelle (désormais CO) du Cameroun en service dans les établissements scolaires du secondaire. Nous entendons par démotivation la perte de l’envie et du sens au travail ressentie par un·e employé·e. Par contre, la transmotivation renvoie au déplacement du schéma de motivation initial utile pour une organisation de travail vers un schéma de motivation sans intérêt ou nuisible pour celle-ci (Verstraeten, 2001). Aussi situons-nous ce texte dans le sillage des travaux de Viviers (2016) sur la souffrance identitaire de métier et les stratégies défensives et de protection des CO en milieu scolaire. À ce propos, nous supposons que l’expérience subjective et intersubjective du travail des CO et la qualité auto-perçue et exprimée de leur intégration professionnelle sont déterminantes pour saisir, d’une part, la souffrance identitaire de leur métier et, d’autre part, pour comprendre certains cas de démotivation et de transmotivation observés dans leur rang. La souffrance identitaire de métier est ici synonyme d’une mise en tension de l’identité professionnelle dans l’organisation du travail (Aubert, 2002; Vivers, 2016) et d’une amputation du pouvoir d’agir (Clot, 2000). Ce qui, dans la perspective de la clinique du travail (Lhuilier, 2006) et de la psychodynamique du travail (Dejours, 2008), a pour effet de générer un ressenti semblable à une atteinte à l’intégrité de soi (Lhuilier, 2008).

Il est possible de saisir l’appréciation que se fait un·e employé·e de sa santé psychique au travail à partir de la qualité de l’intégration professionnelle. Dans le cas du Cameroun, cette dernière est laborieuse et disqualifiante pour les CO (Bomda, 2008; Bomda & Mbwassak, 2024). Outre la conscience partagée d’un statut professionnel au rabais, certain·es disent éprouver un sentiment d’exclusion et subir une préséance administrative préjudiciable à leur estime de soi. Leur droit à la rémunération est violé[1]. La « vocation première » du Ministère des enseignements secondaires où ils et elles sont prioritairement affecté·es « est la pédagogie »[2]. Ce faisant, à leurs dépens, l’enseignant·e est présenté·e comme « le principal garant de la qualité de l’éducation »[3]. Par ailleurs, bien que l’orientation-conseil soit inscrite au programme scolaire[4] et que six heures hebdomadaires y soient allouées[5], les évaluations en la matière ne donnent pas lieu à l’attribution des notes[6]. Ce qui n’est pas le cas des autres matières. Le profil de carrière des CO[7] est ineffectif. La surcharge de travail est leur lot quotidien[8]. Leur participation à l’amélioration de l’employabilité des diplômé·es reste limitée (Bomda, 2023a) alors même qu’il s’agit de l’une de leurs missions phares. Pareilles situations pourraient structurer la souffrance psychique au travail et déboucher sur des signes de frustration, de colère, de découragement, d’épuisement physique et psychique, de fatigue généralisée, de déliquescence des relations sociales et personnelles, etc. et même de détresse psychologique (Rivolier, 1989). L’opérateur·trice qui en est victime en arrive à développer une adhésion négative aux valeurs du travail. Ce qui a pour effet de générer un affaiblissement de sa mobilisation, une dégradation de ses relations sociales et personnelles et une souffrance psychique due au sentiment de n’avoir aucune prise sur sa destinée (Aubert, 2002).

En réaction, on suppose que la stratégie de résilience courante est soit transmotivationnelle, soit démotivationnelle. En effet, au Cameroun, il est courant de voir certain·es CO du secondaire délaisser leurs obligations professionnelles statutaires pour se reconvertir en enseignant·es, en secrétaires, en coursier·es, en surveillant·es de fortune, en businessmen ou businesswomen, en évangélistes, etc. Certain·es se battent pour être muté·es dans d’autres départements ministériels souvent sans rapport avec l’éducation, la formation et l’emploi. D’autres, confronté·es au sentiment de travailler dans le vide, restent en poste et développent la paresse ou l’incivilité professionnelle. Comme observé au Québec (Viviers, 2016), au Cameroun également, les CO vivent en permanence une disharmonie entre les instructions officielles, leurs désirs du métier et les pratiques effectives sur le terrain (Bomda, 2008, 2016; Bomda et al., 2022).

Dès lors, se préoccuper du lien entre la souffrance identitaire de métier de CO au Cameroun, la démotivation et la transmotivation dans ce corps de métier revient, d’une part, à questionner le vécu de l’empêchement réel ou fictif d’exercer comme il se doit (selon les prescriptions formelles), comme le ou la CO l’entend (selon son désir du métier) et selon les réalités du terrain. D’autre part, il s’agit d’évaluer l’incidence de cet empêchement sur le maintien dans le métier et l’engagement au travail. Dès lors, nous ferons précéder nos analyses par quelques précisions théoriques utiles pour approcher la dissimulation de la souffrance identitaire de métier sous la cape de la démotivation et de la transmotivation.

Mise au point théorico-méthodologique

Dans cette partie, nous essaierons de situer notre propos dans le champ théorique de la souffrance au travail (Clot, 2000). Il sera question d’expliciter quelques notions qui permettent de traiter de la situation actuelle des CO camerounais comme un cas typique. La méthode de collecte et le traitement des données y seront décrits en fin de partie.

Souffrance identitaire de métier, démotivation et transmotivation : appui théorique

La disharmonie entre les prescriptions officielles, le désir du métier et les contraintes au travail sont de nature à mettre tout·e employé·e dans une impasse. Cette dernière induit inéluctablement le sentiment que les autres ne reconnaissent pas son travail et ses efforts. La frustration qui en émerge peut émousser la motivation, les rapports à soi et aux autres. Pour éprouver ce postulat, Viviers (2016) et ses collaborateurs (2018) ont construit une échelle de mesure en quatre dimensions qui nous semblent capitalisables dans le cas des CO au Cameroun. Il s’agit notamment de la « désincarnation du cœur de métier », des « conflits de valeurs », de la « qualité empêchée » et de la « déconsidération professionnelle ». Ces entrées renvoient respectivement à la difficulté à exercer normalement le métier des CO, à l’opposition des valeurs entre les CO et le milieu socioprofessionnel dans lequel ils et elles évoluent, le manque de reconnaissance et le rabaissement systématique de leur profession. Au Cameroun, faute de s’épanouir aux enseignements secondaires, certain·es CO optent pour le retrait, l’abandon ou la présence au poste sans engagement véritable dans le travail. À défaut, ils et elles optent pour la « soumission pragmatique » et « l’intrapreneurship ». « La soumission pragmatique implique une adaptation de sa pratique pour combler les besoins du milieu et conserver son emploi, quitte à abdiquer pour des enjeux importants pour l’identité professionnelle du [CO] » (Viviers et al., 2018, p. 12). Par contre, l’intrapreneurship fait « référence à un investissement réactif dans de nouvelles manières de pratiquer l’orientation, désirables aux yeux des directions, pour éviter de se faire assigner des tâches non désirées et arriver à se maintenir en emploi » (Viviers et al., 2018, p. 12).

Dans la perspective théorique de la relation entre motivation et travail (Vroom, 1964; Verstraeten, 2001), la démotivation et la transmotivation chez les CO camerounais pourraient s’expliquer par la présence d’un ou plusieurs dysfonctionnements dans la formule « M = V x I x E »; « M » désignant la motivation, « V » la valence, « I » l’instrumentalité et « E » l’expectation de soi. La valence représente la valeur conférée à un résultat. Elle peut être positive si ce dernier est valorisant ou négatif si l’agent veut éviter un résultat dont la perception sera négative. L’instrumentalité, quant à elle, est définie comme la « probabilité perçue par l’argent de voir survenir le résultat escompté en accomplissant l’action envisagée » (Verstraeten, 2001, paragr. 11). L’expectation de soi renvoie enfin à la « perception qu’a l’individu de sa capacité à accomplir une action précise » (Verstraeten, 2001, paragr. 10)[9]. On avancera que leur motivation du CO camerounais serait soumise à une valence négative (V). Celle-ci serait influencée par les difficultés du milieu socioprofessionnel qui affecteraient l’estime de soi (E) et l’instrumentalité (I). En effet, au sens de Vroom, repris par Verstraeten (2001), la transmotivation est l’adoption d’une motivation extra-professionnelle, plus ou moins détachée du travail, mais suffisante pour amener l’agent à maintenir son travail. Elle intervient à l’issue d’une démotivation qui l’affecte psychologiquement et lui fait perdre l’envie de continuer.

Incidemment, on pourrait subodorer que la démotivation et la transmotivation constituent une stratégie de préservation de soi et de son emploi pour les CO camerounais quand ils et elles ne réussissent pas à se laisser distraire ou détourner complètement par d’autres occupations ou à se faire démobiliser vers d’autres ministères plus attrayants. Leur bien-être au travail s’en trouve affecté. Or, bien que complexe, ce bien-être est autant bénéfique pour l’agent que pour la structure qu’il l’emploie (Feuvrier, 2014). Le caractère public du métier de CO et la crainte de perdre son emploi auraient ainsi provoqué, de manière plus ou moins implicite, la reconfiguration de la notion de motivation. En l’absence des données situationnelles ou d’une consultation clinique classique susceptibles de fournir des observables de cette dernière, les représentations discursives du travail de CO se révèlent être des lieux de perception de la dynamique du rapport au travail que nous entendons examiner.

Collecte et traitement des données

Pour observer les effets de la souffrance identitaire de métier chez les CO au Cameroun, il nous a semblé pertinent d’approcher qualitativement la question. Dans le cas d’espèce, il apparaît logique de comprendre d’abord la nature de l’objet d’étude ainsi que ses ressorts psychologiques. Cela implique qu’une recherche numériquement orientée ne serait fondée qu’à partir du moment où le problème aurait été disséqué en amont par le biais d’une analyse qualitative. Désormais appréhendés par des traits caractéristiques plus ou moins stables, les composants de l’objet d’étude pourraient ainsi contribuer à monter le dispositif d’enquête chiffrée. Cette perception répond à l’un des objectifs de la recherche qualitative qui, selon Mays et Pope (1995, p. 110), consiste non seulement « to produce a plausible and coherent explanation of the phenomenon under scrutiny », mais aussi à mener une analyse qui apporte à la communauté scientifique et citoyenne une « compréhension ancrée dans le terrain » et des « explications plus significatives sur un phénomène » (Kohn & Christiaens, 2014, p. 69).

Quoique l’on ne saurait traiter les CO comme des patient·es au sens médical[10], leur discours sur l’exercice de leur profession, et donc de leurs expériences subjectives et intersubjectives, dans les forums a fait émerger l’hypothèse inductive d’un malaise au travail. Nous avons ainsi profité de notre statut naturel de participant[11] aux groupes de discussion en ligne des CO pour observer de près les signaux de démotivation et de transmotivation que nous avons perçus. Sur Facebook et dans les groupes WhatsApp particulièrement[12], nous avons organisé, du 8 au 11 août 2020, un focus group déclenché par la phrase « J’aime le métier de CO, mais je n’aime pas être CO au Cameroun ». Concrètement, il s’agit d’un discours verbatim auquel nous avons greffé une interrogation : « Un collègue m’a dit : ‘‘J’aime le métier de CO, mais j’aime pas être CO au Cameroun.’’ Que comprendre et pourquoi? » (co-auteur, 08/08/2020 à 09:31). Ce déclencheur d’interactions s’appuie sur le témoignage d’un professionnel.

La première partie « Un collègue m’a dit » du déclencheur permet de faire quelques observations du point de vue de la logique grammaticale. Le passé composé « a dit » présuppose en premier une interaction – entre un participant anonyme (l’indéfini un) désigné par son identité professionnelle (collègue) et le chercheur confident (le personnel me) – qui s’est produite à un moment antérieur au focus group et dans un autre cadre que celui des groupes de discussion des CO. Sur la scène énonciative, écrivent Riegel et al. (2018, p. 1009-1010),

Le discours rapporté représente un dédoublement de l’énonciation : le discours tenu par le locuteur de base contient un discours attribué à un autre énonciateur (ou parfois au locuteur de base à un autre moment), qui est rapporté par le locuteur premier. Celui-ci se fait en quelque sorte le porte-parole du discours de l’autre locuteur.

Le discours rapportant comporte implicitement la scène de la confidence dans laquelle un professionnel livre son ressenti sur sa profession sans prendre conscience que ses propos relèvent d’un problème de souffrance au travail, lequel n’est d’ailleurs pas désigné sur le plan métalinguistique. Au niveau du discours rapporté à proprement parler, l’omission de la particule « ne » de l’adverbe de négation ne… pas, structure propre au style familier, révèle d’ailleurs l’atmosphère « intimiste » du cadre interactif. Les propos rapportés sont adossés à une construction phrastique articulée sur des supports verbaux : (1) « J’aime le métier de CO »; (2) « mais je n’aime pas être CO au Cameroun ». Le sujet prédique en (1) un état émotionnel (aimer) de l’attachement à son métier. Avec la proposition oppositive (2), c’est le désamour identitaire qui est marqué dans le prédicat verbal ne pas aimer être. Ce dernier nous permet d’affiner la lecture du premier état émotionnel en faisant remarquer qu’il s’agit en réalité d’un aimer être. En d’autres termes, le déclencheur va de l’idée qu’il y a eu satisfaction à la base dans l’identité de métier. Dans la seconde proposition, le sujet introduit un circonstanciel de lieu (au Cameroun) qui indique, au premier regard, que le déni identitaire est corrélé à l’environnement dans lequel la profession de CO est exercée.

Le discours rapporté fait dès lors éclore des savoirs empiriques tant sur la perception que sur la pratique du métier. Qu’est-ce qui provoque ce malaise identitaire dans la pratique du métier de CO au Cameroun? Cette perception est-elle partagée dans la corporation? – Voilà les principales questions sous-jacentes à la troisième partie (Que comprendre et pourquoi) du déclencheur de ce focus group qui, en tant que technique de collecte des données, a l’avantage d’assurer « l’interactivité et le brainstorming entre les participants […] et de générer des idées permettant d’approfondir le sujet d’étude » (Kohn & Christiaens, 2014, p. 71). Notre rôle a consisté à écouter les débats et à amener les participant·es à développer davantage leurs idées. À un participant qui a apporté la réponse « La formation reçue ne nous permet pas d’être à la hauteur de notre tâche » (participant 9895, 10/08/2020 à 18:25), nous lui avons par exemple posé les questions suivantes : « Tu peux davantage m’en [dire] sur ce sujet? » (co-auteur, 10/08/2020 à 18:36), « Tu penses qu’il a manqué quoi lors de la formation? » (co-auteur, 10/08/2020 à 18:42).

Pour sortir de cette mise au point méthodologique, nous souhaitons dire un mot sur le codage du corpus. Les conversations tenues sur WhatsApp sont archivées de la manière suivante : jour, mois, heure, numéro ou nom de l’intervenant si son contact était enregistré. Nous avons fait le choix de désigner les participant·es par les quatre derniers numéros de téléphone sur les neuf (excepté l’indicatif) que comptent les numéros de téléphone au Cameroun. Le co-auteur qui a animé le focus group a simplement été appelé co-auteur. Les échanges recueillis sur Facebook étaient codés ainsi qu’il suit : PA- pour participant·e la première lettre du nom ou du pseudonyme de ce dernier (par exemple : PA-AI). Pour éviter de retranscrire les abréviations et fautes de frappe reconnues aux communications instantanées sur les réseaux sociaux, nous avons décidé de proposer des formes non abrégées des mots et de procéder aux corrections de type orthographique ou grammatical tout en conservant la structure exacte des phrases pour éviter d’affecter leur sens. Les mots omis ont été ajoutés et placés entre les crochets.

Le métier de CO au Cameroun : entre paradoxe et incompréhension

Les discours rapportés laissent transparaître des expériences subjectives et intersubjectives de la souffrance identitaire de métier chez les CO camerounais ainsi que les mécanismes de sa construction, de son inscription et de sa gestion dans leur quotidien. En nous référant aux travaux de Viviers (2016) et ses collaborateurs (2018), il nous a semblé judicieux de faire le point sur ce qui est attendu des CO au Cameroun (les prescriptions formelles). Ce qui devrait permettre de croiser leurs désirs et ce qui se fait effectivement sur le terrain.

Corpus administratif du métier de CO et paradoxes

Au Cameroun, l’orientation scolaire et professionnelle, bien qu’intégrée formellement dans la structure sociotechnique de l’éducation, de la formation et de l’emploi (Okéné, 2009; Tsala Tsala, 2007), est regardée avec superficialité (Bomda, 2008, 2016, 2021, 2023a; Evola, 2013). Cela vaut tant pour les partenaires éducatifs (enseignant·es, administrateurs et administratices de l’éducation, etc.) que pour les élèves et le grand public (parent·es d’élèves, partenaires sociaux, etc.). L’intégration professionnelle insuffisante ou inadéquate, laborieuse et disqualifiante des CO (Bomda & Mbwassak, 2024) n’en est que le corollaire. Plus encore, à la faveur de l’informatisation, l’accroissement d’un sentiment taciturne de marginalité dans la corporation semble aller de pair avec la démocratisation de l’information sur les formations et les emplois. Evola (2013, p. 182) fait d’ailleurs observer que « les États [africains] et leurs partenaires d’aide au développement semblent peu s’en soucier et ne forment [les CO] ou n’en utilisent, croirait-on, que pour faire [bonne] impression ». Par exemple, dans les pays d’Afrique francophone, lors de la transition des études vers le marché du travail, « moins de 5 % des jeunes ont trouvé du travail à l’aide d’une agence de placement » (Boudarbat & Ndjaba, 2018, p. 80). Or, il s’agit pourtant d’un des nombreux services attendus des CO. Dans ces conditions, la visibilité sociale et institutionnelle de ces derniers en pâtit.

La législation fait du professionnel et de la professionnelle de l’orientation-conseil un acteur secondaire pour de nombreux chefs d’établissement davantage soucieux de la couverture des programmes scolaires et de l’affectation dans leurs structures d’enseignant·es en nombre suffisant. Or, suivant les dispositions du décret n° 2001/041 du 19 février 2001 portant organisation des établissements scolaires publics et fixant les attributions des responsables de l’administration scolaire, le service d’orientation scolaire fait partie de l’administration scolaire (art. 32 § 2) et les CO sont chargé·es « du conseil, de l’information et de l’orientation des élèves en fonction de leurs aptitudes aux Conseils de Classe » (art. 42 § 1). Plus encore, à la lecture du décret n° 2000/359 du 05 décembre 2000 portant statut particulier des fonctionnaires corps de l’éducation nationale disposait (art. 64 § 2), on retient que les CO au Cameroun ont comme obligations professionnelles :

– l’appréciation du contenu des programmes et des méthodes d’enseignement par rapport aux caractéristiques psychologiques des élèves et aux besoins en compétences de l’économie nationale;

– l’aide au choix des études, des professions et à la vie en général;

– le suivi psychopédagogique des élèves;

– le conseil aux élèves dans la gestion de leurs divers problèmes scolaires (d’insertion socioprofessionnelle), personnels et relationnels;

– la recherche en psychologie appliquée.

Le corpus administratif semble pourtant riche et densément fourni pour faciliter la tâche aux CO. Malheureusement, comme on le verra, le fossé avec la réalité du terrain est énorme.

CO, un·e incompris·e surchargé·e et contraint·e à la démobilisation

Les CO camerounais·es sont des pis-aller dans le système scolaire. L’enseignant·e étant « garant[·e] de la qualité de l’éducation »[13], leurs conditions de travail pénibles encouragent les abandons. Du fait d’une incohérence constante entre le prescrit et la réalité sur le terrain, de nombreux cas de démobilisation ont été observés. En 2006 par exemple, on estimait à 42 % le taux de déperdition dans leur profession (Fankam, 2006). À la faveur de la multiplication des écoles de formation, six ans plus tard, on en était à 24,26 % (Bomda, 2013) contre 37,17 % en 2009 (Okéné, 2009). Dès lors, peut-on avancer que la dégénérescence du métier de CO soit liée aux états émotionnels de démotivation et de transmotivation? Si oui, en quoi la perspective théorique de la souffrance identitaire de métier peut-elle servir de grille de lecture?

En réponse à ces préoccupations, nous postulions que ces états émotionnels seraient des stratégies d’adaptation et de protection défensives mises en place, consciemment ou inconsciemment, pour faire face au vécu dissonant de la souffrance identitaire de métier induite par l’impasse constatée entre le prescrit, les pratiques désirées et réelles du métier. Plus encore, elles serviraient à l’évitement des expériences négatives supplémentaires.

Mécanismes de construction et d’inscription discursive de la souffrance identitaire de métier dans les groupes de discussion

Dans l’une de nos discussions de groupe, la première réaction d’une participante au déclencheur « J’aime le métier de CO, mais j’aime pas être CO au Cameroun » fut la réplique « Ahh voilà! » (PA-AI, 09/08 à 16:29). Deux autres participants ont instantanément partagé l’opinion exprimée dans notre phrase d’appel : « Je valide » (participant 4021, 08/08/2020 à 12:41); « Exactement » (participant 6899, 08/08 à 12:46). Ces réactions confirment qu’il y a effectivement un malaise dans la profession. Les données révèlent une difficile construction du soi-conseiller et un environnement socioprofessionnel nocif à l’origine de la souffrance identitaire de métier.

La difficile construction du soi-conseiller

Le corpus discursif que nous avons rassemblé révèle une construction difficile du soi-conseiller d’orientation. Il faut comprendre par-là que le processus allant de la formation au monde du travail comporte des failles qui empêchent l’individu de se construire un profil psychologiquement assumé de professionnel de l’orientation scolaire et professionnelle. À l’observation des données, les CO arrivent dans les milieux éducatifs ou professionnels avec un soi-professionnel mal ou insuffisamment structuré. La conscience identitaire autobiographique du ou de la CO, que nous appelons le soi-conseiller, est ainsi altérée au niveau de la connaissance même du métier, notamment lorsqu’il s’agit de se construire un prototype cognitif. Monteil (1993, p. 49) dit à ce propos : « le modèle de soi comme prototype envisage le soi comme une structure cognitive activable ou activée lorsque les individus ont à évaluer une information dans un but d’auto-description ». Le déclencheur utilisé dans notre focus group avait justement pour but d’amener les acteurs et actrices du milieu de l’orientation-conseil à faire un autodiagnostic de leur profession, de ce qu’ils et elles représentent et de comment ils et elles se représentent par rapport aux autres acteurs et actrices du système.

L’altération de la conscience de l’identité de métier trouverait en premier ses origines dans le déphasage entre la formation et la réalité du terrain. Le participant 0928 soutient par exemple l’idée que les écoles normales supérieures s’emploient réellement à façonner le soi-conseiller à partir des situations-exemples extraverties : « Je pense pour ma part que, de par la formation reçue à l’ENS (les exemples viennent de l’Occident et [font] rêver), […] on ne peut qu’aimer être CO (si c’est un choix voulu et non imposé) » (08/08/2020 à 12:48). L’usage du verbe de connaissance « penser » montre que le point de vue exprimé est le résultat d’une lecture rationnelle. Les supports de cours et les exemples, puisés dans le contexte occidental, semblent renforcer l’estime de soi chez les élèves CO à partir des situations socioprofessionnelles idéales. Adjoint au syntagme verbal « aimer être CO », l’adverbe de restriction « ne… que » vient appuyer l’idée que la formation installe la structure cognitive identitaire qui est le levier de sa motivation future. Il faudrait cependant, selon le participant 0928, que l’élève CO ait librement choisi cette profession. Cette condition est un préalable à la structuration de l’identité de métier. Elle est linguistiquement marquée par l’opposition adjectivale « voulu » vs « non imposé »[14].

Au niveau de la formation, l’on ne saurait parler d’une motivation complète à exercer le métier de CO. L’école de formation nourrit simplement l’estime de soi en lui fournissant des compétences théoriques et pratiques (lors du stage) qui lui permettront de passer son diplôme – que l’on considérera ici comme une sorte de certificat d’aptitude. Cependant, c’est sur le terrain que cette capacité est réellement éprouvée : « Maintenant quand on se retrouve sur le terrain, on fait face à la vraie réalité! » (participant 0928, 08/08/2020 à 12:48). La violence de la rupture entre l’école de formation et le terrain est telle qu’elle pousse le participant 0928 à une double emphase qui consiste à frapper le pléonasme « vraie réalité » du gras. L’opérateur d’actualisation « maintenant » amène à interroger les curricula dont les « exemples […] viennent de l’Occident ». La décontextualisation de la formation et son éloignement avec les pratiques de terrain fragiliseraient donc la structure identitaire des CO dans la mesure où ils et elles ne l’entraînent pas suffisamment à faire face aux difficultés rencontrées dans la pratique de son métier. Cette lecture semble partagée par le participant 9895 qui ira plus loin en remettant en cause l’ensemble du système :

Faudrait déjà voir au niveau de la formation si les canons du métier sont respectés! Qui peut véritablement aspirer à une formation de conseiller d’orientation ou psychologue scolaire? Quels diplômes devrait-on normalement mettre en avant pour aspirer à cette formation? Combien de temps devrait durer la formation? Nous sommes pour la plupart des conseillers de circonstance et non des CO par vocation (10/08/2020 à 18:25).

Les trois interrogatives contenues dans l’extrait ci-dessus concernent respectivement le profil des candidats qui aspirent aux filières des CO, le type de diplômes qui devraient donner accès à la formation et la durée de celle-ci. Les éléments qui sont pointés ici confortent la thèse des failles structurelles dans la construction du soi-identitaire. Le participant 9895 conclut cette séquence par une généralisation qui ne repose pas sur des données chiffrées ni sur des faits, mais qui bénéficie pourtant de l’assentiment du groupe si on se fie au silence des pairs. Il ajoute qu’il y a un déficit dans la formation qui n’offre pas assez d’instruments pour solidifier la motivation des CO. Il note, pour le regretter, l’absence des cours de communication (interpersonnelle, groupale, de masse) et de méthodologie dans les champs d’application de la psychologie (10/08/2020 à 18:58). Ces instruments leur auraient permis d’organiser efficacement des causeries éducatives, des conférences, des tables rondes, des entretiens psychologiques, de pré-diagnostiquer des troubles d’apprentissage et d’envisager une prise en charge psychothérapeutique[15] des apprenant·es. On pourrait donc en déduire que la structure profonde de l’instrumentalité souffre d’un manque au niveau de la formation puisqu’elle prive les apprenant·es des savoirs qui leur permettraient de faire du résultat sur le terrain. La récurrence d’une incapacité à résoudre les problèmes concrets de son environnement de travail pourrait engendrer une souffrance au travail qui provoquera plus tard une crise identitaire. Suis-je vraiment un·e CO? Si oui, pourquoi je n’arrive pas à détecter les troubles de comportement ou d’apprentissage de mes apprenant·es et leur proposer par ricochet un accompagnement psychothérapeutique adéquat? J’aime pourtant mon métier, mais si je suis incapable de le faire, c’est probablement que je me suis soit trompé de vocation, soit qu’il y a un problème dans ma formation. Et le participant 9895 de conclure que la plupart des CO seraient accidentellement arrivés dans la profession; ce qui expliquerait la généralisation de cette souffrance identitaire de métier.

Le constat selon lequel la vocation serait absente chez la plupart des candidat·es qui se présentent au concours des CO (Nous sommes pour la plupart des conseillers de circonstance et non des CO par vocation) nous pousse à penser que les failles observées dans la structure de la motivation dans ce corps de métier sont même antérieures à la formation, bien avant l’admission à l’école normale. La vocation, considérée comme ce mouvement intérieur qui pousse le sujet à discriminer positivement une profession au détriment des autres, prédispose l’aspirant·e CO à aimer son métier et lui fournit, par conséquent, un confort psychologique susceptible de le ou la fortifier dans les épreuves. Si elle est absente dans le projet de vie professionnel de ceux et celles qui frappent aux portes des écoles normales supérieures (ENS), cela signifie que l’aspirant·e CO est motivé·e par autre chose que l’envie de devenir CO. Le désir de faire plaisir à ses parents ou, pour être plus réaliste, le chômage sont des exemples de circonstance qui peuvent expliquer ce choix. À en croire le participant 9895, la motivation du plus grand nombre serait économique : « Et c’est le contexte actuel du pays qui oblige. On ne fait pas ce qu’on veut, mais on fait ce qu’on voit! ON S’ADAPTE » (participant 9895,10/08/2020 à 18:25). Dès lors, la valeur instrumentale de la réussite au concours n’est pas prioritairement la construction du soi-conseiller dans la mesure où les raisons de ce choix dépendent de la subjectivité des candidat·es qui subissent les affres du chômage. La formation travaille simplement à donner forme au projet vocationnel ou à réformer la perception du métier chez ceux et celles qui arrivent dans le métier pour d’autres raisons.

Effets de l’environnement socioprofessionnel sur la souffrance identitaire des CO

Le milieu socioprofessionnel n’est pas de nature à favoriser l’épanouissement des CO au Cameroun. La méconnaissance de l’importance des CO dans le système éducatif et au sein de l’appareil administratif explique principalement le sentiment d’isolement et de marginalisation qui se dégage des propos des professionnel·les de l’orientation conseil. Les effets sur leur motivation et partant, leur santé mentale, aboutissent à une invisibilisation des problèmes liés à la formation et à la vocation que nous avons évoqués en amont. Le participant 8810 débute son propos en questionnant d’emblée le rapport des CO à leur macro-environnement : « En fait, le CO n’est pas soutenu par son employeur principal : le MINESEC[16]. Pourquoi? » (08/08/2020 à 10:33). La première phrase de cet extrait pose clairement, par le biais de la négation « ne… pas », l’état psychologique des CO dans le système camerounais. C’est un professionnel qui se sent abandonné par son département ministériel; ce serait l’une des sources de son malaise. La souffrance y est en réalité inscrite dans l’implicite du segment « le CO n’est pas soutenu ».

La notion d’implicite renvoie au contenu sémantique qui n’est pas formellement exprimé, mais que l’on peut pourtant extraire d’un énoncé par le biais d’un calcul interprétatif (Kerbrat-Orecchioni, 1998). Dans la classe des contenus implicites, c’est celle des sous-entendus qui semblent plus fructueuse puisqu’elle permet à l’énonciateur 8810 et aux membres du groupe de laisser entendre, dans le contexte d’énonciation de ce focus group, autant d’informations possibles sur le traitement réservé aux CO. L’on comprend dès lors qu’il y a au moins deux catégories de professionnel·les au MINESEC : la catégorie de ceux et celles qui bénéficient du soutien de la tutelle et celle des laissé·es-pour-compte. L’interrogative « Pourquoi? » à la suite de l’assertif anticipe sur la réaction des autres membres du groupe; une attitude qui est dictée par le cadre interactif. Les réponses, quant à elles, suivent directement la question et sont données au style oral par le biais du causatif « parce que » (deux occurrences dans le message du 08/08/2020 à 10:33). Les arguments avancés par les participants 8810, 0928, 9895, 5650, FA-A et 5060 peuvent être regroupés en quatre grands inconforts :

– l’inconfort financier : le non-paiement de la prime d’encadrement psychopédagogique; un salaire inférieur à celui de leurs collègues et égaux indiciaires professeurs des lycées et des collèges d’enseignement général (PLEG et PCEG);

– l’inconfort administratif : l’oubli des CO dans les nominations à certains postes de responsabilité, le fait de considérer les CO comme les autres enseignant·es dans l’approche dite par compétences;

– l’inconfort technopédagogique: le refus d’homologuer les tests psychotechniques dans l’enseignement technique; l’inexistence des séminaires de renforcement des capacités des CO;

– l’inconfort psychosocial: le rejet par les autres enseignant·es qui considèrent que les CO n’ont qu’un rôle secondaire; la jalousie des autres collègues enseignant·es à cause de certains avantages rattachés au métier de CO (bureau, charge de travail réduite, absence d’évaluation sommative dans ses activités, émargement des CO au budget de l’État); le mépris des autres collègues enseignant·es qui considèrent que les tests d’évaluation des CO ne représentent rien comparés aux notes de classe.

Ces inconforts constituent des risques psychosociaux et peuvent sérieusement impacter la santé mentale et la motivation des CO, chacun·e en fonction de son histoire, de son parcours et des déterminants sociaux qui l’ont conduit à cette profession. À l’observation, le premier problème mentionné (prime psychopédagogique) dans l’inconfort financier est une atteinte basique au modèle de la rémunération salariale qui voudrait que les tâches X soient récompensées par le salaire Y. L’absence d’une prime statutaire dans le salaire donne l’impression aux professionnels de ce corps qu’une part du travail abattu n’est pas reconnu par l’employeur. Elle est donc susceptible de provoquer inconsciemment le relâchement dans la pratique du métier dans la mesure où elle enfreint une valeur normative rattachée au salaire : je te paie avec un salaire une prime psychopédagogique pour l’accompagnement des apprenant·es camerounais·es. Le salaire de base sans la prime psychopédagogique est une défaillance qui place l’État en mauvaise posture. En second lieu, le revenu des CO est comparé à celui de leurs collègues PLEG et PCEG[17]. Cette comparaison est probablement tributaire au fait qu’il est parfois confondu à ces dernier·es sur le terrain puisqu’il leur est demandé de faire des cours de conseil d’orientation plutôt que des séances d’information. Cette confusion des rôles est marquée dans les propos suivants du participant 9895 : « bref on ne sait plus si nous sommes des CO ou des PLEG-CO » (10/08/2020 à 18:25).

Une fois sur le terrain, le soi-conseiller a toujours du mal à se définir. Au niveau administratif, il existe vraisemblablement un flou dans son profil de carrière qui fait que le ou la conseiller·e d’orientation se trouve plongé·e dans un environnement dans lequel il ou elle ne peut prétendre à aucune promotion en plus du fait qu’il ou elle soit confondu·e à certain·es de ses collègues. Quelquefois, il ou elle peut être utilisé·e, en fonction de ses compétences secondaires, pour combler l’insuffisance des effectifs spécialisés en mathématique, en français, en histoire, etc. Dans son environnement socioprofessionnel, il ou elle est constamment soumis·e à des menaces qu’il ou elle perd pied avec l’originalité de son corps de métier. En d’autres termes, d’un point de vue sociocognitif, l’on voit très bien qu’il lui est difficile de décrire le prototype cognitif des CO. Monteil fait alors remarquer que « Le sentiment d’originalité d’un individu [est] probablement menacé par la perception d’être semblable aux autres sur ses caractéristiques générales que par la reconnaissance de certaines similitudes à propos de dimensions plus spécifiques » (1993, p. 43). L’assimilation des CO au corps enseignant a visiblement des effets cognitifs négatifs sur leur bien-être. Le détachement d’une valeur instrumentale clairement définie (nomination, profil de carrière) à la profession impacte par conséquent les intrants de l’instrumentalité. La motivation s’en trouve ainsi affectée étant donné qu’il est signalé, dans le même temps, des problèmes d’ordre technopédagogique qui ressortissent spécifiquement de la qualité des instruments de travail (tests psychotechniques) et du renforcement des capacités (séminaires).

L’on peut dès lors comprendre les conflits qui résultent avec leurs autres collègues. Les participant·es au groupe de discussion en parlent d’ailleurs avec un champ lexical de l’hostilité : « Il n’est non plus accepté par ses partenaires enseignants », « ceux-ci sont complexés à son égard », « le jalousent en disant qu’il a moins de travail », « Ils minimisent son évaluation », « ils considèrent qu’il n’a pas le droit d’être nommé au secrétariat des examens », « ils estiment qu’il émarge indûment dans le budget de l’État », « Lorsqu’il rencontre l’adversité (marginalisation extrême par l’administration) ». Lorsqu’il faut parler de leur identité de métier, les participant·es optent très souvent pour une structure de phrase négative (ne… pas/plus) et un vocabulaire des émotions hostiles (adversité, marginalisation). Le rapport à l’autre y est marqué soit par le biais du discours indirect (ils considèrent que, ils estiment que), soit par le discours indirect libre (ils minimisent). Il s’agit d’une schématisation de la souffrance dans le discours, c’est-à-dire une opération qui « présente, à un interlocuteur B, la façon dont un locuteur A voit quelque réalité, littéralement elle la lui propose, elle la lui donne à voir » (Grize, 1998, p. 121). Cette souffrance semble avoir littéralement atteint le moral des troupes qui se résignent aujourd’hui à leur sort : « Bref, c’est dur d’être CO au Cameroun » (participant 8810, 08/08/2020 à 10:33), « Faut avoir le moral bien haut pour tenir » (participant 0928, 08/08/2020 à 12:48). Notre discussion de groupe sur l’identité du métier de CO au Cameroun n’a donc été considérée que comme un simple exutoire sans impact réel sur la condition actuelle des CO : « CO talk talk for nothing… (CO tok tok)[18] » (participant 0928, 08/08/2020 à 12:48).

En guise de conclusion

Contrairement aux théories behavioristes qui se soucient peu des inférences psychologiques complexes, cette étude démontre une fois de plus que les conditions de travail potentiellement anxiogènes et nuisibles structurent la démotivation et la transmotivation chez les employé·es. Loin donc d’être uniquement des incivilités professionnelles, elles sont aussi une forme d’appel à l’aide, à la prise en charge et à la mise en place des stratégies de résistance, de préservation de soi et de son emploi. Dans la perspective de la clinique du travail (Lhuilier, 2006) et de la psychodynamique du travail (Dejours, 2008), la démotivation et la transmotivation apparaissent ainsi comme une soupape de sûreté face à une santé psychique au travail préoccupante qui mérite une thérapie et une prophylaxie.

En effet, les résultats confirment deux choses essentielles :

– la disharmonie entre les instructions officielles, le désir de métier des CO et les pratiques effectives sur le terrain génère un mal-être dans la relation subjective au travail;

– le stress au travail et l’impossibilité d’être en harmonie avec la hiérarchie, les collaborateurs immédiats et la cible aggravent ce mal-être.

À travers le partage de leurs expériences, subjectives et intersubjectives, les participant·es à cette étude ont laissé percevoir un soi des CO difforme et préjudiciable pour leur bien-être au travail. Dans ces conditions, la démotivation et la transmotivation sont apparues comme des stratégies défensives et de protection qui couvent un mal-être préoccupant. À l’analyse, ces stratégies tirent leurs sources :

– des failles structurelles liées, entre autres, au recrutement et à la pluralité des diplômes d’entrée à l’école de formation; à l’extraversion des contenus de formation; à une durée de formation initiale insuffisante et à la mise à disposition sélective des CO dans certains établissements publics (le privé exclu) et pas dans d’autres;

– des mobiles d’entrée à l’école de formation et du choix du métier de CO. Alors que certain·es y sont entré·es par vocation, d’autres y ont été contraint·es par nécessité d’emploi;

– dans un environnement professionnel où le climat organisationnel favorisent l’isolement, la marginalisation et l’invisibilisation des CO.

Couplée à un profil de carrière ineffectif, la violation du droit des CO camerounais·es à la rémunération constitue le summum d’un déni de leur profession et de leur pertinence. Ce déni est vécu comme une atteinte de plus à leurs privilèges de droit et à leur image. En conséquence, devoir coupler à ce déni la déconsidération de certains proches partenaires éducatifs, en l’occurrence les enseignant·es, les administrateurs et administratrices de l’éducation, les élèves et les parent·es d’élèves, fait de la démotivation et de la transmotivation un adjuvant à l’incivilité professionnelle. Entre frustration, colère et découragement, le désinvestissement devient de fait une stratégie de défense et de préservation de soi.

Cette situation paradoxale des CO n’est cependant pas particulière au Cameroun. Au Québec par exemple, les CO sont « en souffrance en milieu scolaire » (Viviers, 2016, p. 254). En France, ils et elles sont peu et/ou mal connus des usager·es (Danvers, 1988). Leurs services souffriraient d’une relative inefficacité et n’auraient pas les moyens d’aider vraiment les élèves dans leur choix (Troger, 2019). « Bouc-émissaire des dysfonctionnements de l’orientation » (Boutet, 1999, p. 43), les CO doivent en plus assumer les conséquences des politiques éducatives tatillonnes sur le droit à l’orientation (Miaille, 2013) et sa démocratisation. En Afrique francophone, l’obsession des taux de réussite, de couverture des programmes et des enseignements font des CO dans les établissements scolaires des faire-valoir (Bomda, 2023b; Evola, 2013). Sans être exhaustif, on a là un aperçu d’un regard social naïf qui conforte l’hypothèse préoccupante d’un mal-être psychologique au travail des CO. Or, la fonction des CO est tantôt présentée comme « essentielle, voire très importante » (St John-Brooks, 1996, p. 37) pour l’éducation, la formation et l’emploi, tantôt comme « l’épine dorsale » (Danvers, 2010, p. 100) de tout système éducatif et de formation professionnelle en situation de crise. À l’ère anthropocène, Guichard (2017) considère d’ailleurs qu’elle est incontournable dans l’accompagnement des individus à la gestion des transitions et des imprévus inéluctables sur le cours de leur vie.

Dès lors, les résultats de cette étude indiquent qu’il y a des manquements organisationnels autour du métier des CO au Cameroun qu’il convient de corriger pour épargner le surcoût de la souffrance psychique au travail. Ces manquements trahissent un climat organisationnel anxiogène et conflictuel qui va de pair avec le sentiment d’absence de marges de manœuvre. La promotion du sentiment de réalisation de soi par son activité pourrait constituer un début thérapie.

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Joseph BOMDA, Université de Ngaoundéré – josephbomda@hotmail.com

Gilbert Willy TIO BABENA, Université de Marouagilbaben@gmail.com

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  1. Art. 7 du décret 2002/040 du 04 février 2002 fixant les montants et les modalités de paiement des primes allouées aux personnels des corps de l’éducation nationale.
  2. Circulaire n° 02/14/C/MINESEC/CAB du 16 janvier 2014 relative aux activités du conseiller d’orientation scolaire dans les établissements scolaires d’enseignement secondaire.
  3. Art. 37 § 1 loi 98/004 du 04 avril 1998 portant orientation de l’éducation.
  4. Circulaire n° 68/B1/1464/MINEDUC/CAB du 19 février 2001 portant définition du programme d’orientation et de conseil dans l’enseignement primaire et secondaire au Cameroun
  5. Décision n° 002/B1/1464/MINEDUC/SG/DPOS/SDOS/SOS du 21 Janvier 2004 portant institutionnalisation du volume horaire destiné à l’orientation scolaire
  6. Art. 5 § 1 de l’arrêté n°40/10/MINESEC/SG/DPCOS/CELOS du 05 mars 2010 instituant l’utilisation du Cahier des charges du conseiller d’orientation au Cameroun.
  7. Pourtant, l’art. 71 du décret 2000/359 portant Statut particulier des fonctionnaires des corps de l’Éducation nationale le prévoit.
  8. En 2018 par exemple, tout le secondaire comptait 1 941 CO alors même qu’il en fallait 3 027 de plus pour atteindre le ratio d’un CO pour 300 élèves (Bomda, 2021). 
  9. Les mises en exergue de l’auteur.
  10. « Personne qui subit ou va subir une opération chirurgicale ; personne qui est l'objet d'un traitement, d'un examen médical » (Le petit Robert 2014).
  11. L’un des co-auteurs est membre de nombreux forums des conseillers d’orientation. Les auteurs ont profité de ce statut corporatiste pour la collecte des données de cet article.
  12. Les CPOSUP du Cameroun, CO de N’gaoundéré; ACPO43; FAMICOW; etc.
  13. Art. 37 § 1 loi 98/004 du 04 avril 1998 portant orientation de l’éducation
  14. Cette opposition peut être dite relative puisqu’il est possible d’aimer, en fin de compte, un choix imposé.
  15. Ce qui est hors de son champ de compétence et donne davantage raison à une formation reçue qui aurait été inadéquate.
  16. Ministère de l’enseignement secondaire.
  17. Professeurs des lycées de l’enseignement secondaire (PLEG) et professeurs des collèges de l’enseignement secondaire (PCEG).
  18. Traduction : CO, juste parler, parler pour rien.

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