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8 L’idée de frontière chez les peuples des monts Mandara du Nord-Cameroun

Samuel KAMOUGNANA

Résumé

Cette réflexion scrute le concept de frontière et détermine le rôle que sa perception, à différents niveaux (celui du pouvoir, celui des gens du commun, celui des étranger·e·s), a joué dans l’évolution des peuples et des États qui ont fonctionné sur plusieurs registres, en fonction de leur situation dans la société et de leurs intérêts. Dès lors, aborder les frontières dans l’espace et dans le temps permettra sans doute de saisir la façon dont elles sont multiformes et se combinent, entrent en concurrence ou se renforcent. Mieux, nous nous interrogeons sur les méthodes d’appropriation de l’espace en tant qu’enjeu de rapports de pouvoir ou de concurrences diverses et entrecroisées dans cet environnement dynamique.

Mots-clés : frontière, structure d’encadrement, monts Mandara, représentation, relations transfrontalières.

Abstract

This work investigates on the meaning of border, on the impact of its perception, at different levels (power, commoners and strangers) and on the evolution of peoples and states. Then, dealing with space and time, will help surely to know how borders combine, concurrence or reinforce themselves. Exactly, we are interested on how methods of the space appropriation relating with power relations or diverse concurrences, in dynamic environment?

Keywords: border, administrative structure, Mandara mountains, representation, trans-border relations.

Introduction

Les monts Mandara du Nord-Cameroun couvrent les actuels départements du Mayo-Tsanaga, du Mayo-Sava, auxquels on ajoute les arrondissements de Méri et de Mayo-Oulo, respectivement dans les départements du Diamaré et du Mayo-Louti (Terde, 1987, p. 5). La combinaison de ses hautes altitudes aux abondantes précipitations donne naissance à ses larges plateaux entrecoupés des vallées fertiles (Njeuma, 1969) où, très tôt, se développèrent des groupements humains en conflits permanents avec les grandes hégémonies du bassin tchadien (Lestringant, 1964, p. 134). Intervenant dans ce climat délétère, les occupations européennes renforcent les hégémonies musulmanes à travers qui elles réorganisent leur espace d’encadrement. De là, le concept de frontière va beaucoup varier en fonction du rôle assigné par ces différents acteurs. Cette notion renvoie principalement à l’usage exclusif ou au contrôle de l’espace, aux différentes modalités ou stratégies matérielles et conceptuelles d’appropriation de l’espace, les rapports que les frontières entretiennent entre elles, tout autant le rôle de ces différents acteurs dans cette recomposition spatiale.

Des espaces lignagers aux grandes hégémonies musulmanes

Dans cet espace montagneux qui n’avait pas encore de nom, les groupes ethniques d’alors offraient une gamme variée de structures d’encadrement régulatrices, parfois très réglementées dans lesquelles se distinguait une perception différente de la notion de frontière.

Les frontières chez les peuples septentrionaux des monts Mandara

Parmi les aires de mobilisation humaine et de production des denrées vitales, les villages jouaient un rôle capital pour les communautés soudées par des liens sociaux et résidentiels. Jean-Yves Martin (1968, p. 78) souligne même que l’étendue du territoire ethnique est élastique lorsque le lignage fondateur essaime de nouvelles aires d’habitation où s’expriment les droits attribués aux premier·e·s occupant·e·s. En pays mafa par exemple, l’espace de cohésion se définissait à un échelon plus restreint, celui du dja ou massif qui ne constitue pas encore un village, mais plutôt une unité de peuplement, car l’habitat y est dispersé et ne se rattache à aucune autorité centrale.

Mais, en considérant l’inventaire des enjeux de cet espace géographique, ses limites sont tout, sauf une ligne simple et immuable, car les Mafa sont lié·e·s entre eux et elles par un puissant engagement interpersonnel (Tassou, 2005, p. 117). Ils n’ont pas la vision concrète de l’espace où s’exerce durablement leur autorité réelle, car sans être statique, le massif en tant qu’entité humaine pouvait largement dépasser la montagne proprement dite (Schaller, 1973, p. 104). Il en était de même de ses limites qui se superposaient de façon arbitraire au relief, le massif apparaissant alors comme la base de toute leur organisation sociopolitique (Boutrais, 1973, p. 43). Nous sommes ici en présence d’une « frange pionnière », une terre de prédilection, d’épanouissement ou d’agrandissement de l’œkoumène qui avait permis aux Mafa de se défendre dans leur cadre restreint contre les conquérants peuls et mandara. En conséquence, l’étendue du territoire ethnique et élastique variait en fonction de l’effectif du lignage sur lequel s’étendait l’autorité lignagère (Martin, p. 78). Ce cadre très étroit, intime de leur terroir, ne dépassait généralement guère les limites de leur patrimoine. Cette limite que les Mafa  nomment kouma encadrait alors une zone exclusive qui se situe au carrefour de différents facteurs cosmiques et mythiques où s’exerce leur droit de déboisement et qui maintient leur homogénéité.

Au-delà de cette dimension essentiellement mythique propre aux Mafa, le peuple voisin mofou avait développé parallèlement des formes plus évidentes de frontière. Dans cet autre contexte, il s’agit le plus souvent des zones peuplées qui s’imposent entre deux régions, où celles incultes, constituées des marges inoccupées et qui jouaient à la fois le rôle de bouclier, de refuge et de réserve, de champ d’expansion pour les plus forts ou les personnes bannies du lignage. Ce sont, dans ce cas et selon Abdoul-Aziz Yaouba (2006, p. 3-4), des zones mythiques ou potentiellement dangereuses pour qui s’y aventure. À ce type de frontière, il est assigné une fonction sociale essentiellement sacrée impliquant les habitudes religieuses, alimentaires, vestimentaires et les alliances matrimoniales. Ainsi, les frontières ou limites se résument parfois aux lois qui régissent la vie sociale et religieuse et dont la transgression appelle, de facto, une justice immanente. Jeanne-Françoise Vincent (1991, p. 115-116) relève même que les Mofou disposent des notables spécialement chargés de vérifier chaque année l’exactitude du tracé de cette frontière considérée comme une porte d’entrée et d’élimination des péchés et des malédictions. Il s’agit du Maslay et de son adjoint le Gurpala.

Pour les Mofou, les frontières sont alors des lieux de pénétration ou de confrontation, assimilés aux marches protectrices dans une région mal pacifiée puisqu’ils et elles éprouvent, par mesure de prévention, la nécessité d’en fixer les contours par une ligne contractuelle à laquelle est assignée une fonction à la fois de bornage et de contact.

L’analyse de ces deux situations montre une superposition d’entités sans cesse remaniées au sein desquelles existent de nombreuses enclaves indépendantes. C’est dire qu’entre les espaces aménagés, il y avait des immensités vides et donc, une certaine conscience des limites au-delà desquelles commençait le territoire de contact avec l’autre ou l’inconnu, et que les invasions peules et mandara vont finalement remettre en cause.

Les frontières dans les monts Mandara méridionaux

Après l’incursion du Wandala au sud de son royaume, de nombreux groupes se dispersent et occupent massivement la zone allant des fleuves Yedseram au Nord et la Bénoué au Sud. Les populations qui investissent ce milieu de pieds-monts y édifient des confédérations, structures d’encadrement politico-administratif semi-centralisées où le commandement était rigide (Roupsard, 1987, p. 58). Ces aires étaient comme les autres au XVIIIe siècle sur la voie d’une lente expansion de leurs potentialités ethniques dans lesquelles les chefs revendiquaient un territoire où s’exercerait leur autorité, tout en essayant périodiquement d’en reculer les frontières. Cette mutation résultait des conditions naturelles et des aspirations des groupes sociaux particuliers, les unes renforçant l’influence des autres.

Dans la confédération Mouvya, par exemple, sous l’égide d’un pouvoir centralisé, les groupes ethniques en présence, constitués d’éléments kanuri, peuls, imshi, sukkur, gudule et turco-yéménites se sont politiquement regroupés dans une entité de type monarchique (Wubila, 2007, p. 158). Cette conception de l’autorité et de l’aire d’influence donne à la guerre une finalité exclusive d’extension, non pas de la zone d’exploitation, mais de celle d’influence. D’essence politique, la frontière cesse d’être cet espace craint pour se muer en nouveaux horizons à conquérir. Ainsi, les délimitations frontalières et leur dynamique expansive ou rétractive sont en rapport étroit avec un surcroît démographique et la « soif de terre ». Agrandir ou maintenir les frontières relève dès lors des prérogatives du Wan-Guera (souverain confédéral). Pour ce dernier, la notion de frontière naturelle (riɓinə) cernant l’espace vital ne semble pas avoir été absente des conceptions géostratégiques.

Du fait de l’étendue de son espace confédéral, le Wan-Guera adopte l’organisation spatiale calquée sur le modèle bornouan où il se fit représenter par des princes et des résidents et résidentes plus loyaux et loyales. Laissant en l’état les frontières lignagères ou tribales aux bons soins des Barkouma (chefs de terre), la confédération s’entoure des frontières sur lesquelles le Wan-Guera va transporter les guerres sur d’autres lieux. Ici, contrairement aux limites lignagères qui sont zonales, le Mouvya crée un visage plus physique que symbolique à son aire d’influence. Dans ce contexte, les alliances, les échecs, tout comme les victoires, renforcent une représentation visuelle des lieux d’appartenance commune unifiés par l’autorité qui s’y exerce et où l’identité territoriale entre en gestation. Il ne s’agit pas de la rendre plus prioritairement défensive qu’offensive, mais plutôt de la rendre stable (Kamougnana, 2009, p. 197-211). Dans ce contexte, les supports de ces frontières sont d’une grande diversité en fonction soit de l’environnement escarpé et drainé, soit du type de rapport établi avec les contrées voisines, sans pour autant être des lignes de rupture et de rivalités. Ils sont également des zones de contact et d’échange qui favorisent des rapports divers. De fait, la frontière devient un espace convoité que les populations « insoumises » occupent, comme ce fut le cas du pays daba à l’est, ou que les « ennemis » envahissent, à l’instar des Batta de Holma au sud. Même dans ce dernier cas, la frontière n’est pas une barrière absolue du fait de l’existence de la langue njeng (langue métissée) constituée de nombreux emprunts gudé et batta. Il en est de même de la langue jimi (Fali dit du nord) servant d’une langue trait d’union entre le Gudé et le Kilba ou du sharwa qui unit les Gudé et les Fali du sud.

À l’Ouest, avec les Kilba, la frontière située sous les versants orientaux des monts Pakka (Yaro, 1975, p. 28) apparaît comme un facteur de déflation des tensions et de promotion de la paix[1]. Par cette politique de « frontières ouvertes », plusieurs personnes qui étaient des embastillé·e·s de guerre, des marginaux et marginales, des banni·e·s de la société, des princes exclus de la succession d’origine kilba, higi, bata, sukkur, peule ou kanuri, sont accueilli·e·s à bras ouverts dans un élan intégrationniste.

Les relations transfrontalières entre les confédérations étaient fondées sur des négociations, des concessions mutuelles, des conventions tacites, des serments qui sont autant d’aspects d’une diplomatie ayant pour but le règlement pacifique des conflits et la promotion de la paix. Selon Johnson Haniel Pongri (1987, p. 117), l’usage du feu de brousse pour délimiter leur frontière commune renforçait davantage la quête de l’harmonie et la coexistence pacifique entre ces entités confédérales. Cette parfaite entente établie entre le Wan-Guera du Mouvya et le Tol-Krama (protecteur suprême en kilba) avait même permis aux Kilba d’occuper paisiblement la partie occidentale de l’actuel canton de Guili et le sud-ouest du canton de Mogodé après l’invasion de leurs sites de Pella, Mijili, Kulinyi, Hong, Garaha, Gaya et Dthaga’u par Bauchi Gordi. Ces alliances avaient surtout conduit à la banalisation de la frontière dont la perception et l’utilisation changèrent radicalement avec l’avènement des grandes hégémonies musulmanes.

Les frontières des grandes hégémonies musulmanes de la fin du XIXe siècle

Antérieurement au Jihad, ce sont l’émirat peul de Bauchi, le Bornou et le Wandala, qui vont entreprendre massivement les incursions pour conquérir, par les armes, tous les versants occidentaux accessibles du Mandara jusqu’aux rives supérieures de la Bénoué. Ces trois mouvements précurseurs du Jihad d’Ousman dan Fodio avaient pour objectif de créer un espace politique et économique pacifié à l’image des anciens empires du Mali ou du Songhaï. Toutefois, pour le Bornou, le Wandala et l’émirat peul de Bauchi, la conquête territoriale est le seul moyen d’élargir leur horizon. En envahissant les monts mandara qui le bordent au sud, le Bornou entendait dominer l’aire du fer et du textile indispensable pour son empire. Pour les Peul·e·s, il était plutôt question de trouver l’accès facile au commerce transsaharien via la plaine du Diamaré en contournant les tracasseries bornouanes et d’y étendre leurs pâturages.

Le jihad peul lancé par Ousman dan Fodio n’est autre qu’un prétexte d’appropriation de l’espace qui attribue le droit de propriété foncière au souverain, en introduisant de fait de nouvelles notions d’espace d’encadrement politico-administratif : celles des aires théocratiques militaires tentant de supplanter les anciennes formations fondées sur une communauté historique, culturelle et économique. Les peuples des montagnes contrecarrés, s’isolant à l’aune de leurs capacités à faire reconnaître leurs ordres, leurs frontières, jadis en cours de matérialisation, deviennent davantage régressives dans les montagnes. Par ce repli des Mafa dans les montagnes, les Peul·e·s de Mabass, Madagali, Michika et Moubi élargirent leurs horizons sur les aires abandonnées nommées Nga Kola (ce terme signifie littéralement ‘‘nous avons abandonné’’ est interprété comme ‘‘lieu abandonné’’ déformé plus tard en Mokolo). Vaincu·e·s malgré eux, certain·e·s Mafa, déjà implanté·e·s aux piémonts, firent des mouvements de reflux vers les massifs de peur d’être tué·e·s ou conduit·e·s au Nigeria actuel comme captifs et captives. Par contre, d’autres sont resté·e·s sous les règnes plus ou moins contestés des chefs musulmans (1830/1921). Ce contexte d’assujettissement, selon Abdoul-Aziz Yaouba (2006, p. 8), a donné naissance, dans cette région, à deux catégories de personnes : les dominant·e·s (rimbe) et les dominé·e·s ou esclaves (maccube ou kirdi).

Pour les Peul·e·s, la notion de frontière reste le résultat d’un triple dosage entre mobilité, fixité et linéarité dans lequel la zone soudano-sahélienne est considérée comme leur espace de prédilection. Ici, la frontière s’arrête là où commence l’espace géographique hostile à l’épanouissement de leur bétail ou au déploiement de leurs chevaux. C’est de cette situation que la zone montagnarde se subdivise en deux ensembles géographiques où les plaines accessibles sont attribuées aux Peul·e·s tandis que les massifs défensifs appartiendraient aux païen·ne·s. Ainsi, les Peul·e·s conçoivent et définissent la frontière de manière diverse et l’appliquent au gré des circonstances. En étant ainsi zonale et mobile par essence, cette conception diffère de la conception paysanne plus sédentaire où la frontière s’identifie aux domaines culturaux. Conséquemment, l’espace d’encadrement prend le sens d’une zone d’expansion ou de régression culturelle, tout comme sa frontière prend le sens d’une limite en expansion constante, en même temps que celle d’une barrière érigée entre cultures antagoniques. Mieux, la frontière est synonyme de ligne de scission entre la terre de l’Islam (Dar-al-Islam) et celle des mécréant·e·s (Dar-al-Harb) que la coalition peule avait réduite en îlots incapables de s’unir pour rétablir leur identité. Ainsi, ces frontières correspondent à la nature des rivalités entre puissances sur le terrain.

Une nouvelle conception de la frontière : les frontières modernes

Faisant leur apparition au début du XXe siècle, les frontières coloniales dans les monts Mandara sont l’œuvre de la Grande-Bretagne, de l’Allemagne et de la France. Ces frontières, qui interviennent dans un climat de concurrence économique tendue, vont être dynamiques pour permettre à chacune de ces puissances d’y conserver une position dominante (Njeuma, 1978).

Les frontières montagnardes allemandes

Soucieuses de faire respecter au plus vite leur souveraineté territoriale, les puissances britannique et germanique entreprennent la démarcation de leurs domaines d’influence (Abdouraman, 2006, p. 151). À cet effet, il est introduit une nouvelle logique spatiale (Modu, 1985, p. 29) par une action diplomatique datant du 14 août 1893[2]. Cette action entraîne aussi l’émergence d’un nouvel ancrage spatial où les frontières, selon Foucher (1994, p. 167), se transforment d’ores et déjà en limites administratives séparant des sociétés autrefois libres pour les soumettre à des systèmes d’encadrement différents. Marqueur d’espaces politiques dans la nouvelle conception (Abwa, 2010, p. 92), la frontière est dorénavant un marqueur d’institutions administrative et politique. De fait, c’est dans cet espace « clôturé » par des frontières reconnues que s’appliquent désormais les lois, les prélèvements fiscaux, bref le pouvoir colonial. La principale conséquence de cette situation est l’apparition d’une identité territoriale dont le développement ne doit pas être confondu nécessairement avec le phénomène d’identité collective même si la première concourt à forger la seconde.

Cette intégration horizontale assure la liberté de circulation des hommes, des femmes et des biens au sein d’une zone d’influence au profit exclusif de la métropole qui impose à chaque région ou unité administrative une spécialisation dans la production des matières premières en fonction des besoins du moment (Sa’ad, 1976, p. 14). Et non sans contradictions, ce principe de l’assise géographique naturelle de la frontière opère une scission nette entre entités jadis en phase d’intégration. L’exemple le plus plausible est le Mayo-Mangafé qui sépare, d’une part, le royaume du Wandala et le lamidat de Maroua et, d’autre part, une frontière inter-lamidale entre Yola et ses territoires vassaux. Une frontière idéologique, selon Abdouraman Halirou (2006, p. 141) qui affranchit et distingue les lamidats mahdistes du Nord-Cameroun de la coupe du Tijaniya de Yola.

Ainsi, cette innovation territoriale annonce subséquemment la précarité de l’union peule contre la résistance païenne devenue plus que jamais tenace. Cette double adversité consacre un repli obligé des Peul·e·s dans leurs îlots que seule l’aide allemande ne les sauve des mains de leurs adversaires kirdi. À l’égard des princes peuls et mandara qui ambitionnaient de rétablir leur allégeance (Lestringant, 1964, p. 134) avec l’appui de l’administration coloniale allemande, les populations des montagnes se montrent plus qu’intrépides, ripostant par des actions de guérilla (Terde, 1987, p. 24) considérées par les sociétés pastorales comme une des plus grandes contraintes de l’époque. Mieux, cette guérilla est perçue comme un obstacle à leurs mouvements réguliers et plusieurs fois séculaires (Kirk-Greene, 1969, p. 3). Cette frontière est considérée comme une négation de leur genre de vie, car être confiné à un milieu géographique statique est pour le pasteur nomade contre nature, une menace pour la survie du bétail qui remet en cause sa propre existence, du fait que la frontière a toujours été pour le nomade le reflet du système pastoral du groupe et non l’exercice ou le diktat d’une souveraineté sédentaire (Abdoul-Aziz, 2006, p. 8).

En le faisant, ces puissances divisaient des peuples, homogènes sur les plans culturel et linguistique, en de nouvelles nationalités, non sans soulever de graves problèmes d’intégration interethnique. Ces problèmes sont réglés par l’administration allemande à travers la libération substantielle des terres des plaines et plateaux longtemps assiégées et confisquées par les Mandara et les Peul·e·s au profit des Kirdi (Pahimi, 2010, p. 4).

Pour ces entités isolées, la frontière entre les massifs et les basses terres riveraines était perçue comme une ligne de resserrement du verrou peul et mandara sur elles; mieux, c’était un front où toute action des montagnard·e·s était vaine, contrairement à ce qui s’apparentait à une ligne de libération ou de l’autonomie vis-à-vis de Yola. C’est sans doute dans cette logique que l’accaparement des terres est non seulement un signe de pouvoir, mais aussi de richesse.

Les frontières montagnardes françaises

L’Allemagne vaincue, la France et la Grande-Bretagne décidèrent de placer sous leur autorité les zones occupées par leurs troupes (Abwa, 1998, p. 8). Définies pour des raisons technico-administratives, ces nouvelles frontières sont totalement arbitraires et divisent plutôt les peuples mandara, mofu/guira, mafa/margui, kapsiki/higi, jimi/fali, gude, njeng, bata, namchi et chamba en deux parties d’inégales valeurs. En modifiant de la sorte les frontières antérieures, la présence française crée dans la zone montagnarde un autre ancrage territorial où la question des limites devient aussi bien un instrument d’annexion qu’une aberration, tant elle est fréquemment scandée de cols. Elle se franchit et relie autant qu’elle ne sépare.

En redessinant à la règle et au crayon une région qui, il est vrai, montrait de larges zones de discontinuité dans son occupation humaine, la Grande-Bretagne et la France ont mis en place un mécanisme inhabituel et ignoré des peuples de montagne. Ainsi, les monts Mandara, qui n’ont jamais constitué en soi une frontière tout au long de l’histoire, deviennent désormais une barrière entre la plaine du Yedseram et la plaine du Diamaré. Ce développement extraverti renforce le caractère archaïque des frontières qui contribuent ainsi à réduire les échanges entre les espaces géographiques complémentaires pour qui le développement séparé a très vite montré ses limites. Chez les Mofou par exemple, même le découpage des cantons ‘‘païens’’ reflétant les entités ethniques ne donne pas entière satisfaction puisque les nouvelles limites de leurs cantons suivaient les pieds des principaux massifs que ce peuple empiétait régulièrement pour accéder aux terres fertiles des piémonts[3]. Dès lors, la tentative administrative d’octroyer des zones de culture en plaine aux Montagnard·e·s entraîna de nouvelles amputations sur les cantons du Mandara en 1954 (Boutrais, 1973, p. 65).

Cette politique, née de la compétition foncière et favorisée par la quête du développement économique, conditionne largement tant les relations interethniques que les réaménagements administratifs. En fait, l’absence d’économie complémentaire contribue à créer le problème des frontières, lesquelles sont devenues les pourvoyeuses de marchandises importées d’ailleurs et dont les bénéficiaires jouent sur la disparité des monnaies et des tarifs douaniers.

Les frontières montagnardes postcoloniales

Au sortir de la période coloniale, le bassin tchadien est en profonde mutation. Si les frontières franco-britanniques furent institutionnalisées, voire renforcées dans la charte fondatrice de l’Organisation de l’unité africaine en 1963 et celles administratives internes inchangées, cette logique de recomposition spatiale revêt plusieurs dimensions (Njeuma, p. 160). Sur les processus de réorganisation antérieurs, sont venues se greffer des préoccupations politiques qui ont conduit à la mise en place de nouvelles formes d’encadrement où les peuples des montagnes n’ont au mieux qu’une conscience territoriale et non une conscience identitaire à l’échelle de l’ensemble de leur zone montagnarde. Ils n’ont même plus conscience de constituer un ensemble homogène à l’intérieur des frontières à eux imposées. Leur minoration dans la gestion administrative de leur région a conduit à reproduire les frontières imposées par le jihad. Mieux, Ahidjo fait de l’ensemble du Nord-Cameroun un bloc administratif monolithique indivisible sous la haute gouvernance de l’inamovible inspecteur fédéral, puis du gouverneur Ousman Mey considéré comme le « super lamido ». Pour éviter que leurs champs ne se transforment en pâturages, les Kirdi ont dû regagner leurs massifs ardus d’antan pour des fins économiques (Bouquet, 1990).

Selon Foucher (1994, p. 167), les échanges illicites sont doubles. Il y a d’abord le commerce des produits de rente qui ont longtemps bénéficié de prix garantis. En conséquence, nombre de petit·e·s planteurs et planteuses écoulaient à meilleur prix leurs produits par le canal des pisteurs qui faisaient encore un bénéfice par rapport au tarif officiel. Chacun y trouvait son compte dans cette activité d’évolution lente, mais qui devenait attractive, d’une part, parce qu’ils étaient coutumièrement les maîtres des lieux, d’autre part, parce que leurs frères et sœurs voisin·e·s étaient devenu·e·s des Nigérian·e·s par le miracle du tracé frontalier et donc, de véritables étranger·e·s protégé·e·s par des « frontières », des barrières monétaires, fiscales et douanières, qu’il pouvait être lucratif de transgresser, notamment en livrant des produits en contrebande. Cela s’est fait, à une échelle de plus en plus grande, au point que les habitant·e·s des frontières sont désormais presque tou·te·s marchand·e·s au sein des circuits interlopes qui intègrent naturellement tou·te·s ceux et celles qui gravitent autour des frontières, notamment les douanier·e·s qui font de la corruption leur occupation première (Igue, 1989). Cette activité relevant de l’informel, segmente à l’infini les circuits de distribution et assure ainsi des retombées financières considérablement démultipliées. Une attitude qui nous met face à deux visions apparemment contradictoires, mais complémentaires en réalité : le pouvoir d’État, pour lequel la frontière est surtout une ligne à protéger au nom de sa souveraineté, et les communautés locales pour lesquelles la frontière est un espace utile qui les fait vivre par son existence même.

De plus, la notion de l’étranger·e, corollaire à celle de frontière, s’exprime sous le triple modèle de l’intégration, de la ségrégation et de la construction identitaire. Simultanément, le statut des étranger·e·s, qui renforce, atténue ou fige à l’intérieur des frontières une ségrégation sociale, reste toujours une source de conflits intercommunautaires confinés dans des frontières étroites que l’exigence « unitaire » des premières décennies de la post-colonie va remettre en cause par la promotion d’une culture commune qui porte totalement sur le projet d’intégration spatiale.

Mais, au-delà de basses manipulations politiques assez courantes dans la région, on relève aussi le repli identitaire à l’intérieur desdites frontières imposées qui, d’une part, ont rendu précaire la situation des peuples frontaliers, et d’autre part, ont jeté la suspicion sur les étranger·e·s qui les franchissent. Un curieux concept d’allogène a fait son apparition, chargé d’intolérance et parfois de haine, au point que des manifestations d’hostilité et même des ratonnades contre ces allogènes ont lieu dans certaines régions, ce qui pose le problème de la légitimité de ces frontières coloniales dans cette aire montagnarde.

Conclusion

En remontant l’histoire des frontières des monts Mandara, l’on constate l’existence d’une évolution de différentes perceptions et répercussions des frontières. Celles-ci sont le résultat d’une longue histoire qui doit être prise en compte au-delà de l’accident du partage colonial auquel obéissent des logiques tant de fragmentation que d’unification. Ces facteurs de déstructuration expliquent en grande partie les difficultés de réintégration d’espaces viables sur les plans géographique, économique et politique.

Sur cette première strate en partie brisée, puis sur les débris de ces nouvelles formations elles-mêmes bientôt détruites, la partition coloniale a imposé à son tour une nouvelle génération des subdivisions. Formes nouvelles, mais pas inconnues des États, les empires de conquête du XIXe siècle relevaient en partie d’influences occidentales. C’est alors que les idées occidentales sur l’État ont été introduites en force sur un terrain en partie déjà remanié, voire préparé. De ce fait, les frontières restent une donnée générée par les aléas de l’histoire, un facteur très complexe dont il faut bien entendu tenir compte, mais qu’il faut se garder de transformer en causalité. Ce ne sont pas les frontières qui créent les guerres, mais les nationalismes qui se sont construits au sein et autour de ces frontières.

Les frontières sont intégrées. La question n’est donc pas de redessiner les frontières, cela ne résoudrait rien. Ce qui est important à retenir dans l’histoire de ces vastes formations politiques, ce ne sont pas les frontières dont les limites restent floues, mais leur capacité à gérer la complémentarité des zones écologiques. Cet ensemble montagnard, ouvert au monde extérieur, constitue ainsi l’armature de cet espace dont les limites s’étendent de la plaine du Yedseram à l’ouest et au sud, à la plaine du Diamaré à l’est et à celle du Logone au nord. La nécessité est d’articuler, d’inter-relier la vision d’en haut et celle d’en bas, celle de l’État et celle des peuples. Ce n’est donc pas juste une question de frontières, c’est un processus à la fois politique, économique et socioculturel qui interpelle à plus d’un titre le Cameroun et le Nigeria sur la manière de surmonter les handicaps conjoncturels accentués par l’histoire courte de leurs frontières communes ayant laissé leurs marques.

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Samuel KAMOUGNANA, Université de Maroua – kamougnana@yahoo.fr

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  1. Les marchand·e·s qui commercialisaient le coton, le fer et le sel, bénéficiant d’une certaine immunité, traversaient les frontières sans entraves et jouaient par moment le rôle de faiseurs et faiseuses de paix entre les différentes confédérations.
  2. APN, CBLT, 0045, Rapport de la réunion extraordinaire du 21-23 juin 1983, Lagos, p. 1.
  3. ANY, APA, Foures, Rapport de tournée dans le canton de Boula, 1949.

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