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3 L’extension de la menace terroriste Boko Haram dans les monts Mandara (Cameroun/Nigeria)

GIGLA GARAKCHEME

Résumé

De son épicentre nigérian, Boko Haram s’est progressivement étendu aux pays voisins, se transformant en menace régionale. En raison de leur proximité géographique et de leur caractère stratégique éprouvé au cours de l’histoire, les monts Mandara sont vite apparus comme un site privilégié à la fois de propagation et de repli pour les adeptes de ce groupe terroriste. En s’appuyant sur les sources sécuritaires, la littérature disponible et l’observation, ce travail retrace le processus par lequel les affinités sociologiques transfrontalières ont désigné le sanctuaire montagneux du Mandara comme un enjeu majeur de la lutte contre le terrorisme transfrontalier à la lisière du Cameroun et du Nigeria. L’étude évoque aussi les réactions des populations qui ont eu le sentiment d’une répétition de l’histoire.

Mots-clés : Boko Haram, peuples transfrontaliers, sanctuaire, monts Mandara, Cameroun, Nigeria.

Abstract

From its nigerian epicenter, Boko Haram gradually spread to the neighboring countries (Cameroon, Chad…), thus turning the domestic insurgency into a regional security threat. The historical cross-border proximity, similarities and strategic character of these countries put the Mandara Mountains as a focus point both for propagation and refuge for the insurgents. From security sources, available literature and participative observation, the purpose of this study is to trace back the process by which cross-border sociological affinities portrayed Mandara mountainous sanctuary as a major turning point in the ongoing fight against Cameroon and Nigeria cross-border terrorism.

Keywords: Boko Haram insurgency, cross-border populations, Mont Mandara sanctuary, Cameroon and Nigeria.

Introduction

Le golfe de Guinée est en proie, depuis plusieurs décennies, à des défis sécuritaires de plusieurs ordres, lesquels mettent en exergue la fragilité des États et la compétition d’acteurs internationaux pour l’accès et le contrôle des ressources (Ntuda Ebode, 2010; Ngodi, 2015). Depuis le début de la décennie 2010, il est apparu une nouvelle modalité de l’insécurité qui se singularise par son extension territoriale. Il s’agit du terrorisme islamiste de Boko Haram qui a débordé, depuis son foyer nord-est nigérian, sur les territoires camerounais, tchadien et nigérien (Onuoha, 2014). Le Nigeria, habitué à jouer les premiers rôles dans les opérations de maintien de la paix en Afrique, s’est retrouvé du jour au lendemain dans la catégorie des pays sollicitant l’aide militaire de la communauté internationale. Si les réponses militaires apportées par l’armée nigériane se sont révélées parfois inadaptées en contexte de guerre de quatrième génération (Ahokegh, 2012), le Cameroun ne fait pas moins l’expérience d’une résurgence terroriste (après les épisodes de la guérilla upéciste) qui hypothèque son image de « havre de paix » (Bolak Funteh et Ndikum Azieh, 2015).

L’émergence de l’organisation terroriste Boko Haram au début des années 2000 dans l’État fédéré du Bornou faisait déjà du Cameroun une base arrière logique. En 2003, la communauté hétéroclite des adeptes de la « secte » se retire dans le village de Kanama (État de Yobe) proche de la frontière avec le Niger. Passé l’épisode de 2009 sous Mohamed Yusuf, c’est avec Abubakar Shekau que s’ouvre en 2010 un nouveau cycle de violence (Brigaglia, 2014) qui a embrasé les pays voisins. Le Cameroun est devenu alors une cible de l’organisation. D’abord caractérisé par les enlèvements des expatrié·e·s, le mode opératoire a connu un revirement le 22 juillet 2014 avec l’attaque de Kolofata. Après les accrochages sporadiques dès mars 2013 entre l’armée camerounaise et Boko Haram, la déclaration de Paul Biya du 17 mai 2014 à Paris officialise l’entrée en guerre du Cameroun. La coalition des troupes tchado-camerounaises qui constitue un début de réponse régionale aboutit à un recul des terroristes. Acculés, ceux-ci trouvent refuge dans la région des monts Mandara, zone montagneuse transfrontalière qui enjambe le Nigeria et le Cameroun. La contre-offensive du Tchad qui bénéficiait du droit de poursuite, contrairement au Cameroun, a révélé au grand jour ce sanctuaire de Boko Haram qui n’avait pas fait jusque-là l’objet d’une médiatisation comparable aux autres fronts que sont Kousséri, Amchidé ou Fotokol.

En s’appuyant sur la littérature disponible, les sources policières et l’observation, cette contribution s’attache à montrer que Boko Haram s’est employé à sanctuariser les monts Mandara. Les raids meurtriers qui y ont été menés par le groupe djihadiste ont généré non seulement la reviviscence d’un passé douloureux, mais ont davantage conforté la dimension stratégique d’un territoire montagneux convoité par les insurgés en quête d’une zone de repli. Véritable pont rocheux jeté entre le Cameroun et le Nigeria, la région des monts Mandara est devenue, du fait de sa proximité géographique avec l’épicentre des opérations de Boko Haram, un enjeu majeur de la guerre.

Le poids de l’histoire et de la géographie

Il n’est pas besoin de reproduire ici l’abondante littérature sur les rapports sociaux de domination dans et autour des monts Mandara (Urvoy, 1949; Barth, 1965; Müller-Kosack, 2009; MacEachern, 2012). Toutefois, il importe de rappeler brièvement que les relations interethniques, marquées par des tensions ethnoreligieuses, ont transformé jadis les massifs du Mandara en site défensif. Fuyant devant l’avancée de la cavalerie esclavagiste des royaumes de la cuvette tchadienne, des vagues successives de populations s’y implantèrent. Jusqu’à la période coloniale au début du XXe siècle, voire après, les montagnards ont connu une énorme pression que leur histoire n’a été restituée que sous le prisme de la servitude et du siège. L’appellation générique « kirdi » qui renvoie aux catégories subalternes dans le vocabulaire taxonomique autochtone en est une illustration édifiante. Mieux, cette expression rend compte d’un contexte historique fait de violence. En effet, l’économie de prédation à laquelle s’adonnèrent les royaumes musulmans du bassin tchadien fut dramatique pour les sociétés montagnardes. Il est indéniable que l’insécurité ambiante a largement modelé leur identité collective. Pour preuve, afin de se prémunir contre les agressions extérieures, les montagnard·e·s ont procédé à une fortification quasi systématique de leur milieu de vie. Cette militarisation de leur espace se matérialise par l’érection des murs de protection, la sélection et l’entretien des défenses végétales ainsi que l’identification et la sacralisation de certains « sites refuges », lieux de repli quand les populations sont surprises ou submergées par l’ennemi (Gigla, 2016). Cette anthropisation de l’espace à des fins défensives apporte la preuve que la sécurité et le souci de préserver leur indépendance ont amplement modelé l’identité montagnarde et qu’il ne faut pas, pour la décrire, s’arrêter seulement aux aspects purement culturels et cultuels. L’adaptation par la fortification à un milieu difficile a donc conduit au façonnement d’une mentalité défensive.

Dès lors, à la suite de plusieurs auteurs et autrices, il faut souligner l’importance de deux facteurs pour rendre compte du phénomène étudié. Il s’agit d’abord du facteur historique. L’histoire de façon générale et celle du peuplement en particulier permettent de constater que la guerre est restée une matrice essentielle de la dynamique globale. Espace ouvert, le bassin du lac Tchad, dans lequel s’inscrivent les monts Mandara, est aussi un espace de conquête. En effet, les conquêtes ont entraîné des vagues migratoires et surtout remodelé les cartes ethniques. La religion, l’islam en l’occurrence, a nourri l’expansion des hégémonies et suscité des replis défensifs de ceux et celles qui ont refusé l’apostasie ou la soumission. Le cadre défensif approprié s’est révélé être la montagne créant une dichotomie montagne/cheval. En effet, à la puissance équestre s’est opposé le caractère accidenté du relief; à une civilisation centrée sur « le cheval » s’est substituée une autre modelée par les contraintes de la vie en altitude. La géographie apparaît alors comme le deuxième facteur déterminant.

L’homme a trouvé dans la montagne la meilleure oasis, la meilleure forteresse dans un environnement de guerre endémique. Comme nous l’avons élaboré ailleurs, le contexte colonial se situe au prolongement des antagonismes antérieurs. Sur la durée donc, il est notable que le passé des peuples des monts Mandara se ramène à un face à face, d’abord face au désir d’hégémonie musulmane dans le bassin tchadien, ensuite face aux États modernes qui leur succédèrent. Avec les incursions motorisées de Boko Haram surgit le sentiment d’une « répétition de l’histoire » (van Beek et Chétima, 2020). Selon une étude de Scott MacEachern (2018), les attaques de Boko Haram font écho à certaines pratiques criminelles antérieures, de même qu’elles tendent à reproduire, voire à réactiver des desseins hégémoniques d’antan. Si certain·e·s auteurs et autrices pensent que l’émergence de l’insurrection de Boko Haram dans l’État de Borno révèle un désir de revanche kanouri et une tentative de restauration de l’empire du Bornou (Seignobos, 2020), Scott McEachern souligne néanmoins des similitudes et une certaine fascination des leaders de Boko Haram pour le califat de Sokoto. Quoi qu’il en soit, les « innovations guerrières » (Seignobos, 2014) introduites par les insurgés traduisent une réappropriation perverse des « cascadeurs », des « coupeurs de route » et même des rezzous du XIXe siècle. Un parallèle avec les raids meurtriers de Hamman Yadji, chef peul de Madagali (Nigeria), qui consigna dans un carnet de guerre ses chasses aux esclaves dans les monts Mandara, est à ce propos éloquent :

Hamman Yaji’s diary makes evident a number of important points. In the first place, young women were the preferred targets of Hamman Yaji’s raids […]. Second, there is the question of markets: what did Hamman Yaji do with all of his slaves, since the British had a decade earlier abolished the plantation slavery that was so important in the nineteenth century Sokoto Caliphate […], and the slave markets that fed it? It appears unlikely that Hamman Yaji ever made much of a monetary profit on his slaves, and it may well be that he pursued his slave-raiding activities out of a kind of cultural inertia: that was what Muslim chiefs on the frontier did. However, his diary indicates that he used enslaved young women as a kind of human currency in and of themselves, exchanging them for horses and other goods. Importantly, he also provided them as gifts to his followers and supporters, providing a human incentive for their allegiance. […] The parallels here to Boko Haram are quite striking. Madagali, Hamman Yaji’s headquarters just a century ago, is only eighty kilometres from Chibok. In 2014, Boko Haram would kidnap hundreds of young women from the Government Secondary School in that town, and they were of about the same age as the girls who were the most prized targets of Hamman Yaji’s raids. Abubakar Shekau, the Boko Haram leader, did not keep a diary (as far as we know), but he boasted on videos in 2014 that he would sell the Chibok schoolgirls “. . . in the marketplace . . . ” – a slave marketplace that does not exist today, as it did not for Hamman Yaji (McEachern, 2020, p. 55-56).

Cet extrait conforte l’idée que Boko Haram ne devrait pas seulement être perçu comme « une franchise régionale du terrorisme mondial, inspirée par des mouvements non africains tels que les Talibans, Al-Qaïda et l’État islamique » (Chétima, 2020, p. 221), mais analysé aussi comme « le dernier avatar de la longue tradition du djihad qui a marqué l’histoire de l’Afrique de l’Ouest depuis au moins le XVIe siècle » (ibid.). Cette perspective endogène permet également de saisir la brutalité avec laquelle Boko Haram a investi les monts Mandara.

Les incursions de Boko Haram dans les monts Mandara

L’émergence et la structuration des mouvements rebelles obéissent à des logiques complexes qui tiennent notamment aux trajectoires historiques des pays et au rapport de force entre divers acteurs à un moment donné (Pérouse de Montclos, 2012; Mahmood Mamdani, 2009). Mais il est constant que, pour prospérer, ces mouvements s’efforcent de contrôler une portion du territoire national ou, comme au Tchad, sanctuarisent une zone frontalière dont le relief accidenté en fait un bastion solide (Ali Waïdou, 2014).

Au moment de sa création au début des années 2000, Boko Haram, comme beaucoup d’autres mouvements rebelles, se structure à l’intérieur d’une base située dans l’État de Yobe et dénommée éloquemment « Afghanistan ». C’est en 2003, après un affrontement avec les forces gouvernementales nigérianes, qu’il en est délogé. Le mouvement se réfugie alors à Maiduguri avec Mohammed Yusuf à sa tête. En 2007, après la capture et l’assassinat de celui-ci, son successeur, Abubakar Shekau, transforme la galerie forestière de Sambisa en nouveau repaire. Au gré des succès militaires, Boko Haram se positionne comme une organisation médiatisée, mais peu connue du point de vue de sa structure et de son fonctionnement. Initialement localisées au Nigeria, ses attaques se régionalisent et ciblent le Cameroun où des incursions se greffent aux assassinats ciblés et enlèvements d’expatrié·e·s et de Camerounais·es en mars 2014.

Deux phases peuvent alors être distinguées. Jusqu’en janvier 2015, Boko Haram monte en puissance et coordonne dans les trois départements frontaliers de l’Extrême-Nord des raids meurtriers qui combinent harcèlement des positions des forces de défense et coups de main pour s’approvisionner. Les monts Mandara deviennent un théâtre majeur des affrontements :

L’ancienne réserve forestière coloniale de Sambisa, au sud de Maïduguri, modeste forêt sèche, ne constituait pas un abri. Les rives méridionales du lac Tchad avec ses nombreuses communautés de pêcheurs, d’éleveurs et de cultivateurs attirés par les laisses du lac, véritable eldorado, dominées par des commerçants hausa, se révèle un milieu peu favorable à Boko Haram. Pour être investis, les marécages et les îles demandent une pratique que Boko Haram ne possède pas. De plus, l’armée tchadienne règne sur la majeure partie du lac, Boko Haram ne se livrant qu’à des rackets sur les commerçants de poissons et de maïs et ne manifestant son emprise qu’à la frontière nigérienne vers Diffa. […] En revanche, le versant occidental des monts Mandara et ses premiers contreforts du nord, les Gwoza Hills, sont un véritable domaine défensif. La bourgade de Gwoza, où Boko Haram est présent depuis 2003-2004, devient leur centre stratégique à la fois de repli et de contrôle des routes vers Yola, Maïduguri, Damaturu et le Cameroun. Des combattants investissent au début de 2013 la montagne à l’est et jusqu’au sud de Guduf. Ils s’imposent par la force à Dghwede dans les Gwoza Hills : de nombreuses habitations sont brûlées, le mil et le bétail pillés, des gens massacrés. L’armée assiège les piémonts et bombarde à l’aveugle, mais ne s’aventure pas dans les rochers. En juin-juillet 2014, la situation s’aggrave, l’armée bat en retraite et abandonne du matériel. Boko Haram se renforce à Gwoza et c’est toute la montagne, à l’arrière, qui tombe sous sa coupe. Boko Haram dispose désormais à proximité de reliefs plus facilement défendables, comme le pic de Zelidva (1 300 m), où des puisards à Ndololo alimentent la région en eau pendant toute la saison sèche (Seignobos, 2014, p. 150).

En septembre 2014, une attaque particulièrement sanglante contre Ldoubam, non loin de Tourou, se solde par la décapitation des gendarmes de faction et d’un chef de culte chrétien. La secte sanctuarise des pans entiers du versant occidental (côté nigérian) des monts Mandara et soumet les populations à un ordre islamique qui se traduit par des conversions forcées à l’islam et des profanations, voire des incendies de chapelle. Dans la nuit du 24 au 25 décembre, deux lieux de culte sont ainsi incendiés à Zeneme I et II. Le lendemain, 26 décembre, le village de Beljoel par Mozogo est victime d’un raid qui fait une trentaine de morts; plusieurs concessions, y compris l’église, sont incendiées (L’Œil du Sahel, n° 665, 29 décembre 2014). Au-delà des monts Mandara, le bilan est aussi dramatique et suscite une psychose générale. C’est dans ce contexte qu’après l’attaque de Baga le 3 janvier 2015, un marathon diplomatique débouche sur une riposte multilatérale. Les succès de la contre-offensive sous-régionale contraignent les insurgés à se réfugier dans les contreforts du Mandara; du côté nigérian, ils ne peuvent pas être délogés par l’armée camerounaise qui ne jouit pas du droit de poursuite. Le face-à-face qui s’ensuit est décrit par la presse qui indique qu’à

Mabass, petite localité de l’Extrême-Nord camerounais, meurtrie par une incursion d’islamistes, une dizaine de soldats tiennent un poste d’observation de fortune installé au pied d’une montagne, protégés par des pierres et des sacs de sable. Ailleurs, des blindés sont dissimulés dans la montagne et des check-points le long des pistes pour dissuader les islamistes installés en face d’eux […]. D’ici, on aperçoit un premier village nigérian, Drive, situé à 100 mètres, en contrebas de la position de l’armée camerounaise[1].

Jusqu’en 2015, des reportages édifiants sur la situation dans les monts Mandara rapportent unanimement que cette région est le nouveau sanctuaire de Boko Haram[2].

Si les années suivantes sont porteuses d’accalmie du fait de l’essoufflement apparent du groupe djihadiste, il reste que Boko Haram n’est pas pour autant délogé des monts Mandara. Des attaques sporadiques se multiplient et sont tragiques pour les populations. Dans le Mayo-Moskota, véritable zone rouge dans le Mayo-Tsanaga, la contiguïté de certains villages avec la frontière nigériane constitue une source de vulnérabilité permanente. Ainsi, dans la localité de Dzamadzaf, l’école primaire est en terrain découvert et cerné par des massifs où se cachent des adeptes de Boko Haram. À Zelevet, village qui fait face à la frontière nigériane, le marché se trouve à une centaine de mètres d’un massif situé au Nigeria et qui est réputé abriter des combattants de Boko Haram.

Photo 1. Une vue du marché de Zelevet à proximité du massif situé en territoire nigérian et qui abriterait des insurgés de Boko Haram

Cliché : Gigla Garakcheme, 11 novembre 2019

Un informateur rapporte qu’en raison de cette proximité des djihadistes, la situation est volatile :

sur cette montagne nigériane à côté du marché vivent les membres de Boko Haram. À la nuit tombée, ils agitent leurs lampes et on peut entendre les bruits qu’ils font. […] Parfois, ils descendent jusqu’ici à Zelevet et traversent le village. Quand ils se montrent agressifs, nous nous réfugions dans les montagnes. Quand le calme revient, nous redescendons[3].

Malgré la présence d’un détachement de l’armée camerounaise, le village a connu l’une des attaques les plus meurtrières de ces dernières années en mars 2019.

Il apparaît donc qu’au moment où les crises anglophone et sanitaire du Covid-19 semblent capturer toute l’attention médiatique nationale, le drame se poursuit dans la région de l’Extrême-Nord et plus spécifiquement dans les monts Mandara. Dès les premières années des incursions de Boko Haram, des razzias ont été perpétrées, notamment à l’intérieur du triangle Tourou-Mabass-Mokolo où des villages ont été incendiés et des dizaines de mort·e·s[4] recensés (Seignobos, 2014, p. 161). La flambée de violence a créé une psychose accompagnée de désertion des habitations pour la brousse par peur des attaques comme à Nguétchéwé. Quand elles ne dorment pas à la belle étoile en attendant l’accalmie, les populations effrayées par l’ampleur des exactions s’exilent. Dans leurs mouvements vers des zones sécurisées, ces populations s’implantent dans des établissements scolaires (comme à Zamay Gadala) pour s’abriter dans les salles de classe. Ce faisant, aussi bien dans les monts Mandara que dans leurs abords immédiats, l’année scolaire a été hypothéquée dans certaines localités[5].

Les réfugié·e·s et personnes déplacées connaissent une situation de vulnérabilité malgré les efforts d’encadrement déployés aussi bien par le gouvernement camerounais que les organisations internationales en charge de la gestion de l’urgence humanitaire (Dimissia Dabangdata, 2015; Amaya, 2015). Dans les monts Mandara, les réseaux d’échanges transfrontaliers qui permettent aux agriculteurs, agricultrices, éleveurs et éleveuses d’écouler leurs produits vers le Nigeria via Madagali et Mubi ont été perturbés. Les spéculateurs et spéculatrices qui savaient tirer profit de la parité entre le F CFA et le naira pour faire des profits sur les produits tels que le niébé, le maïs, le soja ou l’arachide ont pâti de la conjoncture difficile liée à l’insécurité. De même, le secteur touristique dont les monts Mandara constituaient un des fleurons à l’échelle nationale a connu une régression. Dès 1959, l’administration française, qui avait pris la mesure du potentiel touristique de cette région, y avait construit le campement touristique de Rhumsiki. L’administration camerounaise lui a emboîté le pas en désenclavant les sites touristiques et en créant une agence de tourisme qui ne survécut malheureusement pas à la crise des années 1980.

Aujourd’hui, des promoteurs privés ont créé des hôtels, notamment en pays Kapsiki (Rhumsiki). Avec l’enlèvement par deux fois d’un prêtre et d’une religieuse originaires de l’Occident à Nguétchéwé et Tchéré, le Cameroun est devenu une destination à risque déconseillée aux touristes. Conséquence : dans un rapport du ministère de l’Économie et de la Planification qui cite le président régional pour l’Extrême-Nord du Syndicat patronal des industries hôtelières et du tourisme (SPIHT-EN), il est fait état de près de 25 % du personnel compressé (licenciement, chômage technique, mise en retraite anticipée) uniquement dans le secteur hôtelier à Maroua à cause des effets de la situation d’insécurité. Des années après le déclenchement des attaques, la reprise de l’activité touristique dans la localité de Rhumsiki reste timide, des promoteurs et promotrices ayant opéré des reconversions pour mieux s’adapter à la crise.

Les réactions face aux attaques de Boko Haram

Acculés par les incursions motorisées, les montagnard·e·s réagissent différemment. Comme par le passé, des familles entières se réfugiaient dans les différents abris qu’offre la montagne comme à Ndololo où des centaines d’entre eux ont été assiégés (Seignobos, 2014, p. 150). D’autres, par contre, fuyaient les régions contrôlées par Boko Haram pour trouver asile chez des parent·e·s sur le territoire camerounais.

Malgré leur infériorité militaire, les populations ont riposté aux attaques de Boko Haram. Dans de nombreux villages, une défense populaire s’est mise en place avec des fortunes diverses. Sans se substituer aux forces de défense et de sécurité, elles leur ont apporté un soutien important en matière de renseignement et de dénonciation d’individus suspects. Les sources policières décrivent des scènes où les membres des comités de vigilance ont réussi à enrayer des infiltrations, voire à interpeller des individus qui avaient razzié des troupeaux (Gigla Garakcheme et Kamougnana, 2017).

Une veille populaire s’est déployée pour faire face aux incursions de Boko Haram dans les monts Mandara. S’il est vrai que leur contribution à la lutte antiterroriste a été appréciable, la question aujourd’hui est celle de leur réintégration dans un contexte social certes volatile, mais sans doute de relative accalmie. Il est indéniable que l’action des comités de vigilance a souligné la nécessité d’associer plus étroitement les autochtones, ayant une parfaite connaissance des hommes et femmes et du terrain, à la mise en œuvre des politiques de défense nationale.

Conclusion

Cette étude ambitionnait de contribuer à la connaissance d’un site défensif qui a été au fil des siècles fortifié pour se prémunir contre les pressions venues de la plaine. Alors qu’il avait été jusque-là le bastion des montagnard·e·s, Boko Haram en a fait un sanctuaire menaçant la sécurité du Nigeria et des pays voisins. La politique formulée à l’endroit des montagnard·e·s s’est globalement fondée sur la méfiance et/ou la répression depuis la période coloniale. La sanctuarisation des monts Mandara par Boko Haram rend urgente la nécessité de capitaliser le potentiel militaire de cette région en valorisant les stratégies défensives qui y ont été déployées sur la durée. D’autant que récemment, l’expérience afghane enseigne qu’en contexte de guerre asymétrique, les mouvements rebelles prospèrent dans les sites montagneux.

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GIGLA GARAKCHEME, Université de Maroua – giglagarak@yahoo.fr

Références bibliographiques

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  1. R. Kaze, « Guerre de position au pied des monts Mandara, à la frontière camerouno-nigériane », Reportage pour l’AFP disponible sur http://www.c4defence.com/afp-mail-guerre-de-position-au-pied-des-monts-mandara-a-la-frontiere/?doing_wp_cron=1438413480.2182939052581787109375, consulté le 29 juillet 2015.
  2. Voir R. Guivanda, 2015, « Les monts Mandara, nouveau sanctuaire de Boko Haram », L’œil du sahel, n° 698, février 2015, p. 3-4 ; P. Kum, « Cameroun-Extrême-Nord : Le Boko Haram installe sa base dans le Mayo-Tsanaga », Cameroon-Info.Net, disponible sur http://cameroon-info.net/stories/0,61716,@,cameroun-extreme-nord-le-boko-haram-installe-sa-base-dans-le-mayo-tsanaga.html, consulté le 30 juillet 2015.
  3. Entretien avec Viché, Zelevet, 11 novembre 2019.
  4. À titre d’exemple, l’attaque du 26 décembre 2014 contre le massif d’Ouzal a fait environ 37 mort·e·s.
  5. Les autorités de la Délégation régionale des enseignements secondaires de la région l’Extrême-Nord indiquent que, du fait des attaques fréquentes, de nombreuses écoles et établissements d’enseignement secondaire ont été fermés. Jusqu’en avril 2015, dans le Mayo-Sava, on dénombrait 80 écoles fermées dont 35 à Mora et 43 à Kolofata et 17 000 enfants déscolarisé·e·s, avec 50 % de taux d’assiduité du personnel enseignant.

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