15 Dynamique des pratiques médicinales du Yiga kaka dans la société mboum de Ngan-ha
Hamadama Aboubakar
Résumé
La pratique du Yiga kaka ou scanner traditionnel dans le système de santé mboum de Ngan-ha connaît des innovations qui ont profondément bouleversé les pratiques de cette médecine ancestrale. Le guérisseur que l’on a suivi dans le cadre de cette étude pratique cette médecine du « diagnostic par le coq » menacée par l’avènement de la modernité. Le présent article se propose ainsi d’étudier les changements observés dans la pratique de cette technique tradithérapeutique en vigueur au sein de la communauté mboum. Il s’agira, partant des entretiens, de l’observation, du focus group, d’expliquer ces mutations à la lumière de la théorie dynamique de Balandier (1981). Cette étude montre comment les innovations issues de la médecine moderne ont largement influencé le Yiga kaka au point d’en devenir un élément constitutif.
Mots-clés : Yiga kaka, pratique médicinale, santé, tradition, modernité, Mboum de Ngan-ha
Abstract
The practice of Yiga kaka or traditional scanning in the Mboum health system of Ngan-ha is undergoing innovations that have profoundly changed the practices of this ancestral medicine. The healer we followed in this study practices this medicine of ‘diagnosis by the rooster’ which is threatened by the advent of modernity. The present article thus proposes to study the changes observed in the practice of this traditional therapeutic technique in force within the Mboum community. Based on interviews, observation and focus groups, the aim is to explain these changes in the light of Balandier’s dynamic theory (1981). This study shows how the innovations of modern medicine have largely influenced the Yiga Kaka to the point of becoming a constituent element of it.
Keywords: Yiga kaka, medical practice, health, tradition, modernity, Mboum of Ngan-ha
Introduction
Dans toutes les sociocultures, l’humain est le seul être vivant à chercher continuellement des stratégies médicales pour se soigner. C’est ainsi que chez les Mboum, plusieurs techniques médicinales locales sont mises en œuvre pour répondre aux besoins de santé prépondérants. Le Yiga kaka, pratique tradithérapeutique locale, en est une illustration. Il est largement répandu et utilisé dans les pratiques médicinales et divinatoires mboum dont la thérapie s’étend aussi bien à des maladies banales telles que le paludisme, la typhoïde qu’à celles mystiques et ésotériques. Le présent article s’intéresse à cette pratique médicinale mboum qui subit, depuis quelques années déjà, l’influence de la médecine moderne. Il interroge, par ailleurs, les motifs des changements socioculturels observés autour d’elle.
Un nombre considérable d’auteurs et d’autrices dans le domaine de la phéno-médecine ont mené des études sur le coq. L’on peut retenir de ces travaux que cette volaille joue plusieurs fonctions sociales qui diffèrent selon les sociétés. À titre d’exemple, Ndzana (1999), menant des études chez les Manguissa, montre que le coq et la poule ont un pouvoir surnaturel dans les rites. Ils éliminent certaines maladies dites mystiques. Anaba Naboa (2010), pour sa part, note dans ses travaux que les tradipraticien-ne-s chez les Dii de l’Adamaoua utilisent le poussin comme scanner traditionnel dans le diagnostic des maladies. En Chine traditionnelle, plus particulièrement chez les Yao, le cri du coq éloigne les démons pouvant compromettre le bien-être social de la communauté. Que ce soit donc chez les Manguissa, les Dii ou les Yao, il paraît évident que le coq joue une fonction sociale et spirituelle reconnue. Les travaux suscités, abordant la question aussi bien dans les cultures africaines qu’asiatiques, permettent d’avoir de plus amples informations sur le statut de la volaille dans la sphère médicinale et spirituelle des communautés. Toutefois, bien que les contributions de Ndzana (1999) et de Anaba Naboa (2010) aient le mérite d’aborder la problématique des animaux, plus particulièrement du coq, dans la spiritualité et la médecine traditionnelle africaine, ils ne mettent cependant pas en évidence l’influence que certains facteurs de la modernité ont sur cette pratique au fil du temps. La dynamique qui s’observe dans les représentations sociales du coq est de fait exclue de leurs préoccupations épistémologiques. C’est donc en cela que réside en effet, au-delà de l’aire culturelle distincte, l’originalité de cette contribution.
Cadre méthodologique et théorique
Pour sonder le dynamisme qui s’opère dans la pratique du Yiga kaka, il est important d’adopter une perspective méthodologique éclectique. Dans le cadre de la présente investigation, nous avons opté pour une recherche qualitative qui vise à analyser, à expliquer et à comprendre les comportements, les us et les perceptions des pratiques culturelles et cultuelles chez les peuples. Les techniques et outils de collecte de données mobilisés à cet effet sont entre autres : l’observation directe, l’observation indirecte, les entretiens semi-directifs et les récits de vie dont la quintessence a été saisie à l’aide de la caméra, d’une part, et d’un bloc-notes, d’autre part.
Démarche qualitative et techniques de collecte des données
Le choix de l’observation directe et des entretiens pour le recueil des données primaires et la recherche documentaire pour les données secondaires n’est pas aléatoire. Pour comprendre un fait social comme celui du Yiga kaka, ces outils se sont avérés nécessaires. La consultation de documents et le visionnage des films ethnographiques nous ont permis de répertorier la liste des tradipraticien-ne-s qui travaillent en collaboration avec le personnel sanitaire de notre zone d’étude. Toutefois, l’observation directe ne nous a pas tout révélé dans la mesure où certaines réalités médicales n’ont été cernées que lors des entretiens que nous avons eus avec le tradipraticien lui-même, les malades, le Belaka (chef supérieur mboum) et les personnes âgées afin de mieux comprendre le fait investigué. Ainsi, ces techniques de recherche ont permis à suffisance de questionner le Yiga kaka dans la culture et les pratiques sanitaires mboum.
Approche théorique de la recherche
La convocation de la théorie dynamique de (Balandier, 1981) explique à dessein le rapport entre tradition et modernité dont les praticien-ne-s du Yiga kaka se servent pour améliorer, voire moderniser la qualité de leurs services. Cette théorie permet d’expliquer les différentes innovations qui rentrent en jeu dans la pratique du Yiga kaka contemporain. Elle montre en effet comment plusieurs facteurs exogènes relevant de la médecine moderne (lame de rasoir, téléphone portable, gel hydroalcoolique, usage des gants chirurgicaux, carnet de prescription) influencent les habitus du praticien en s’invitant dans le processus de diagnostic et d’administration des soins à des malades par le Yiga kaka.
Pratique du Yiga kaka dans la société mboum
Nous tenterons de remonter, dans cette section, les origines du Yiga kaka. Cet essai nous permettra de mieux cerner les schèmes évolutifs de ce dernier.
Origines du Yiga kaka
Les origines du Yiga kaka restent mythiques. Un récit local voudrait en fait que, lors d’une chasse à l’arc, l’arrière-grand-père de notre informateur clé, Alim Sardi, ait rencontré sur son passage un esprit mutant en être humain au crépuscule. Celui-ci se dirigea vers l’homme qui prit peur, car très souvent, à ces heures et ces endroits, aucune personne étrangère ne traverse la forêt. Ses parents lui auraient en effet recommandé d’être prudent et de ne jamais rentrer tard au coucher du soleil. Mais, n’ayant pas eu la chance d’attraper un gibier ce jour et espérant en trouver un après une longue distance parcourue, l’arrière-grand-père d’Alim Sardi n’avait pas pu regagner le village à temps, suivant les instructions de ses parents. Sur le chemin du retour tardif, un inconnu très assoiffé lui demanda de l’assistance étant donné qu’il tenait une gourde contenant de l’eau à boire. Il la lui offrit par générosité. Ayant étanché sa soif, l’« inconnu » le remercia en lui offrant en retour un coq qu’il transportait avec lui. Le chasseur s’en saisit et crut d’abord que le coq qu’on lui avait offert était destiné à la consommation. L’« inconnu » lui révéla cependant que ce coq allait lui permettre de résoudre des problèmes de santé pour lesquels il deviendra un « expert ». Alors, il lui dit à propos : « cette volaille te permettra de diagnostiquer et de soigner des maladies ». Au départ, cette thérapie n’était destinée qu’à sa descendance. À la suite de cette rencontre, l’inconnu lui montrera en effet les autres matériaux (A n’difu, tige du mil, canari, eau, etc.) utilisés pour réaliser le scanner dans cette pratique thérapeutique.
Médecine moderne et pratique actuelle du Yiga kaka
Le rapport entre la médecine moderne et la médecine traditionnelle s’est observé lors de la collecte des données sur le terrain. À partir des propos recueillis auprès de nos informateurs, il ressort en effet que l’adoption des outils de la médecine moderne s’impose de plus en plus dans les pratiques médicinales du Yiga kaka lorsqu’on la compare aux us passés. C’est ce que relève d’ailleurs cet informateur interrogé à ce propos :
Le Yiga kaka d’antan est plus efficace dans le processus de soin, car le matériel traditionnel utilisé tel que la tige de mil, le canari, la natte traditionnelle, etc. procurent une rapide guérison en raison de leur compatibilité avec le rituel du coq. Cependant, l’introduction du matériel moderne tel que la lame de rasoir, le téléphone, les gangs chirurgicaux dans le processus favorisent l’intégration des charlatans dans le métier et il devient difficile de distinguer les vrais tradithérapeutes des faux.
Matériel de la pratique du Yiga kaka
Deux principaux instruments sont utilisés dans la pratique du Yiga kaka : le kaka et le a ndifū.
Kaka ou coq
La symbolique du coq (kaka) dans la société mboum de Ngan-ha est d’une importance capitale dans la mesure où l’animal joue plusieurs rôles dans la vie de l’individu. Le kaka ou coq est entre autres l’instrument principal qui permet aux tradithérapeutes de diagnostiquer le mal lors de ses consultations. Ainsi, à partir du volatile, le guérisseur[1] parvient à identifier différentes maladies telles que le séna-laou (mal de cœur), le sena-yar (maladie de vue) ou le sena-wok (ankylostomiase) dont les signes se manifestent sur le corps de l’animal. Le coq réalise ainsi une sorte de scan qui permet aux tradithérapeutes de diagnostiquer les maux dont souffre le patient ou la patiente.
En effet, la pratique du Yiga kaka n’est pas à la portée de tout le monde. Il requiert un ensemble de connaissances ésotériques qui se traduisent par des invocations particulières effectuées sur un coq apporté par le patient ou la patiente lors des consultations. Cette tradithérapie fonctionne ainsi comme la radiographie, l’échographie, bref l’imagerie médicale des hôpitaux modernes sur lesquelles les spécialistes de la médecine s’appuient pour poser leur diagnostic. Le Yiga kaka est, à cet effet, considéré comme le scanner des tradithérapeutes. Il détecte tout type de maux (typhoïde, paludisme, cancer, sort, fracture, prostate…), exception faite de quelques maladies telles que le SIDA, le Corona virus, le virus Ébola qui sont moins connues dans la culture mboum et dont on ne leur connaît aucun médicament approprié. Lors du rituel du Yiga kaka, le coq est utilisé comme la principale matrice du diagnostic puisque les tradithérapeutes le posent sur le ventre du patient ou de la patiente. Il passe enfin au peigne fin les différents organes de l’animal pour identifier la maladie. Son fonctionnement se base ainsi sur le « principe ‘‘comme si’’ » développé par Mbonji (2001) en contexte négro-africain où il est question de remplacer une réalité par une autre et l’amener à jouer un rôle de substitution.
De manière générale, le Yiga kaka ne diagnostique que les maladies ordinaires et d’ordre mystique, très répandues dans la société mboum. Le processus de diagnostic tel qu’il s’opère se fait en plusieurs étapes. Tout d’abord, le tradithérapeute administre un liquide nommé a ndifū dans le bec du coq. Il place ensuite ce dernier sur le ventre du patient ou de la patiente (ventre contre ventre), attendant le transfert de la maladie du patient ou de la patiente vers la volaille. Le guérisseur dévoile en fin de compte la maladie qu’il découvre sur le coq en le disséquant. Toutefois, n’ayant véritablement pas connaissance de toutes les maladies contemporaines, le tradithérapeute peut, en cas de diagnostic d’une maladie inconnue de sa sphère culturelle ou dans des cas graves, référer un-e patient-e à l’hôpital, espérant que celui-ci ou celle-ci aura de meilleurs soins et des médicaments adéquats. Ainsi, le guérisseur ne traite donc que les maladies qu’il connaît. Il s’agit en réalité d’une ethnomédecine qui traite des constructions socioculturelles de la maladie et des systèmes de guérison, lesquels sont basés, dans la culture mboum, sur le kaka (coq) qui joue le rôle de médiateur dans l’identification des différentes maladies et le processus de guérison envisagé.
Dans la pratique du Yiga kaka, n’importe quel lieu peut devenir un lieu de culte, du moment où on invoque le Dieu (Wen) et qu’on prononce les incantations qu’il faut. Dans ce contexte ésotérique, l’on peut transférer une maladie ou un sort d’un individu à un animal (la chèvre par exemple) qui manifestera la maladie en lieu et place de l’individu malade. Selon Anaba Naboa (2010) le gallinacé, en tant qu’oiseau divin, véhicule des valeurs positives à la vie humaine. Par ce fait, il peut se substituer à un-e malade sur le point de perdre la vie et le délivrer du mal. Ceci va en droite ligne de l’idée développée dans cet article autour du Yiga kaka. Pendant notre séjour sur le terrain, principalement lors de nos enquêtes chez le tradithérapeute (dont le film se trouve dans le QR code ci-dessous), nous avons observé des mouvements continus des patient-e-s qui viennent, chacun-e, avec un coq en main pour le soin.
A ndifū
Plante incontournable sans laquelle aucun diagnostic n’est possible, le a ndifū est une herbe de petite taille et de couleur verte. On la retrouve généralement aux pieds des cases du village. Ses feuilles ne dépassent généralement pas cinq doigts. Elles ont une forme arrondie avec aux bords des dentelles. Sa résistance à la saison sèche permet de la cueillir à tout moment. Elle est la seule à pouvoir opérationnaliser le transfert de la maladie sur le coq. Le a ndifū est une plante sacrée qui a des pouvoirs mystiques dans les croyances mboum. Il serait jalousement gardé par les esprits.
Rituel du Yiga kaka
Le rituel est une action accomplie conformément à des règles et faisant partie d’un cérémonial. Dans la tradition mboum, les pratiques rituelles sont au cœur des questions relatives à la santé. Le tradithérapeute, pour sa part, fait toujours des invocations rituelles pour soigner telle ou telle maladie. C’est le cas des rites tels que le baga fé qui permet au soignant d’être en contact avec les esprits des ancêtres et le fesanga qui est un ensemble de conduites ou lois qui réglementent la pratique du Yiga kaka.
Baga fé ou sacrifice rituel
Pour le peuple mboum, le rite est un élément fondamental qui permet d’asseoir les bases de la thérapie. En effet, dans cette socioculture, les activités coutumières qui structurent la vie de la communauté reposent sur certains éléments cultuels. Ces éléments sont importants, car ils sont interconnectés et donnent un pouvoir et un sens à ce qu’ils font. Chez les praticien-ne-s du Yiga kaka, le rite est une cérémonie pendant laquelle le guérisseur entre en contact avec les divinités, ses ancêtres. C’est le moment de conversation, de communion pendant lequel le guérisseur exprime ses besoins et expose ses difficultés liées à la pratique du diagnostic et au traitement de la maladie afin que Wen (Dieu) le transmette aux esprits.
À cette occasion, des offrandes sont déposées à la place de l’autel. Ainsi, chaque fin d’année, comme nous témoigne un de nos informateurs, après les récoltes et en matinée avant le lever du soleil, le guérisseur doit faire des offrandes aux ancêtres. Il s’agit d’immoler dans la plupart des cas une chèvre et de verser de la farine de maïs, du vin au pied de l’autel. En cas de non-respect de l’une des règles préétablies, le contact doit à nouveau être rétabli. En effet, ces rites se réalisent, dans une configuration spatio-temporelle spécifique, par le recours à une série d’objets, par des systèmes de comportements et des langages spécifiques. Le guérisseur se prosterne et formule des incantations accompagnées d’une gestuelle symbolique dont le sens codé constitue le socle des liens entre le praticien ou la praticienne et les esprits du bien. Voici l’extrait de cette incantation :
Nya fū a mi gan wen ten korma djè
Ô mon Dieu esprit du bien fait!
Song jereng, song nvõ djereng
Permets-moi de guérir ce corps,
Kaou võ nsar
Que la paix règne autour de lui,
Nya sok mi jang ma ké jé béna mi tenké jam
Ô grand esprit, guide-moi sur ce mal pour que je puisse le neutraliser!
En fait, le guérisseur répète l’incantation chez lui devant l’autel avant la pose du diagnostic. Les Nya yiga kaka (tradithérapeutes) considèrent le baga fé (sacrifice rituel) comme le moyen d’entrer en contact avec les esprits des ancêtres du Yiga kaka qui assurent la réussite de l’opération.
Fésanga (lois ou conduites)
Le Fésanga fait également partie du rite incontournable dans la pratique du Yiga kaka chez les Mboum de Ngan-ha. Cette pratique rituelle ne se limite pas seulement aux offrandes qui permettent la liaison entre les esprits et le guérisseur . Pour que la pose du diagnostic soit réussie, le guérisseur doit s’abstenir de tout rapport sexuel même avec ses épouses légitimes à la veille du diagnostic. La déduction peut être pour la guérisseuse avec son époux. Comme nous le révèle l’un de nos informateurs lors d’un entretien effectué à Mbarpô, un petit quartier situé à l’est de la ville, le guérisseur doit ainsi être en parfaite condition lui permettant d’accéder aux esprits du bien. Ce sont ces esprits qui garantissent la réussite de l’opération.
Ainsi, jusqu’au début des années 90, la pratique du Yiga kaka était plus basée sur ces éléments locaux. En dépit de l’avènement de la médecine conventionnelle avec la construction du premier centre de santé intégré dans la localité, l’on n’observait pas encore, jusqu’à une certaine époque, son influence sur la médecine traditionnelle dans la zone. C’est en 2017, comme le révèle le chef de centre de santé de Ngan-ha, que l’hôpital a commencé à collaborer avec les tradithérapeutes afin de pallier aux problèmes de santé de la population locale. C’est dans cette perspective collaborative que les tradithérapeutes se retrouvent tous les deux mois pour une séance de formation cyclique où ils reçoivent de nouvelles connaissances. C’est à partir de ce moment que se sont observés les modifications dans la manière d’administrer les soins aux patient-e-s. Certains outils se sont ainsi vu abandonner, puis substituer par d’autres.
Le Yiga kaka à l’épreuve de la modernité
La notion de modernité est en vogue en sciences sociales. La plupart des travaux sur cette notion traitent des problèmes de sa diffusion et de son adaptation. Selon Balandier (1985, p. 167), « l’opposition entre tradition et modernité paraît trompeuse, surtout si l’on admet que celle-ci peut être qualifiée de tradition du nouveau ». Pour l’auteur, la continuité des éléments de la tradition vers la modernité est réelle, mais elle ne peut, par invariance ou répétition, se maintenir dans les sociétés modernes qu’en subissant des transformations. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Olivier de Sardan (1995), qui soutient l’adaptation des guérisseurs et guérisseuses africain-e-s à la modernité, affirme que les pratiques traditionnelles, malgré leur efficacité à produire des soins, ne font pas bon ménage avec la biomédecine qui se caractérise par le respect des doses des produits à consommer, la posologie d’ordonnancement, etc. C’est pourquoi le praticien que l’on a observé dans le cas de la présente étude a intégré dans ses us et coutumes une série d’éléments matériels et symboliques liés à la médecine moderne qui sont entre autres : le carnet d’ordonnance, la lame de rasoir, etc. qui lui servent d’outils adéquats dans la pratique des soins.
Adoption du carnet d’ordonnance
Le tradithérapeute instruit mentionne désormais les noms des produits dans un carnet afin de s’assurer du traitement indiqué et de la posologie des médicaments prescrits. Les pratiques consultatives d’antan poussaient souvent certain-e-s patient-e-s à confondre certains médicaments prescrits verbalement en raison du manque de carnet d’ordonnance, car ceux fait à base de racines se ressemblent généralement tous. Cette pratique qui relève ainsi de la modernité s’oppose à celle des tradithérapeutes de l’époque qui n’avaient pour seul canal de transmission et de prescription médicale que l’oralité. En effet, le danger de l’ordonnance verbale réside très souvent dans la possibilité d’une confusion entre les différents médicaments, ainsi que leur posologie, laquelle confusion peut entraîner le décès du patient ou de la patiente dans certains cas. C’est la raison pour laquelle le carnet d’ordonnance a été introduit dans le Yiga kaka pour assurer ce rôle de conservation d’informations relatives à l’administration des produits et au suivi du patient ou de la patiente. Même si celui-ci ou celle-ci ne sait pas lire, il pourra ainsi se référer à une personne de son entourage ou d’ailleurs pour l’aider à déchiffrer ce qui est écrit afin de lui indiquer les différents types de médicaments, ainsi que les doses à prendre. En tout état de cause, c’est l’école et la collaboration des tradithérapeutes d’avec la formation sanitaire de la place qui rend ce métier plus structuré. Cette influence d’un facteur de la modernité sur les pratiques sanitaires ancestrales mboum peut d’ailleurs être saisie à travers la photographie ci-dessous.
Utilisation de la lame de rasoir
Dans le Yiga kaka d’antan, la lame de rasoir ne faisait ni partie des outils d’usage commun ni du matériel utilisé pour le rituel de diagnostic. Mais de nos jours, les tradithérapeutes en font usage pour sacrifier et dépouiller le coq, comme l’on peut l’observer dans le film intitulé Yiga kaka. Cet outil moderne vient donc remplacer la lamelle de tige de mil qui, autrefois, était utilisée pour ce rituel. En effet, la lamelle de tige de mil n’a de pouvoir spirituel que lorsqu’un guérisseur ou guérisseuse l’utilise. Elle permet de bien sectionner les parties du coq et son contact avec le sang produit beaucoup plus d’effet que la lame de rasoir que les ancêtres de cette pratique n’avaient pas pris en considération dans l’organisation du rite du Yiga kaka. En dépit de son pouvoir enchanteur, la tige de mil a pratiquement disparu au profit de la lame de rasoir plus tranchante et plus rapide dans le dépouillement du coq. La disparition de la lamelle de mil s’explique ainsi non seulement par sa lenteur dans l’exercice du diagnostic, mais aussi, et surtout par l’absence de la culture du mil dans l’Adamaoua. Par le passé, les populations de cette région du Cameroun cultivaient le mil. De nos jours, cette culture n’est plus pratiquée à cause du climat très humide. En réalité, le développement du mil est fonction du climat ambiant dans la mesure où cette céréale s’adapte très facilement à des régions chaudes. La planche ci-dessous montre les instruments en question.
Conclusion
Le traitement des maladies en contexte traditionnel se fait de différentes manières. La présente étude s’est intéressée à la situation actuelle du Yiga kaka, une pratique médicinale de la communauté mboum de Ngan-ha. En effet, l’émergence des emprunts culturels favorise le dynamisme interculturel qui impacte les pratiques endogènes. Il ressort que le diagnostic par le coq, en rapport avec les dynamiques de soins modernes dans la culture mboum, a permis de mettre en valeur les facteurs endogènes et exogènes qui l’ont profondément transformé au sein de la communauté mboum de Ngan-ha, le souci majeur étant celui de la sauvegarde de cette pratique au profit des générations futures. Le souci des tradithérapeutes est de pérenniser les pratiques traditionnelles qui sont en quelque sorte le socle de la vie socioculturelle. Nous estimons qu’il est nécessaire pour l’État du Cameroun d’encourager ces tradithérapeutes mboum en les subventionnant dans leur activité afin de travailler avec plus de sérénité. Ils et elles doivent être encadré-e-s et pris-es en charge dans la mesure où ils et elles sont des soignant-e-s et remplissent plus ou moins les mêmes fonctions sociales que ceux et celles que l’on trouve dans les hôpitaux modernes.
Références
Balandier, G. (1981). Sens et puissance : les dynamiques sociales. PUF.
Balandier, G. (1985). Le détour : pouvoir et modernité. Fayard.
Anaba Naboa, C. E. (2010). Nóg pi :li, « L’ethno-diagnostic » chez les Dii de l’Adamaoua au Cameroun : Contribution à une anthropologie médicale [Master]. Université de Yaoundé II.
Mbonji, E. (2001). La Science des sciences humaines. L’anthropologie au péril de cultures ?. Étoile.
Ndzana, I. B. (1999). L’Usage des gallinacés dans la thérapeutique des Manguissa : le coq et la poule dans le rite « Mvienglanè ». [Maîtrise]. Université de Yaoundé I.
Olivier de Sardan, J.-P. (1995). Anthropologie et développement. Essai en socio-anthropologie du changement social. Karthala.
- La pratique du Yiga kaka est exclusivement réservée aux hommes. ↵