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Sources et méthodes

Pour réaliser cette recherche, j’ai entrepris une analyse des publications scientifiques, de plusieurs journaux de l’époque et une étude des archives des hôpitaux et des archives nationales au Sénégal. J’ai notamment exploité la série H (Fonds de l’AOF) et la série HS (santé et assistance publique – Fonds Sénégal colonial). Une recherche a aussi été effectuée dans les archives de l’Institut national de l’audiovisuel en France (INA) sans trop de succès à part une courte présentation de l’Hôpital de Dakar en 1958 (N° de notice : CAF96078512) mais sans données utiles à notre analyse. La collecte des données dans les archives nationales a bénéficié du soutien de Moussa Diaw, spécialiste de l’information documentaire et responsable des archives d’un hôpital du Sénégal. Pour les archives hospitalières, nous avons reçu l’appui de trois stagiaires de l’École des Bibliothécaires Archivistes et Documentalistes (EBAD) de Dakar qui se sont réparti la collecte entre Dakar et Saint-Louis. La consigne était large, soit de repérer toutes les informations concernant l’objet de recherche, que ce soit dans les rapports annuels, les rapports comptables, les documents de travail, les contrôles financiers, etc. Les directeurs des hôpitaux actuels de Dakar et de Saint-Louis ont donné leur autorisation pour l’exploration de leurs archives. Des réunions régulières ont été organisées entre les membres de l’équipe afin d’ajuster le processus de collecte de données. Moussa Diaw a organisé les données et j’ai réalisé le dépouillement ainsi que toutes les recherches dans les archives sénégalaises et internationales et bien sûr, l’écriture de cet ouvrage dont seront tirés quelques articles scientifiques de synthèse rédigés avec des collègues.

J’ai aussi effectué une recherche des thèses et des mémoires en histoire sur le sujet. Des recherches ont aussi été entreprises dans les archives du secteur de la santé de l’IMTSSA (Institut de médecine tropicale du service de santé des armées) à Toulon, de l’ANOM (Archives nationales d’outre-mer) à Aix-en-Provence, du ministère du Travail aux Archives nationales de Pierrefitte et concernant les sociétés de secours mutuels au ministère de la Santé à Paris. J’ai étudié les Annales d’hygiène et de médecine coloniales publiées de 1899 à 1940, ainsi que d’autres revues médicales (dont à Dakar, Dakar médical et le Bulletin de la société médicale d’Afrique Noire de langue française) ou coloniales (Revue de l’histoire des colonies françaises, Bulletin du comité d’études historiques et scientifiques, etc.). L’ensemble des 38 numéros de 1898 à 1940 (presque 1000 pages chaque) a été étudié en cherchant de manière systématique les mots clefs suivants : particulier, prix, dépense·s, budget, hôpital·aux, gratuit·é·ement, facture, Sénégal; afin d’y repérer les éléments empiriques utiles. En outre, plusieurs mots clefs (médecin, médicament, hôpital, dispensaire, payant, gratuit) ont été utilisés avec le Journal des voyages et des aventures de terre et de mer de 1877 à 1949, sans succès, confirmant les défis des sources pour un tel sujet. Des recherches dans la Revue d’hygiène et de police sanitaire n’ont pas donné non plus de résultats utiles (il y a quelques articles sur l’hygiène hospitalière durant la période coloniale mais qui ne traitent pas des questions budgétaires), ainsi que la Revue de la Société française d’histoire des hôpitaux qui existe depuis 1959 mais ne dispose que d’un article descriptif sur l’hôpital principal de Dakar (sans mention des questions financières), dont le contenu a été repris « au fil du temps », en changeant l’auteur signataire… (Carayon, 2000; Cuisinier-Reynal, 1997; Klotz, 2021). Le Bulletin de l’Académie nationale de médecine et la Gazette des hôpitaux civils et militaires ont aussi été exploités mais ils évoquent, eux aussi, très peu les questions budgétaires. Les médecins étaient évidemment centrés sur les aspects cliniques ou de prévention. Enfin, j’ai exploré la base de données de tous les périodiques de la collection Medica avec les mots clefs suivants : Sénégal, Hôpitaux, Dakar (encadré 3).

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Des défis historiques des archives sur le financement de la santé

Au-delà du peu d’intérêt que la financiarisation de la santé a obtenu dans le champ des études historiques en AOF, il m’apparaît important de relever les défis que j’ai rencontrés lors de mon étude qui a démarré en juillet 2022 avec la collaboration de Moussa Diaw, archiviste. Mais ce que l’analyse des Archives m’a aussi appris est que ces défis sont séculaires, les historien·ne·s se trouvant face à des carences que les bureaucrates de l’administration hospitalière avaient déjà relevées. Par exemple, j’ai trouvé un rapport aux Archives de Dakar où M. Lasne, économe de l’hôpital central africain, tente de reconstituer les dépenses de 1936 à 1949 dans son rapport de 1949. Il affirme que l’absence de certains documents à l’hôpital ne lui a pas permis d’effectuer un travail complet… ce qui sera aussi une constante en ce qui me concerne, mais plus de 70 ans après! Ce défi s’inscrit évidemment dans celui, plus large, des archives coloniales (Dulucq, 2009). Dans leur exploitation, il m’a donc fallu sans cesse m’assurer de la pertinence des sources, lire et relire en détail les longs dossiers pour vérifier que je ne manquais pas des données utiles, vérifier les calculs des nombreux tableaux ou données chiffrées que j’ai dû remettre en forme pour les analyses proposées dans ce livre, comprendre les échanges de courriers entre les différents paliers de l’administration pour reconstituer les histoires et études de cas, etc. Ainsi, par la mobilisation de cette myriade de sources de données (dont des recherches produites par des étudiant·e·s et chercheur·euse·s des pays concernés, rarement disponibles dans les bases de données internationales), mon objectif était de pouvoir trianguler au maximum les informations afin de pallier les carences ou les biais inhérents aux archives coloniales.

Donc, non seulement j’ai varié les sources, mais aussi les sites, les pays, les types de structures médicales afin de disposer d’une vision large des situations contextuelles permettant de mieux comprendre la financiarisation de la santé pendant la période coloniale mais aussi sa diversité. J’ai toujours vérifié les calculs des tableaux présentés dans les Archives mais aussi tenté de réaliser de nouveaux calculs pour mieux mettre en exergue certaines données, parfois ignorées par les administrateurs d’origine, par exemple en calculant de simples pourcentages ou des corrélations montrant le poids des catégories coloniales et « raciales » de l’époque. L’une des grandes limites de mon travail est qu’il repose sur des sources coloniales, la plupart du temps rédigées par l’administration coloniale et donc presque jamais par les personnes qui doivent en subir la violence et les conséquences. Les enquêtes populationnelles, comme c’est aujourd’hui la norme, n’existaient pas vraiment et si parfois les documents administratifs relatent les situations individuelles des « indigènes », elles sont toujours rapportées par l’administration coloniale et les prismes de l’époque. Dans la mesure du possible, j’ai donc cherché à relater les situations des personnes concernées en tenant compte de ces limites importantes, faute d’avoir pu trouver d’autres sources.

La période d’étude concernée par l’ouvrage est la période coloniale, à partir de la date de la création du premier hôpital au Sénégal jusqu’à la date de l’indépendance (avril 1960). Je mobilise quelques données immédiatement postindépendance puisque l’hôpital central est resté, longtemps après l’indépendance, sous la gestion du gouvernement français. La comparaison s’avère en effet intéressante et pourrait donner lieu à d’autres recherches sur l’influence des bailleurs de fonds.

Je m’intéresse spécifiquement à la situation du Sénégal et de ses hôpitaux car, non seulement l’accès aux archives est facilité à Dakar (où j’ai vécu de fin 2019 à début 2024), mais aussi parce que ce pays reste celui où la présence et la fréquentation des formations sanitaires est certainement la plus importante dans la région à cette période. Évoquant les réformes pensées avant la seconde guerre mondiale, notamment par le médecin général Ricou, Pearson (2018) explique que Dakar était le cœur du projet colonial. C’était en effet depuis le Sénégal, avec l’arrivée de Faidherbe, nommé gouverneur de la colonie en 1854, que la conquête française en Afrique de l’Ouest s’était organisée (Coquery-Vidrovitch, 2022). À titre d’illustration, en 1950, les formations sanitaires du Sénégal représentent 41% du total des entrées en AOF et 37% du total des journées d’hospitalisation. À lui seul, l’hôpital central africain de Dakar représente plus de journées d’hospitalisation que le Dahomey, la Guinée et le Niger réunis.

Avant d’évoquer le cœur de mon sujet, la financiarisation de la santé, il m’a semblé essentiel de comprendre le contexte budgétaire global de la santé durant cette période coloniale. Une excellente analyse détaillée de cette évolution a été proposée il y a maintenant quelques années (Becker, Diakhaté, & Fall, 2008) et je tente de la compléter à partir des sources primaires.