Introduction de la cinquième partie
Vive la plus grande France par la Mutualité.
Léonce Gamard[1], 1912.
Que retenir?
Durant la période coloniale, le mouvement mutualiste français s’est mobilisé pour développer les mutuelles de santé en Afrique du Nord. Bien que de nombreuses conférences et discussions aient été organisées autour de la mutualité dans les colonies, presque rien n’a été réalisé à destination de l’Afrique de l’Ouest. Cependant, d’après mes recherches, les premières tentatives de mutuelles au Sénégal remontent aux années 1910. Conçues comme des instruments de la politique coloniale, ces mutuelles ne rencontrent pourtant pas vraiment de succès. Leur nombre demeure très restreint et elles cherchent, avant tout, à fournir des services aux coloniaux. Le nombre d’adhésions reste très faible, à l’image des mutuelles communautaires relancées à partir des années 1990. Dans les années 1950, les nombreuses réflexions sur leurs défis et les améliorations à apporter font écho aux débats de ces dernières décennies.
Depuis les années 2010, la question de la mutualité est au cœur de la politique de santé du Sénégal, mais avec peu de succès (Ly, Faye & Ba, 2022). Il s’agit de mettre en place des mutuelles de santé dans toutes les communes du pays, afin d’améliorer l’accès aux soins et de réduire les dépenses de santé des personnes qui vont adhérer. L’adhésion est volontaire et la gestion est communautaire et bénévole. Si cette politique a été largement soutenue par les partenaires extérieurs depuis les années 1980 (Ridde, Caffin & Hane, 2024), l’idée des mutuelles de santé au niveau local est très récente au Sénégal. Ses défis sont, quant à eux, séculaires, comme je vais le montrer dans cette partie (volontariat et bénévolat, capacité des populations à payer, qualité des soins, gouvernance locale, inclusion sociale, etc.). En 1995, seules 30 mutuelles (créées entre 1989 et 1992) ont été identifiées à travers le pays, assurant un nombre réduit de personnes. Cela confirme les défis anciens auxquels ces mutuelles font face et leur faible attractivité, si bien que certains estiment qu’au milieu des années 1990, « le Sénégal ne possède pas encore [de] dynamique mutualiste fortement structurée » (Brouillet, Wade, Kambé & Ndao, 1997 : 54).
Ainsi, durant la période coloniale, la mutualité n’est pas vraiment un instrument financier mobilisé au bénéfice des populations locales de l’AOF[2], alors que son histoire en France est très ancienne, à travers les sociétés de secours mutuels (encadré 18). Lavielle (1964) en fait remonter la présence à l’Antiquité et Dreyfus (1988) au Moyen Âge. En effet, la mutualité était déjà présente en Chine, en Égypte, dans la Grèce et la Rome antiques, selon Rezsohazy cité par Lavielle (1964).
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À l’origine, les sociétés de secours mutuels en France
L’origine de ces sociétés remonte aux confréries médiévales et aux associations religieuses (Brunet, 1985). En 1848, la France compte plus de 2 500 sociétés de secours mutuels. Au-delà de leur fonction sociale, elles sont aussi des lieux de contestation et d’apprentissage des codes démocratiques. C’est au cours du Second Empire (après 1852) que la mutualité va se développer et sera légalisée. Ainsi, on constate une « réappropriation étatique des combats ouvriers », qui devient « un fil rouge des institutions de la protection santé au cours de l’histoire » (Da Silva, 2022 : 61). Le parallèle avec l’histoire contemporaine des mutuelles de l’Afrique de l’Ouest n’est pas si difficile à réaliser, tant elles sont confrontées aux mêmes défis. Depuis 1850, ces sociétés doivent obtenir une approbation officielle pour exister (Domin, 2019), mais on retrouvera plus tard un double statut avec des mutuelles approuvées et d’autres autorisées (Da Silva & Domin, 2022). Les premières donnent des avantages administratifs et des subventions en contrepartie d’un contrôle politique contrairement aux secondes, plus soumises à la répression en contrepartie d’une certaine autonomie. Les mutuelles approuvées s’organisent sur une base territoriale, alors que les sociétés de secours étaient surtout organisées en fonction de la profession de leurs membres. Le premier congrès des sociétés de secours mutuels s’est tenu à Lyon en septembre 1883, consacrant leur ralliement aux principes républicains et le deuxième à Marseille en 1886 (Hébrard, 1904). Elles sont régies par la loi relative aux sociétés de secours mutuels du 1er avril 1898 (Dessertine, 2013). L’article premier de cette loi explique que ces associations de prévoyance ont notamment le but d’assurer à leurs membres des secours en cas de maladie, mais ce n’est pas, de loin, l’unique objectif. En 1902 est fondée la Fédération nationale de la mutualité française (FNMF).
Jusqu’à maintenant, l’histoire de l’économie sociale et solidaire au Sénégal (Ndiaye, 2021), comme au Bénin et au Cameroun (Gankpé & Baleba, 2015) ou au Mali (Vuarin, 2000), démarre après les indépendances. Le récent dossier spécial sur l’Afrique de l’Ouest de la Revue internationale de l’économie sociale (2021/4 – n°362) ne propose pas plus d’analyse sur la période coloniale. Il en va de même avec l’analyse récente de la protection sociale dans les anciennes colonies françaises entre 1890 et 2020, qui fait l’impasse sur la place des mutuelles de santé (Olié, Delpy & Ballet, 2024). C’est également le cas de l’excellente analyse historique du développement mondial des assurances sociales depuis les années 1880, qui n’évoque pas la situation des pays africains durant la période coloniale française (Hu & Manning, 2010). De plus, les pays africains, notamment ceux colonisés par la France, sont absents de l’analyse du 19ème siècle comparant la France à la Grande-Bretagne, l’Italie et la Belgique (Hugon, 1900), puis de celle concernant « les mutualités de tous les pays » (Dreyfus & Gibaud, 1995). Si de timides progrès ont été réalisés sur cette histoire en France (Desgrè, 2024; Dreyfus, 2016), les travaux universitaires sur cette histoire en Afrique sont très rares. Patricia Toucas-Truyen (2017) évoque même « un terrain vierge à explorer » (p. 51), ce que confirme Antony Kitts (2024) plus globalement pour les « historiens du fait colonial ». C’est dans cette direction originale que cette cinquième partie de l’ouvrage nous oriente.
Pour l’Afrique de l’Ouest francophone, Toucas-Truyen évoque[3], dans son Histoire de la mutualité, la présence d’une mutuelle de pêcheurs à Yoff et de celle de Fandène[4] (Thiès) pour se soigner à l’hôpital (Toucas-Truyen, 1998). Vuarin (2000) affirme que la mutuelle des Postes et des Télécommunications serait la plus ancienne du Mali, créée en 1957. Les analyses plus récentes avancent que la première mutuelle de santé au Sénégal aurait été créée en 1973 (SOCOCIM), et la deuxième en 1978[5] par le diocèse catholique de Thiès (Alenda-Demoutiez, 2017; Waelkens, Soors & Criel, 2017). Pourtant, quelques essais de création de mutuelles au Sénégal, certes très modestes, ont été menés dès les années 1910-20 et seront détaillés pour la première fois à ma connaissance dans le chapitre 6 de cette partie. Ces essais s’inscrivent dans une histoire des sociétés de secours mutuels au 19ème siècle (où la santé n’était pas centrale) et, plus largement, l’histoire de la mutualité. Cette histoire est très bien étudiée en France (Audrain, 2022; Brunet, 1985; Da Silva, 2022a; Lavielle, 1964), mais elle fait souvent l’impasse sur le cas des pays colonisés par la France (Lavielle, 1964). On ne reviendra donc pas sur l’histoire de ces sociétés que j’ai résumée dans l’encadré 18, mais qui sont parfaitement analysées par les auteurs précédents.
L’histoire du développement des mutuelles en France a fait l’objet, bien que tardivement, de nombreuses études. Les analyses concernant l’Afrique du Nord sont plus récentes, alors que celles sur les territoires de l’AOF ne semblent pas encore avoir été effectuées. Ainsi, je vais commencer par relater la place de ces organisations en Afrique du Nord, en montrant notamment que l’AOF est ignorée par toutes les réflexions visant au développement des mutuelles dans les colonies, notamment lors de l’organisation des congrès de la Mutualité coloniale. Puis, je vais rendre compte de la manière dont cet instrument de l’économie sociale, essentiellement au profit de l’entreprise coloniale, a disposé de quelques expériences pilotes et éphémères au Sénégal à partir des années 1910.
- En 1908, Léonce Gamard est représentant à Paris de l’Union des sociétés de secours mutuels de l’île de La Réunion et il devient le président de la Fédération nationale de la mutualité coloniale et des pays de protectorat en 1905 (jusqu’à son décès), selon sa biographie rédigée par Michel Dreyfus (2003). En 1923, il est toujours le président de la Mutualité coloniale. ↵
- La Revue des études coopératives (1921-1947) par exemple n’évoque pas ces questions. La revue des Annales coloniales consacre plusieurs pages de son numéro du 1er octobre 1912 à la prévoyance indigène et aux sociétés de prévoyance au Sénégal. Bien que l’un des buts de ces sociétés soit de venir en aide à leurs adhérent·e·s malades, la question de la santé n’est pas abordée dans l’article. ↵
- Elle parle aussi dans son Guide du chercheur en histoire de la protection sociale (vol. IV), d’un dossier sur une société de secours mutuels de Saint-Louis, dans la série H des archives de Dakar, que personne n’a été en mesure de retrouver, confirmant les défis de l’étude de ce qu’elle appelle les « marges géographiques dans la protection sociale ». ↵
- Souvent présentée, à tort, comme la première mutuelle du Sénégal (Alenda-Demoutiez, 2017; Letourmy, 2000). ↵
- Dans son étude pour la Coopération française, Letourmy (2000) évoque sa création en 1994 et la présence de 2000 adhérent·e·s, il suggère même que l’aide extérieure ne serait pas motrice de l’émergence des mutuelles dans les années 1990, contrairement à la décennie suivante qui a vu le début de la diffusion des mutuelles en milieu rural selon une autre étude (Brouillet, Wade, Kambé & Ndao, 1997). À partir de l’organisation d’un atelier en 1995 par le BIT et des organisations d’appuis aux mutuelles, des auteurs affirment que la mutuelle de « Fandène, créée en 1984 au Sénégal, paraît être la plus ancienne » (p.17) parmi la vingtaine de mutuelles qu’ils ont pu répertorier en Afrique subsaharienne (Galland, Kaddar & Debaig, 1997). On comprend donc les défis de dater le démarrage du mouvement mutualiste au Sénégal. ↵