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Les défis du financement pour le secteur de la santé après les années 1940

L’administration coloniale est toujours à la recherche d’économie, mais elle est aussi en recherche d’efficacité dans ses modalités de fonctionnement ou d’achat de service, si on souhaite utiliser un vocabulaire moderne utilisé par l’idéologie de la « nouvelle gestion publique ».

En effet, dans une note du 2 septembre 1942, l’adjoint de 4e classe du service de santé colonial Guelton propose une réorganisation du rattachement des ambulances de la Côte d’Ivoire avec l’Hôpital d’Abidjan. Il explique que cette « nouvelle disposition doublerait les possibilités de contrôle effectif des formations sanitaires de la colonie au point de vue matière ». Nous comprenons à cette note que les formations de Bouaké, Bobo-Dioulasso et Ouagadougou (classées établissements hospitaliers du service général en octobre 1937) sont administrativement rattachées à l’Hôpital d’Abidjan. Mais pour que les premières puissent obtenir le remboursement des journées de traitement, elles doivent envoyer leurs factures à l’Hôpital d’Abidjan. Or, les distances sont grandes (380 km pour Bouaké, 870 km pour Bobo, 1235 km pour Ouagadougou) et les moyens de transport difficiles. L’auteur de la note explique que lorsque les pièces comptables mensuelles arrivent à l’hôpital, en principe, dans la « 2e quinzaine du mois suivant celui auquel elle se rapporte », des vérifications sont réalisées, elles demandent entre 8 et 10 jours. Dans le cas exceptionnel, écrit-il, ou aucune observation n’est relevée sur les pièces comptables, elles sont adressées au service des finances qui procède au mandatement au bout d’une vingtaine de jours. Dans ces cas très favorables, les « fonds parviennent aux formations 45 jours après l’arrêté des pièces comptables ». Mais le cas général, écrit-il ensuite, est que des erreurs sont relevées et que cela provoque donc des délais très importants dans les différents contrôles, justifications et envois des sommes demandées. On voit donc que le défi bureaucratique du remboursement des journées d’hospitalisation est très présent à cette époque en Côte d’Ivoire, comme aujourd’hui, lorsque l’on parle de remboursement des soins fournis gratuitement aux enfants dans le contexte de leur prise en charge par l’État ivoirien. L’auteur de la note propose donc une réorganisation pour réduire ces délais, en rattachant l’Ambulance de Bouaké à l’Hôpital d’Abidjan et faisant en sorte que l’Ambulance de Bobo deviennent un hôpital de rattachement et prenne la tutelle de l’Ambulance de Ouagadougou.

En outre, les défis du financement des systèmes de santé présentés dans les parties précédentes de l’ouvrage vont perdurer après les années 1940 et partout ailleurs en AOF.

Alonou (1994) explique qu’au Togo, face au défi de financer la gratuité des soins et au manque de ressources de l’État, le FIDES[1] et le Fonds International de Secours à l’Enfance (FISE : ancêtre de l’UNICEF) ont été mis à contribution à partir de 1947. Mais de 1947 à 1949, 86% des fonds ont été consacrés à la construction d’un hôpital à Lomé. Ainsi, l’augmentation du budget de la santé constaté en 1948 pour le Sénégal se confirme aussi pour le Togo. Le pourcentage du budget de la santé par rapport à celui du territoire national passe de 11,74% en 1946 à 16,49% en 1948. Le financement du FIDES sur la période de 1950 à 1953 fut aussi concentré sur les hôpitaux. Le rapport annuel de 1955 que la France envoie aux Nations Unies, pour expliquer son travail dans ce territoire placé sous sa tutelle montre qu’en 1954 et 1955, les « non Autochtones » ne représentent que 0,5% des journées d’hospitalisation. Le Togo dispose de cinq formations sanitaires privées (dispensaires sans lits d’hospitalisation) représentant 2,7% du total des consultations en 1955. Le tableau des dépenses de 1954 et 1955 montre que la totalité des dépenses de fonctionnement est financée par le budget du territoire et celle des équipements par le FIDES. Ainsi, le budget de l’État français n’a apporté aucune contribution aux dépenses.

En septembre 1950, le médecin lieutenant-colonel, directeur local de la santé publique du Niger, rédige un rapport sur la situation du service médical avant son départ et après deux ans de présence. Au-delà d’un satisfecit global sur sa mission et la manière dont les ressources humaines et mobilières ont été augmentées, il indique que l’Hôpital africain de Niamey a été construit avec le budget du FIDES, mais que les travaux ont été abandonnés pendant plus de deux ans. Il espère sa mise en service en 1951. De même, l’achèvement des études pour l’Hôpital de Zinder est en cours et il espère que les travaux vont démarrer au début de 1951. En ce qui concerne la mobilisation du budget local, il dresse une liste d’investissements qui concerne uniquement des bâtiments, soit des dispensaires, maternités ou ailes d’hospitalisations dans plusieurs villes du Niger. Des logements pour le personnel, notamment africains, sont aussi listés.

Dans son récit de « croisière noire de la santé » de 1950, préfacé par Senghor, Gautier-Walter (1951) s’interroge : « On nous parle d’un magnifique plan d’équipement sanitaire du FIDES. Bravo, encore une fois. Mais s’agit-il toujours de pierres, d’hôpitaux trop grands, et dans les seules grandes villes? ».

Pourtant, en 1959, dans un contexte où la France a peur de voir les Nations Unies, avec notamment la création de l’OMS, étudier les conséquences de la colonisation, Jacques Kosciusko-Morizet (représentant permanent de la France au Conseil de tutelle) osera vanter les efforts du FIDES pour le développement des infrastructures sociales et médicales (Pearson, 2018). C’est peut-être pour cette raison que l’on note, dans le liminaire et la préface du numéro spécial de 1957 de AOF Magazine sur la santé publique (Sanner, 1957), de nombreuses références aux personnes qui donnent des leçons sans, selon Sanner, vraiment comprendre le contexte :

Ce n’est pas sans provoquer quelques (sic) agacements que parviennent en Afrique Noire les échos des « tam-tam » métropolitains de certains « découvreurs » du continent africain qui, entre deux escales, ont tout vu, tout entendu et, au bénéfice d’une littérature d’une couleur locale d’opérette, dénaturent les faits. La médecine elle-même n’a pas échappé à leurs divagations et rien n’est plus éloigné de la vérité que certains aspects qu’ils en présentent. (p. 2)

(…)

On se prend à souhaiter, au terme de ce tour d’horizon, que ceux qui viennent en Afrique se gardent de fonder leur jugement sur la présence ou l’absence d’hôpitaux somptueux mais pensent quelques fois aux milliers de kilomètres parcourus sur les pistes pour apporter aux habitants des plus lointains villages le secours qui leur permettrait de survivre. (p. 6)

Dans un article de l’hebdomadaire d’informations illustré Paris-Dakar du 14 août 1950, le journaliste décrit l’organisation des soins au Soudan et note que le FIDES 1949-1950 a prévu un budget de 40 millions en crédits d’engagement et 30 millions en crédits de paiement pour l’agrandissement de l’hôpital du Point G de Bamako. Un autre budget de 90 millions (dont 10 en crédits de paiement) du FIDES pour cette période aurait été prévu pour la construction d’une maternité, première tranche de la construction d’un hôpital central. Si le FIDES aurait financé pour plus de 28 millions de francs des programmes de lutte contre les maladies entre 1947 et 1958 en AOF, Domergue-Cloarec (1986) évoque, sans fournir les budgets dépensés mais on se doute de la différence de coûts, une quantité importante de constructions d’hôpitaux et de centres de santé sur la même période, soit plus de 450 constructions neuves ou améliorées. Concernant le FIDES et ces structures de santé, l’analyse d’historiens ne dit pas si elles font partie des fameux « éléphants blancs » (Blanchard, Bancel & Lemaire, 2020) comme cela avait déjà été constaté en Côte d’Ivoire en 1935 (Lasker, 1977). Le rapport d’exécution du FIDES de 1947 affirme que 1 200 millions de crédits ont été engagés au titre de la santé pour l’ensemble des territoires d’outre-mer, Afrique du Nord et Indochine exclues. Sans donner de chiffres, le paragraphe rédigé concernant le secteur de la santé montre qu’il s’agit surtout de constructions de structures médicales en AOF.

Dans un article de 1955 pour la revue Productions françaises, le colonel Garcin évoque des investissements pour le FIDES à hauteur de 13 milliards de francs pour le premier plan quadriennal et de 24 milliards prévus pour le suivant. Adopté par l’Assemblée constituante du 30 avril 1946, le FIDES est financé à 45% par la métropole sans contrepartie et à 55% par des emprunts auprès de la Caisse centrale de la France d’outre-mer à des taux d’intérêt de 1% à 2%, ce qui dénote une certaine rupture avec le principe de l’autonomie (cependant l’essentiel des ressources aurait été accaparé par des entreprises de la métropole selon un article anonyme de la revue Présence africaine en 1956-57) (Coquery-Vidrovitch, 2023).

Le rapport de la Caisse centrale de coopération économique (CCCE)[2] pour 1957 explique que 1 344 millions de francs ont été consacrés aux formations hospitalières, mais les auteurs précisent que « la plupart des formations hospitalières des grandes villes étant terminées ou en voie d’achèvement, l’effort consenti par le FIDES en faveur des centres médicaux de brousse, des dispensaires et des maternités, devrait être intensifié ». Le rapport de la Caisse pour 1958 avance que depuis 1953, les crédits du FIDES accordés aux équipements sanitaires de l’AOF sont « de l’ordre de 9 350 millions ». Pour 1958, 1 159 millions ont été accordés à ces équipements, notamment à l’Hôpital Le Dantec, Saint-Louis mais aussi à Mopti, Bouaké, Bingerville et Porto-Novo. Le FIDES finance aussi la construction de pharmacies d’approvisionnement en AOF. Le programme de santé publique, et donc le service général d’hygiène mobile et de prophylaxie, reçoit moins de la moitié que les infrastructures, soit 446 millions. À titre de comparaison, en AEF durant l’année 1952, 288 millions ont été alloués aux hôpitaux, 93 aux formations sanitaires de l’intérieur, 33 millions pour les pharmacies d’approvisionnement, 107 millions pour les constructions du service général d’hygiène mobile et de prophylaxie (SGHMP) et enfin 125 millions de francs pour les équipements des hôpitaux et des formations mobiles de brousse.

Le rapport annuel de 1959 de la CCCE (inv. 62-83) indique que le Sénégal a disposé de 268 millions d’anciens francs de crédits pour l’équipement social (20,9%), alors qu’il en a obtenu 432 pour les infrastructures et 578 pour le développement agricole. Mais en 1961, les équipements sociaux représentent 46% des crédits (nouveaux francs) du FAC pour le Sénégal. Pour l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest en 1959, les équipements sociaux représentent 7,9% de l’ensemble des crédits (dont 41% pour les équipements sanitaires), la majorité étant attribuée aux infrastructures (72,87%). Le rapport indique que sur les 562 millions consacrés aux équipements sanitaires, 406 ont servi à l’équipement des hôpitaux de Niamey et Ouagadougou ainsi qu’à la construction de maternités en Haute-Volta (Boulsa, Saponé, Tenado, Zorgho). Le reste des crédits (soit 156 millions) ont été utilisés pour la lutte contre les grandes endémies, confirmant donc la prépondérance du curatif sur le préventif, ce qui est confirmé par une analyse concernant la Côte d’Ivoire voisine (Gaber & Patel, 2013).

La thèse de Senhaji (1989) permet d’en savoir un peu plus sur le FIDES, même si la santé ne représente qu’une infime partie de son analyse, et confirme le peu d’importance de ce secteur au sein du FIDES. Ainsi, on apprend que les prévisions du plan 1953-57 accordaient 20,7% aux équipements sociaux, alors que pour les deux premiers plans, on évoque aussi « environ 20% ». Un tableau concernant la période de 1948 à 1958 précise même que 20,3% du budget prévisionnel est alloué aux équipements sociaux, au second rang après les infrastructures (35,7%) et avant la production animale et végétale (19,7%). Puis, sur la base d’un rapport du Gouverneur R. Pré, Senhaji remarque que sur les 3,6 millions de francs dévolus aux dépenses sanitaires lors du premier plan du FIDES, 60% ont été consacrés à la « médecine de soin » et 40% à la « prophylaxie », donc à la prévention. Le troisième plan aurait prévu 4,1 milliards pour terminer les hôpitaux de Niamey et de Zinder. En outre, la thèse de Senhaji confirme les inégalités de répartition des ressources car les budgets ont surtout été consacrés aux zones urbaines des pays côtiers, au détriment des zones rurales et des régions intérieures. Le Soudan français est ainsi délaissé par rapport au Sénégal (voir la première partie pour comprendre la permanence des choix), relève Senhaji (1989) qui indique par ailleurs qu’en 1951, le colonel Sanner a déploré « la réalisation démesurée de l’Hôpital de Dakar… des édifices aussi vastes que possible, devant servir à la renommée des villes bien plus qu’à la santé des populations et destinés à offrir aux médecins, non aux malades, toutes les facilités de la science médicale ». Mais la thèse de Senhaji confirme que, malgré la construction de formations sanitaires (passant de 382 à 798 de 1938 à 1955 en AOF), leur rendement reste faible, faute de budgets adaptés aux besoins. Ainsi, précisant les chiffres précédents, Senhaji (1989) explique qu’au terme du plan décennal, 7 489,84 millions de francs ont été consacrés à la santé contre 110 736,9 millions au développement économique, soit quinze fois plus. Comme le notait Aujoulat dans une archives de 1958, « lorsqu’on parcourt les territoires d’AOF, l’un après l’autre, dix ans après l’achèvement du FIDES, on est frappé de constater le nombre de réalisations qui demeurent en projet ou à l’étude ».

Mis à part le Soudan français (où la participation du FIDES est plus importante), le budget local de tous les pays de l’AOF soutient à plus de 60% les investissements de santé (66,9% pour le Sénégal, 86,5% pour le Niger!) (Domergue-Cloarec, 1986).

Le compte rendu analytique de la commission des Affaires sociales du 2 décembre 1957 fournit des informations intéressantes sur cette concurrence budgétaire entre les hôpitaux et la santé publique dans le contexte de la territorialisation budgétaire complète du Service général d’hygiène mobile et de prophylaxie (SGHMP). Ainsi, le médecin général Richet explique que le SGHMP a souvent « à tort, la réputation d’être somptuaire. En réalité, il ne revient qu’à 45 francs par tête d’habitant. Moins cher que les deux autres hôpitaux de Dakar ». Le médecin évoque également des craintes que son personnel spécialisé dans la lutte contre les endémies soit utilisé à d’autres fins, notamment pour l’assistance médicale autochtone (AMA), nouvel terminologie de l’AMI depuis 1944.


  1. Le Fonds d'investissement pour le développement économique et social (FIDES) est créé en 1946. Il est l’ancêtre du Fonds d'aide et de coopération (FAC) qui sera créé en 1949.
  2. La CCCE assure l’exécution des opérations du FAC et du FIDES, elle est considérée comme une banque de développement à partir de 1960.