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Les défis bureaucratiques des recouvrements

Pour les hôpitaux du service général, pris en charge par le budget colonial (département des colonies), un remboursement à la structure est organisé pour les fonctionnaires, les officiers, les hommes de troupes et les employés des services militaires. Diop (1983) indique qu’une retenue sur les soldes et salaires est effectuée[1], comme nous l’avons vu précédemment dans la première partie. Mais encore faut-il que ces sommes soient recouvrées tant par les budgets, que les individus ou les entreprises. Ainsi, les défis sont importants et les stratégies de recouvrement nombreuses.

Le ministre des Colonies, dans une circulaire du 1er septembre 1909, donne des instructions, afin d’éviter « les retards dans les recouvrements des sommes dues par le personnel colonial, à titre d’avances de solde ou de retenues d’hôpital » (JOS 628, 89). Il semble que la Cour des comptes ait attiré l’attention du ministre sur le manque de rigueur du suivi comptable, l’empêchant de prendre connaissance des remboursements. Aussi le ministre énonce-t-il plusieurs mesures à mettre en place pour affecter les retenues d’hôpital au Trésor au titre des « recettes d’ordre en atténuation de dépenses, remboursements des frais de traitement dans les hôpitaux des Colonies ».

À l’ouverture de l’Hôpital central indigène, en octobre 1914, des défis de coordination du remboursement des journées ont été relevés. En effet, la question s’est posée au sujet du remboursement de la journée lorsqu’un patient de l’Hôpital colonial est évacué vers l’Hôpital central indigène, notamment lorsque la personne est déclarée atteinte de la peste et doit donc être internée dans cette dernière structure. À qui le bénéfice de la journée doit-il revenir et « des divergences de vue s’étant produites à ce sujet, une même journée a été portée deux fois au compte d’un malade traité à ses frais ». Ainsi, le directeur du service de santé estime que si la personne malade est évacuée après 16 heures, c’est l’hôpital qu’elle quitte qui doit en demander le remboursement. Il précise : « il est certain qu’un malade évacué ne doit pas payer deux fois la même journée d’hospitalisation ».

Dans une lettre, nous apprenons qu’un instituteur (M. Demba Sy) de Ziguinchor a subi une retenue de 100 francs sur son salaire de fonctionnaire (de 1 500 francs), pour avoir séjourné 20 jours à l’Hôpital civil en 1914, soit 5 francs par jour (voir ci-après).

Dans une autre lettre, le directeur de l’exploitation des chemins de fer informe le Gouverneur des colonies, basé à Saint-Louis en 1911, qu’il rembourse la somme de 66 francs pour l’hospitalisation de Mme Rokata Bâ, la femme du chef de station de Rao. Le principe est donc, pour ce type d’employé, d’effectuer un remboursement forfaitaire. L’administration envoie un état de remboursement pour l’hospitalisation des personnes sous son ressort.

La même année (1911), alors que Mme Gueye, qui a eu les « deux jambes coupées » car elle a « été tamponnée par le train de voyageurs n˚1 au kilomètre 141 » est décédée, le secrétaire général chargé de l’expédition des affaires courantes et urgentes (M. G. Poiret) transmet un état de remboursement des frais d’hospitalisation d’un montant de 31 francs.

L’Hôpital de Saint-Louis pouvait aussi recevoir des remboursements pour les Africain·e·s de la Côte d’Ivoire (donc à partir du budget de cette colonie), comme M. Kamara Samba, amputé de la jambe droite en 1911. Une lettre de juin 1911 explique notamment que cette personne a bénéficié d’une « jambe de bois au compte du budget local de cette possession » qui aurait été fournie par l’Hôpital civil de Gorée pour 33,75 francs, montrant aussi la circulation des malades entre les structures hospitalières.

À la même époque, en janvier 1910, le médecin chargé de la visite des fonctionnaires du Sénégal se plaint auprès du délégué du Lieutenant-Gouverneur à propos de la retenue sur salaire pour les pansements et médicaments délivrés aux agents de police de la ville de Dakar. Il réclame ainsi la gratuité pour ce personnel qui « risque journellement des coups et blessures en service commandé ». Le gouverneur demandera donc au délégué de Dakar le 18 janvier 1910 de bien vouloir dire au commissaire de police que ses agents « recevront gratuitement les soins médicaux et pansements que nécessitera leur état de santé », les médicaments étant ajoutés à ces deux items dans une note manuscrite, oubliée lors de la rédaction du brouillon.

L’administration déploie souvent des moyens importants pour recouvrer ses créances comme le cas de M. Nicolai le montre bien (encadré 9).

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Une enquête de police pour faire payer M. Nicolai

Le cas de M. Joseph Nicolai, dont on ne sait pas s’il est français, mais a priori, il est au moins « européen », est intéressant à plus d’un titre pour illustrer les modalités de fonctionnement des hôpitaux. Nicolai débarque en novembre 1918 à Dakar avec le « Général Galliéni », dans un état de dénuement tel qu’il oblige un inspecteur de la Sûreté, M. Paoli (« parent de loin »), à lui fournir à son arrivée « une chemise, une paire de chaussettes, un pantalon et un chapeau… et le faisant manger pendant quelques jours où il se trouvait sans ressource ». Puis, le 15 novembre 1918 à 22h00, il se rend à l’Hôpital colonial de Dakar pour une « blessure grave par balle de revolver ». On retrouve une lettre du 22 janvier 1919, dans laquelle le général de division Bonnier, commandant supérieur des troupes de l’AOF, s’enquiert auprès du Gouverneur général de l’AOF de sa décision concernant le paiement des frais d’hospitalisation de M. Nicolai. En effet, en arrivant à l’hôpital, ce dernier a déclaré ne pas pouvoir réaliser le dépôt de fonds demandé, mais qu’il « verserait le lendemain la provision réglementaire[2] pour son admission à la catégorie des sous-officiers ». Mais « ce blessé dénué de ressources exhiba une facture d’après laquelle il prétendait que la maison Buhan & Teisseire [compagnie coloniale] à l’époque lui devait environ 1 400 francs ». Ainsi, vu la gravité de la blessure, l’hôpital l’a admis, pensant donc pouvoir récupérer son argent par la suite. Mais depuis « le médecin chef de l’hôpital recherche le paiement des frais engagés » et tout l’arsenal administratif est mis en branle à cet effet. Les archives témoignent que médecins, administrateurs et même un commissaire de police sont mobilisés pour trouver les moyens de payer ses frais. La maison Buhan & Teisseire a été contactée mais refuse de payer. La personne malade, considérée comme « particulier à ses frais » le 22 novembre selon le service de gestion, n’est donc « pas en mesure de verser la provision réglementaire pour frais de traitement », écrit le directeur du service de santé le 28 novembre 1918. M. Nicolai est ainsi transféré d’office à la catégorie « soldats européens et assimilés », alors qu’il ne semble pas être un soldat. Il s’agit donc certainement d’un transfert administratif, sur papier. Le 21 janvier 1919, on retrouve une lettre de M. Raousset, commissaire de police qui rend compte de sa rencontre avec M. Paoli, Inspecteur de la Sûreté, « parent de loin » à qui l’on va aussi chercher les moyens de faire payer cette créance. Ce dernier avoue connaître M. Nicolai depuis peu de temps, mais « M. Paoli décline toute responsabilité sur Nicolai et trouve qu’il a déjà fait beaucoup en lui donnant des vêtements et en l’ayant hébergé quelques temps ». Le 3 janvier 1919, le commissaire de police écrit au délégué du Gouvernement du Sénégal pour le prévenir que cette personne, à « sa sortie d’hôpital » n’a plus de ressource et que « les frais d’hospitalisation ne pourraient être imputés qu’au moment du procès par lui en se faisant porter partie civile ». Les archives ne nous informent pas de la fin de l’histoire.

À Dakar, les « particuliers » hospitalisés à l’Hôpital central indigène, payant eux-mêmes les frais, devaient, lors de leur admission, avancer l’équivalent de 15 jours. L’affaire de M. Nicolai (encadré 9), mais aussi celle de Mme Guillemot en 1919 (voir ci-après), montrent que l’admission à l’hôpital était également possible sans le paiement de cette caution. Il y a évidemment un biais d’archives possible, puisqu’il semble peu probable que des personnes s’étant vu refuser l’admission, faute de pouvoir payer la caution, soient illustrées dans les documents conservés par l’administration. Ainsi, dans une lettre datée du 3 juillet 1919,, le chef du cabinet du Lieutenant-Gouverneur basé à Saint-Louis informe que le Gouverneur a autorisé « sans versement préalable des avances réglementaires, l’admission à l’hôpital civil de Madame Guillemot et de son enfant ». La raison évoquée pour cette entorse au règlement est que le mari, ancien mécanicien à la Compagnie du Niger français, s’est engagé à payer les frais d’hospitalisation « dès le règlement du procès en cours qu’il a intenté à la Compagnie du Niger français ». L’exonération est donc attribuée de manière temporaire car cette famille semble solvable et l’hôpital pourrait recouvrer ses frais. Les règles de l’administration peuvent donc s’adapter.

En 1925 et 1926, les archives témoignent d’un échange important de lettres entre les services de santé, le Lieutenant-Gouverneur du Sénégal et le ministre des Pensions, à propos du respect de la loi du 31 mars 1919 (dont le règlement d’administration n’est pas encore arrivé au Sénégal) accordant la gratuité des soins et des traitements aux mutilés de guerre. M. Demay, professeur au Lycée Faidherbe de Saint-Louis (fonctionnaire et blessé de guerre : deux catégories bénéficiant des soins gratuits), se plaint de ne pouvoir consulter un médecin civil de son choix (qui serait ensuite payé par l’administration), ainsi que de ne pouvoir visiter l’un des deux pharmaciens privés de la ville. Il ne veut pas consulter de médecin militaire, alors qu’il ne semble pas y avoir, à cette date, de médecin civil à Saint-Louis. Il aurait même insisté pour « payer lui-même, comme un malade civil, son médecin et son pharmacien, paraissant ainsi faire abandon des soins gratuits qu’il réclame cependant avec insistance », écrit le médecin principal de première classe (M. Lamy), chef du service de santé au Sénégal le 16 décembre 1925. Mais les échanges de lettres laissent croire à des querelles entre cette personne, l’administration et les médecins militaires. Les archives ne permettent pas cependant de bien comprendre l’origine de ce conflit (les demandes de M. Demay sont en effet confuses), chacun renvoyant la faute sur l’autre, ou affirmant que l’autre a tort. Une lettre signée par 24 personnes (dont des Français et des Sénégalais, tous réformés, certains en citant leur pourcentage d’invalidité) sera même envoyée en avril 1926 au ministre des Pensions pour demander les mêmes droits accordés à M. Demay, afin notamment d’arrêter de devoir se rendre à « l’hôpital civil ou militaire réclamer des soins, en faisant la queue à la porte des médecins traitants, comme des indigents ». M. Demay a-t-il menti à ses pairs pour continuer de faire pression ou régler ses querelles avec l’administration?

Toujours est-il que cette affaire montre que la gratuité des soins était accordée aux mutilés de guerre. En effet, un arrêté de 1926 (1154.931), précisait que cela ne concernait que les formations sanitaires publiques, « quel que soit le budget dont elles relèvent ». L’arrêté expliquait par ailleurs le fonctionnement des remboursements, notamment des notes d’honoraires des médecins et des pharmaciens, tout en précisant que : « en aucun cas le médecin qui, du fait de fonctions déjà rémunérées, doit des soins gratuits à un pensionné ne peut être rétribué pour les soins qui peuvent nécessiter spécialement l’infirmité, la maladie ou la blessure ayant motivé la pension ».

La pratique a-t-elle anticipé le besoin de régulation? Les « Indigènes » non-citoyens français dans cette situation bénéficiaient des mêmes droits aux soins et médicaments gratuits, mais dans les formations sanitaires de l’AMI que nous évoquerons dans la prochaine partie. Mais lorsque cela n’était pas possible, faute de moyen ou de personnel dans les structures de l’AMI, ils avaient « droit aux dispositions générales applicables aux citoyens français ». L’ensemble de ces dépenses était dévolu au budget colonial sous le chapitre R/1 rubrique « soins médicaux aux victimes de la Guerre », un décret de 1935 accordant même « des soins gratuits aux victimes de guerre » (JO, 1935, 1599 : 194).

À l’inverse, on trouve le cas de M. Rufat (chef de transit de la Société générale de l’Ouest franco-africain) qui réclame le remboursement des 45 francs qu’il a versés au Trésor Public après[3] avoir été hospitalisé du 5 au 14 mars 1902 à l’Hôpital civil de Saint-Louis. S’il a bien payé et donc en avait la capacité, il réclame un remboursement, car il a été admis pour un diagnostic de « fièvre » qui, finalement, s’est avéré être la petite vérole; « les boutons de petite variole apparaissaient sur mon visage », écrit M. Rufat dans sa lettre. Or, en raison de « l’épidémie qui régnait », la gratuité du traitement avait été décidée. La demande de M. Rufat a remonté toute la chaine de l’administration coloniale pour arriver jusqu’au Lieutenant-Gouverneur du Sénégal. Mais l’histoire se complique lorsqu’on comprend que M. Rufat avait aussi été hospitalisé 14 jours en février de la même année pour un autre problème de santé pour lequel il avait payé une caution de 100 francs dont 30 lui ont été rendus en sortant (14×5 francs = 70 francs). Les lettres semblent évoquer que la demande de remboursement des 45 francs n’était pas si justifiée que cela, mais leur exploitation ne permet pas de comprendre s’il s’agit d’une erreur ou d’une tentative indue.

Mais le pouvoir colonial essaie aussi parfois de soutenir ses citoyen·ne·s français·es comme le fils de Mme Tressol. Ce cas de 1915 est aussi intéressant pour comprendre les modalités de paiement entre les administrations. Mme Tressol, née à Saint-Louis le 28 mars 1875, est « dactylographe au Thiès-Kayes » et dispose d’un salaire journalier de quatre francs. Son fils étant « gravement malade » et eu égard au besoin d’un « long traitement et un régime dispendieux », selon le docteur Durand venu lui rendre visite à domicile, Mme Tressol demande à l’administrateur commandant du cercle de Thiès l’autorisation d’hospitaliser son fils. Une lettre du 11 janvier 1915 du médecin du service local atteste de son état de santé. « Les soins que nécessite la santé du jeune Tressol étant trop onéreux pour le budget de la commune mixte de Thiès et en raison de la situation de la famille » sans ressources suffisantes, l’administration locale, puisque « le crédit pour secours aux indigents est peu élevé » écrit l’administrateur le 16 janvier 1915, cherche à puiser dans le « budget de Thiès-Kayes (fonds d’emprunts) », donc « aux frais de la colonie » demande le chef du 1er bureau dans une autre lettre du 27 janvier 1915. Dans une note manuscrite sur cette lettre, le lieutenant général de Saint-Louis demande au Gouverneur s’il peut faire en sorte que ce soit « la Colonie » qui paye les frais d’hospitalisation[4]. L’argument pour ce transfert de responsabilité de paiement tourne autour du fait que Mme Tressol est fonctionnaire ou épouse de fonctionnaire. Comme pour M. Nicolai (voir précédemment), les archives montrent qu’une enquête de police a été réalisée et confirme le manque de ressources de Mme Tressol, bien qu’elle ait obtenu un « secours de 50 francs » de la mairie en novembre 1914. L’enquête permet de comprendre qu’elle vit seule avec ses deux enfants et qu’elle a demandé en janvier 1915 au Procureur de la République « une assistance judiciaire contre son mari dont elle veut obtenir un secours mensuel de 50 francs pour ses enfants ». Ce dernier « l’a quittée pour aller à Sydiou (sic) comme employé de l’Administration, sans jamais lui avoir envoyé aucune somme d’argent », lit-on dans le dossier.

Le statut de fonctionnaire est donc central dans la décision de financer les soins dans les hôpitaux. Deux lettres de 1914 montrent que les frais d’hospitalisation de la fille de l’instituteur Amadou Moctar Diop seront pris en charge à ce titre, mais seulement après avoir prouvé ce statut. En effet, la mairie de Dakar a dû écrire au Gouverneur des Colonies, le 11 avril 1914, pour attester que « cette indigène n’a pas été hospitalisée par les soins de la Commune de Dakar », confirmant encore une fois les va-et-vient administratifs pour limiter le paiement des soins à partir des budgets locaux. Si cela peut laisser croire que peu de différences sont faites selon l’origine des personnes dans le cas des fonctionnaires (« indigènes » ou pas), il semble que cela n’était pas le cas pour les indigent·e·s, comme nous le verrons plus loin.

En 1936, l’arrêté 2002 explicite le fait que les frais funéraires (d’un montant maximum de 200 francs), ainsi que les frais d’hospitalisation, pour les personnes victimes d’accident du travail et décédées à l’hôpital doivent être remboursés par le chef d’entreprise.

Dans son rapport de tournée de 1941, le chef du service de santé du Sénégal explique qu’à Kaolack où il était lui-même responsable en 1935 et 1936, perdurent des problèmes d’imputation comptable concernant les malades pris en charge. Il explique ainsi que l’on ne fait pas de différence entre les malades qui appartiennent à la commune et ceux qui viennent de l’extérieur, pour le paiement et le remboursement de la nourriture. Il suggère qu’il « conviendrait d’inscrire sur le registre des entrées et sorties, en face du nom de chaque malade hospitalisé, « C » ou « L » suivant que l’intéressé appartient à la commune ou vient de l’extérieur ». Ainsi « le décompte des journées de traitement à chaque budget est désormais facile à établir et partant, le décompte des rations ». Dans le rapport de tournée de l’année suivante, du 29 septembre au 3 octobre 1942, le chef de service affirme que le fonctionnement budgétaire lui a semblé très complexe et qu’« il y a une intrication telle des charges qui incombent au budget local et au budget communal qu’il paraît difficile de s’y reconnaître ». Puis, il explique qu’il a fait part du problème au maire de Kaolack, et au commandant du cercle, et que ce dernier confirme que la répartition des dépenses entre les budgets est arbitraire, alors qu’en 1936 la comptabilité était bien séparée entre, d’un côté, le budget local et, de l’autre, le budget communal.

Les défis concernant l’imputation budgétaire vont perdurer. Ainsi, en 1942 à Saint-Louis, une note du secrétariat général adressée au médecin chef du service de santé cherche à simplifier les procédures, en proposant de ne plus exiger d’attestation administrative du domicile de secours, mais simplement une attestation portée sur le bulletin de visite ou d’hôpital, certifiant que la personne est bien indigente pour « permettre l’imputation budgétaire ».

Début 1956, l’administration se lance dans un projet d’étude de la situation financière des hôpitaux de Dakar. Le docteur Talec, directeur général de la santé publique envoie une note (677) de précision au Gouverneur inspecteur général des affaires administratives de Dakar, à la suite d’un entretien que les services de ce dernier ont eu avec son adjoint administratif. C’est l’occasion pour Talec de signaler que l’article 222 du règlement du 2 août 1912 traite de la conduite à tenir pour les « particuliers insolvables ». Mais il n’évoque pas le terme d’indigent dans ce passage, mais plus loin dans sa note, affirmant que cet article peut aussi s’appliquer aux « indigents ». Il explique que les frais de traitement de ces personnes insolvables sont imputés au budget local « qui se retourne éventuellement contre les intéressés ou les Municipalités ». Il affirme enfin que seul le budget local dispose des ressources pour investiguer la solvabilité des personnes concernées. Dans une autre note (1316) destinée au médecin chef de l’Hôpital principal en mars 1956, il explique que si les particuliers insolvables se transforment comptablement en indigents pour être imputés au budget local s’est parce que les services de santé n’ont pas les « moyens d’investigations et de coercition nécessaires pour déceler la solvabilité des intéressés et imposer éventuellement les règlements ».  Plus tard, en août 1956, une autre note (3963) du docteur Talec pour le Gouverneur inspecteur analyse un projet de circulaire sur l’assistance médicale. C’est fois-ci il évoque la question des indigents. Ainsi, on y apprend que c’est l’arrêté 2595 AP du 23 novembre 1929 qui fixe les conditions d’accès aux soins des indigents. Cependant, l’auteur déplore le fait que l’on ait « omis de déterminer l’indigence et de l’identifier ». Je n’ai pas réussi à trouver cet arrêté.

À propos des modalités de remboursement, on trouve dans les archives des « feuilles nominatives décomptées pour servir au remboursement des sommes dues pour journées de traitement ». Par exemple, l’Hôpital central indigène réclame à la Mauritanie 672 journées, pour la période du 1er au 31 décembre 1947. Figurent les noms et prénoms de 23 indigent·e·s avec leurs dates de séjour et leur nombre de journées, ainsi que la mention de 5 décès. Ces 672 journées ont été classées dans la quatrième catégorie, la plus basse, et sont à un prix unitaire de 100 francs. L’hôpital réclame donc 67 200 francs plus 1 500 francs pour six inhumations complètes (on ne sait pas quelle est la sixième personne) et 250 francs pour cinq frais de transport d’ambulance (s’agit-il des personnes décédées?), donc un total de 68 950 francs.

Fin 1927, on retrouve des échanges entre l’administrateur en chef, commandant le cercle de Thiès et le Lieutenant-Gouverneur de Saint-Louis (Jore) qui trouve « inadmissible qu’une notabilité indigène de cet ordre se trouve dans une situation telle qu’elle nécessite la délivrance de titres d’hospitalisation et de transport gratuits ». Le commandant de cercle de Thiès lui répondra, dans un télégramme-lettre le 2 décembre 1927, que M. Bougonna Aram, chef de quartier à Thiès, « malgré ces titres, ne possède rien et doit être considéré comme indigent ».

Toujours dans un souci de recouvrement des coûts, le médecin chef de l’Hôpital militaire de Saint-Louis demande en janvier 1927 à la compagnie Oldani & Cie de prendre en charge les frais d’hospitalisation de son employé, M. Amet Sy. Mais cette dernière lui répond par un refus, car « cet indigène a été blessé par la chute d’une pile de sacs sur le quai où il n’avait rien à faire ». L’entreprise demande donc qu’il soit « traité comme malade indigent » pour ne pas avoir à payer, pense-t-on comprendre…

Dans le rapport de 1947, M. R. Campcros indique avoir organisé un « contrôle sévère des entrées » qui lui a permis de « détecter beaucoup d’accidentés du travail qui étaient auparavant traités comme indigents » (voir plus loin). Ainsi, il a supprimé « tous les remboursements d’accidents du travail en quatrième catégorie et [a exigé] de tout faire rembourser par les Compagnies d’Assurance, sur le taux de la troisième catégorie à partir du 1er juillet 1947 ». Puis, Campcros s’inquiète des problèmes qu’il subit pour le remboursement des frais d’hospitalisation des personnes accidentées de la circulation. Enfin, il se plaint que les nourrissons ne soient pas pris en compte dans les statistiques, donc dans les journées d’hospitalisation qui donnent lieu à des remboursements, alors qu’ils consomment du lait de l’hôpital, des soins, des médicaments et même qu’ils « salissent du linge ». Ainsi, il écrit et souligne en lettres capitales dans son rapport : « CES FRAIS NE SONT REMBOURSÉS PAR AUCUN BUDGET ». Les défis de la rentabilité et du dégagement de la responsabilité des entreprises privées sont donc déjà bien présents, même après la Seconde Guerre mondiale. En effet, dans son rapport de l’année précédente, en 1946, Campcros s’inquiétait déjà du manque à gagner et de la perception par les « indigènes » de leur droit :

l’utilisation trop fréquente de la mention d’urgence (il souligne) pour l’hospitalisation, du manque de pièces d’identité de la quasi-totalité des malades et à la conception généralisée chez l’indigène, de prétendre à un véritable droit aux soins et à l’hospitalisation gratuits; il se présente ainsi, sous le couvert de l’urgence, sans billet d’hôpital administratif ou avec un billet erroné qu’il modifie même parfois lui-même; comme cela nous est arrivé de le constater. Durant l’année 1946, 80% des indigents et 50% des fonctionnaires se sont trouvés dans ce cas.

En 1954, nous retrouvons des échanges épistolaires qui impliquent M. Rigonaux, président du foyer « L’Œuvre française de l’enfance », fondé par l’Union des Eurafricains et subventionné par le Gouvernement général, à propos de la prise en charge des enfants de ce foyer au sein des hôpitaux. Le responsable du foyer demande au médecin chef de l’Institut d’hygiène sociale de Dakar s’il n’est pas possible de faire en sorte que les enfants soient soignés, non pas à l’Hôpital Le Dantec mais plutôt à l’Hôpital principal. Ce responsable affirme qu’il connaît bien les deux hôpitaux pour y avoir visité des ami·e·s ou des membres de son association et par expérience que les enfants sont mieux et plus vite soigné·e·s à l’Hôpital principal. En outre, écrit-il, « ces enfants, habitués à vivre à la manière métropolitaine, comprendraient difficilement pourquoi, pendant une période de maladie, ils se retrouvent obligés de mener une existence différente de celle qu’ils mènent au Foyer ». Puis M. Rigonaux tente de négocier la prise en charge financière de ces enfants en demandant si son foyer doit payer les ordonnances et si « le service de santé ne pourrait pas céder à titre onéreux ou gratuit, mensuellement, pour notre pharmacie, de la quinine, de la teinture d’iode, etc. ».

De plus, la question de la catégorie sous laquelle ces enfants doivent être hospitalisé·e·s, est largement discutée dans les correspondances. Le médecin-colonel Pons, médecin-chef de l’Hôpital principal, explique que si ces enfants doivent être hospitalisés en 4ème catégorie, ils ne pourront l’être qu’à l’Hôpital Le Dantec, mais s’ils doivent être dans les trois premières catégories, ils pourront être hospitalisés à l’Hôpital principal contre « remboursement des frais d’hospitalisation sur feuilles nominatives décomptées ». Plus loin, le médecin-colonel indique que l’hospitalisation de deux enfants dans son hôpital s’explique certainement par le fait qu’ils aient été référés et que sur le bulletin était écrit « troisième catégorie ». Ainsi, les frais d’hospitalisation ont été pris en charge par le budget de la mairie de Dakar. Puis, en janvier 1955, le médecin général inspecteur Talec répond au médecin-chef de l’assistance médicale que les enfants de ce foyer peuvent être hospitalisés à l’Hôpital principal mais uniquement en première, deuxième ou troisième catégorie et contre remboursement. Il rappelle au médecin-chef les tarifs de remboursement selon les trois catégories soit 200, 300 ou 400 francs pour les enfants de moins de 5 ans. Il demande donc au médecin de faire en sorte que le président du Foyer explicite l’imputation budgétaire et la fasse porter sur « le billet d’hôpital à l’encre rouge et en haut ». On comprend donc que la demande du président du Foyer, notamment d’une prise en charge gratuite, n’a pas été acceptée et que même pour ces enfants d’une association financée par le gouvernement, le remboursement est exigé par l’hôpital. Cependant, la demande de disposer de quelques médicaments à titre gratuit est acceptée en janvier 1955 par le médecin en chef de l’assistance Martin (lettre 020/IHS), et le foyer va donc recevoir « un petit approvisionnement d’urgence » gratuitement. En réponse à cet accord et à la demande de précision sur l’imputation budgétaire, le président Rigonaux précise que « les enfants devront être admis en catégorie indigent et les frais d’hospitalisation supportés par la municipalité de Dakar comme précédemment. Tous ces enfants sont détenteurs d’un certificat d’indigence délivré par le maire de Dakar ».

Après avoir abordé dans le détail le cas des hôpitaux, il est temps de comprendre la manière dont la financiarisation des soins était aussi présente dans les dispensaires destinés aux « Indigènes ».


  1. Au Togo, la retenue variait de 12 à 24 francs par journée d’hôpital selon le niveau de salaire variant de 8 000 à plus de 40 000 francs, soit de 0,15% pour la tranche la plus basse (8 000 francs) à 0,06% pour un salaire de 40 000 francs. Les agents « indigènes » des cadres locaux étaient aussi taxés par journée d’hôpital de 3 à 8,50 francs selon le salaire variant de 2 500 à 18 000 sans nourriture et de 4,75 à 10,25 francs avec nourriture (soit une fourchette de 0,12% à 0,06%). Par ailleurs, les enfants de 5 à 12 ans payaient 50% de cette retenue (Alonou, 1994).
  2. L’arrêté de 1926 précise bien que cette provision est de 30 jours d’hospitalisation « versée au moment de l’entrée entre les mains du gestionnaire et régulièrement renouvelée ».
  3. Il n’aurait rien payé avant, donc la caution ne semble pas versée systématiquement pour les personnes à leur « compte ».
  4. On retrouve les mêmes tentatives dans une lettre du 19 juin 1913 concernant le paiement des frais des « militaires indigènes licenciés ou réformés » dont le traitement à l’hospice civil de Gorée (ou leur futur rapatriement dans leurs pays d’origine) incombe aux budgets locaux, alors que William Ponty, Gouverneur, réclame qu’il soit pris en charge par le budget de la Colonie.