Les assurances vie et la matrice nord-africaine des mutuelles
En 1900 à Tunis, on trouve la présence de « l’Assistance mutuelle tunisienne », une société d’assurance[1]. En 1903, il est fait la promotion de la « Mutuelle de France et des Colonies »[2], approuvée depuis 1895 et contrôlée par l’État français. Cependant, les enjeux autour des colonies, mis à part l’Algérie, ne sont pas vraiment abordés dans les articles que j’ai pu consulter dans la presse mutualiste de 1903 à 1905. Dans le cas de la « Mutuelle de France et des Colonies », les questions de prise en charge en cas de maladie ne sont pas mises en avant, contrairement à la dot ou au capital pour la retraite ou les décès. Il s’agit donc plus d’une assurance vie (ou société d’assurance mutuelle) que d’une mutuelle de santé au sens actuel du terme. Le chapitre premier de ses statuts évoque clairement son but : « assurer au décès ses membres ». Ses frais de gestion sont statutairement de 7%[3]. Un tarif progressif pour le calcul de la prime mensuelle est présenté, tenant compte de l’âge de la personne, par exemple : 0,55 francs pour assurer une prime mensuelle de 500 francs de 15 à 40 ans et 1,65 francs de 61 à 65 ans.
Mais encore une fois, la question de la prise en charge de la maladie ne semble pas au cœur des réflexions des sociétés de secours mutuels de cette période. Pourtant, en 1908, est fondé le journal La Mutualité coloniale[4], imprimé à Alger (avec beaucoup de publicités pour des loteries caritatives). Son premier numéro[5] daté du 25 août aborde pourtant « l’utilité de l’assurance maladie » dans une colonne entière (Mutualité coloniale, 1908). L’article relate la création d’une société mutuelle d’assurance contre la maladie constituée avec la loi du 25 juillet 1867 et le décret du 22 janvier 1868 (il est aussi évoqué la loi du 1er avril 1898) rendue applicable aux colonies par le décret du 17 janvier 1902 (promulgué en AOF le lendemain) permettant aux « indigènes sujets français[6] de faire partie de l’administration de ces sociétés »(voir les défis plus bas). La « Sécurité Française », dont le siège est à Bordeaux, « assure toutes les personnes de 16 à 60 ans, les deux sexes, contre les conséquences des maladies ou accidents ». Contre un versement de deux francs chaque mois « l’assuré touche pendant toute la durée de sa maladie une indemnité de 2 francs par jour », l’auteur met « pendant toute la durée » en italique dans son article. Il s’agit donc moins d’une assurance pour rembourser les frais liés aux soins de santé qu’un système de prévoyance en cas d’incapacité à travailler pour des raisons de maladie. En 1909, un nouvel encadré évoque les « avantages de l’assurance maladie » qui reste « trop peu répandu parce qu’elle est trop peu connue ». L’article évoque les modalités administratives de cette assurance et note qu’un « simple certificat du médecin habituel constatant que l’on jouit d’une bonne santé est suffisant » (voir plus bas les statuts d’une société de secours à Dakar) en plus, bien évidemment, d’une prime, qui est « d’ailleurs fort modique ». Enfin, l’article rappelle l’importance de prévoir et donc de ne pas attendre d’être la « victime d’un péril » pour s’assurer. Il est discuté de la cotisation mensuelle de deux francs, qui peut également être de trois francs mensuels, le principe est « qu’il paye autant de francs par mois qu’il veut assurer de francs d’indemnités ». Mais l’extrait des conditions générales publié dans ce même numéro du 10 février 1909 montre, d’une part, qu’un délai de carence de trois jours a été établi et, d’autre part, que l’indemnité varie de deux à 10 francs, équivalent donc à la cotisation qui varie également de deux à 10 francs par mois. En outre, l’article 4 de ces conditions générales montre qu’au début du 20ème siècle, l’AOF n’est pas encore concernée car « la société n’est responsable que des maladies contractées et guéries sur le territoire français en Algérie et en Tunisie », confirmant le prisme nord-africain. De nombreuses exclusions sont explicitées comme le suicide, la guerre, l’ivresse ou les sports. Les dépenses liées à la prise en charge des soins de santé ne sont pas évoquées dans ces conditions générales. Mais on apprend plus tard que « les sociétés de secours mutuels se sont à peu près bornées à pratiquer l’assistance médicale et pharmaceutique »[7], ce qui ne semble pas avoir été étendue à l’AOF. En fait, on retrouvera dans d’autres numéros de la Mutualité coloniale cet encadré expliquant « l’assurance maladie », mais qui fait surtout la promotion de la « Sécurité Française », une société d’assurances mutuelles de Bordeaux avec un fonds de réserve de 10 millions de francs.
Le 1er janvier 1910 est lancée une police d’assurance invalidité-assistance par la Société d’Assurances Mutuelles (qui fonctionne sous le nom de Syndicat Français de l’Agriculture, du Commerce et de l’Industrie)[8]. Pour une cotisation de deux francs par mois, l’assuré·e est protégé·e contre l’invalidité résultant des maladies en dehors de l’exercice de sa profession. Il ou elle reçoit un capital en fonction du degré de son incapacité. En 1910, le Conseil supérieur des sociétés de secours mutuels, dans sa séance du 25 novembre 1909, a approuvé l’obtention de subventions spéciales. Ainsi, « une subvention spéciale sera accordée chaque année, à raison de 0 fr. 50 par femme participante âgée de seize à quarante-cinq ans, aux sociétés de secours mutuels qui, ayant prévu dans leurs statuts l’accouchement au nombre des cas donnant droit au secours de la maladie, imposeront à leur participante l’obligation d’un repos de 4 semaines après les couches ». Il est intéressant de noter que ce même type d’instrument financier a été testé en 2023 par la Banque mondiale et la Coopération technique belge au Sénégal. Dans les années 1910, le ministre du Travail et de la prévoyance sociale, René Viviani, justifie l’octroi de ces subventions pour que les sociétés de secours mutuels encouragent leurs adhérentes à « l’observation d’un repos de 4 semaines après les couches ». Cette approche fait écho, mais du côté de l’offre, aux primes données aux mères, que j’ai évoquées dans la troisième partie[9]. Mais Viviani explique que ces primes sont uniquement destinées aux sociétés de secours mutuels ordinaires qui vont admettre l’accouchement au nombre des cas et pas, par exemple, aux « mutualités maternelles ou aux sociétés constituées spécialement en vue de la maternité ». Ces dernières semblent déjà disposer « d’encouragement sur les crédits inscrits au budget du ministère de l’Intérieur pour les œuvres maternelles ». Il s’agit donc d’une subvention incitative à la prise en charge de l’accouchement pour les sociétés qui ne le faisaient pas jusque-là, ce qui rend l’analyse très intéressante, puisque c’est devenu une réalité aujourd’hui.
Pour comprendre la situation de la mutualité en AOF, il est essentiel d’appréhender la « matrice algérienne », comme évoquée par l’historien Benoit Beucher[10]. En 1905, Alger est présentée, dans un article à propos du premier congrès de la « Mutualité coloniale », comme « la capitale de notre belle France africaine »[11], nous renvoyant aux réalités de la colonisation française de peuplement. Elle sera le lieu du premier congrès de la « Mutualité coloniale » dont l’analyse de la place des territoires de l’AOF est centrale à notre réflexion. L’histoire coloniale de la mutualité algérienne, essentiellement d’influence métropolitaine et bénéficiant aux colons français, est parfaitement décrite par Antony Kitts (2024).
- Revue tunisienne (organe de l'Institut de Carthage), avril 1901. ↵
- L’Avenir de la mutualité et son supplément régional L’Écho girondin de la mutualité. Le seul journal hebdomadaire de la presse mutualiste à cette époque (Hébrard, 1904). ↵
- L’Avenir de la mutualité, 2 avril 1904. ↵
- En 1911 sera aussi créée à Alger La Pensée française, « nouvel organe de propagande en faveur de la mutualité coloniale » selon la Revue de la Solidarité (n°83, mai 2011). ↵
- On ne trouve que 25 numéros de 1908 à 1910 à la BnF. La création de cette revue est saluée par la Revue de la solidarité sociale dans son numéro du 1er février 1909. ↵
- Le terme « sujets français » a été rajouté à la main dans la note tapuscrite retrouvée et rédigée à l’occasion du 6ème congrès de la mutualité coloniale. ↵
- Mutualité coloniale, 10 juin 1909. ↵
- Mutualité coloniale, 10 décembre 1909. ↵
- Sur l’histoire des mutualités maternelles, voir Michel Dreyfus (2006). L’idée aurait été proposée par Félix Poussineau en 1894 (Lavielle, 1964). ↵
- France Culture, Série Mondes africains, une histoire en mouvement - Épisode 2/4 : « Sahel colonial, histoires de contact, histoires de conquêtes », 2 avril 2024, en ligne : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-cours-de-l-histoire/sahel-colonial-histoires-de-contact-histoires-de-conquetes-1906772 ↵
- L’Avenir de la mutualité, 25 février 1905. ↵