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La mutualité, instrument colonial loin de l’AOF

La mutuelle dénommée « La Colonisation française », fondée en Algérie en 1890, est utile à la « prospérité collective de la colonie ». Son objectif est de soutenir la colonisation de peuplement français en Algérie. Le président fondateur de cette association[1], Camille Dugas, explique que sa « société » a mis en exploitation 3 000 hectares de terre dans la province d’Oran et établi 18 fermiers qui auront 20 ans pour payer leurs fermes. Cette mutuelle aurait 7 000 sociétaires en 1905. Son objectif est double : d’une part, faciliter l’établissement de « colons exclusivement français dans les colonies françaises » et, d’autre part, assurer à chacun des sociétaires « une pension de retraite après 10 ans de sociétariat ». Les membres doivent payer une cotisation mensuelle pendant 10 ans, pour que la pension prévue soit par la suite versée « [leur] vie durant »[2]. À la même époque, en Tunisie, la Mutuelle Tunisienne se développe, avec 2 500 membres « presque tous français », ainsi que des sociétés de solidarité musulmanes et « quatre sociétés israélites de mutualité ».

La première phrase de l’avant-propos de l’ouvrage d’Octave Depont (1906) est éclairante : « la mutualité coloniale, qui donc en parlait, qui donc s’en préoccupait, il y a deux ans à peine? ».

Depont explique que L’Avenir de la mutualité a contribué à l’idée du premier congrès. Ce journal évoque en effet à plusieurs reprises cette question, même si je n’ai été en mesure de consulter que les années 1903, 1904 et 1905, les autres années étant en trop mauvais état. En effet, la première mention concernant la « Mutualité coloniale » se retrouve dans le numéro 20 du 12 décembre 1903, qui nous informe que M. Gamard a proposé à la commission permanente du Congrès colonial de mai 1904 de créer une « section de prévoyance et mutualité coloniale ». Et ce n’est que deux mois plus tard, dans son édition du 27 février 1904, que L’Avenir de la mutualité évoque de nouveau la « Mutualité coloniale » uniquement pour l’Algérie et la Tunisie. Dans cet article, la mutualité est comparée à un « article d’exportation » qui pourrait être « utilement implantée donc toutes nos colonies ». L’auteur de l’article, B. Olivier, évoque le besoin d’une solidarité, mais cette dernière est sélective puisqu’elle concerne d’abord les « colons ». En 1911, cet objectif est de nouveau affirmé, au même titre que la sécurité sociale (Fertikh, 2024), dans le rapport général du 3ème congrès de Constantine en 1911 : « pensons au colon et pensons au colonial ».

L’objectif de la mutualité s’inscrit donc dans la lignée des autres interventions coloniales en général et du domaine de la santé en particulier, même si « la mutualité est vieille comme le monde. Son germe existe dans toutes les races », selon Depont[3]. Un autre article daté du 21 janvier 1905 convoque une citation pour montrer que le Président du groupe colonial bordelais (Godefroy Ratton) souscrit à la « belle et forte expression de M. J. Maxwell, celle de conserver à notre race son influence sur les destinées d’un monde à naitre ». Le concept de « race » au cœur du projet colonial et des idées aussi véhiculées dans le monde de la santé (Peiretti-Courtis, 2021) est largement repris par le mouvement mutualiste. L’auteur se félicite ensuite que le prochain congrès colonial évoque la question de la Mutualité, notamment parce que « tout le monde maritime et colonial applaudira à son tour à une manifestation dont les résultats contribueront sûrement au rapprochement et à la pénétration plus active des petites Frances et de la grande France »[4]. Le mouvement mutualiste souhaite donc, lui aussi, participer pleinement à l’entreprise coloniale. On pourrait cependant se demander si des courants anticolonialistes ont émergé au sein du mouvement.

La Mutualité et les mutualistes participent aussi très clairement à l’effort de colonisation de peuplement : les articles évoquent surtout « notre beau domaine nord-africain » (Algérie), mais pas l’AOF en ce début de 20ème siècle. Plusieurs articles comparent la forte migration vers le Canada (contrairement à l’Afrique du Nord), dans une perspective coloniale, pour améliorer « le sort de nos coloniaux »[5].

Dans son discours, lors de l’ouverture, le 31 mai 1904, de la séance de la 14ème section du Congrès colonial, M. Haas se félicite du développement de la mutualité et donne « rendez-vous à Alger, en 1905, aux mutualistes et aux coloniaux qui, philanthropes et patriotes à la fois, professent un égal amour pour les œuvres de solidarité et pour le développement de la prospérité de notre empire colonial ». Colonisation et solidarité à travers la mutualité sont donc mises en avant par le Consul général. À la même époque, la querelle entre la colonisation officielle et la colonisation privée a lieu en Algérie. Ne pourrait-elle pas simplement se résoudre « au moyen de la mutualité »[6]? Mais les enjeux de santé ne sont pas évoqués dans l’article. Le discours de Dugas, lors de son voyage en Algérie et Tunisie en 1905, est fort remarqué : « mais à nous, colons, notre rôle est plus complexe; il consiste à favoriser l’expansion française dans les colonies françaises et à provoquer les mesures propres à assurer partout à nos colons un traitement de faveur, afin de voir se réaliser enfin la pensée exprimée par notre devise : parler français, pour les Français! »[7]. M. Nahon (1905), président de la Fraternité algéroise, dans un texte évoquant « la fusion des esprits en Afrique par la mutualité », propose que la mutualité devienne « un auxiliaire efficace des forces qui coopèrent vers la fusion ». Il postule en effet que les sociétés de secours mutuels pourraient agir contre les clans et les catégories raciales d’avant la colonisation… dont on a vu dans les précédentes parties combien cette même colonisation les avait pourtant mobilisés dans la financiarisation de la santé. Mais son texte reste très théorique et, bien qu’il parle depuis Alger, nous n’en saurons pas plus sur les conditions pratiques de ces propositions pour l’Afrique du Nord et le reste de l’Afrique, malgré le titre.

De plus, la section 10 du Congrès colonial français de 1905, après avoir entendu le rapport de Gamard, a :

émis le vœu : que le Congrès colonial signale l’opportunité de créer des services et des organismes d’étude, en vue de coopérer activement au peuplement et à la mise en valeur de notre domaine colonial par les ressources de la mutualité (Worms, 1905).

Il est même demandé à l’État de donner des concessions de terres à ces sociétés qui « prendront l’engagement d’installer des colons dans nos colonies, et en particulier, les associations à forme mutuelle déjà fondées dans ce but ».

Cependant, Depont (1906) affirme que « la domination française est faite, malgré tout, de justice et de bonté ». Ainsi, si le programme initial était clair : « extension de nos moyens de colonisation par le crédit mutuel », il vise aussi, selon la fameuse dualité coloniale, à améliorer les « conditions morales et matérielles de nos sujets indigènes » (Depont, 1906). Cet objectif est annoncé dès 1904 à l’occasion de la préparation du Congrès de la mutualité coloniale. La Mutualité doit répondre « aux besoins des coloniaux et de la colonisation ». En effet, selon Victor Pougez, « nos coloniaux sont des citoyens au même titre que les métropolitains; rien n’autorise à les priver des merveilleux bienfaits du mutualisme »[8]. Le mouvement mutualiste, en pleine expansion en France, ne semble pas encore pouvoir bénéficier à celles et ceux qui participent à la colonisation et encore moins, évidemment, aux populations africaines oubliées de cette émergence de la protection sociale. En dehors de la société « La Colonisation française », une autre « société de colonisation », « La Solidarité » est créée durant l’été 1902 à Alger par des ressortissants du Dauphinois, dans le « but de favoriser l’émigration des paysans dauphinois sans fortune ». Les prêts et la baisse des intérêts sont au cœur du besoin d’émigration coloniale auquel la Mutualité souhaite trouver une solution, notamment pour « nos compatriotes sans fortune »[9]. Le président de la fédération de la Mutualité coloniale et secrétaire général du 2ème congrès explique que « la Mutualité apparut comme l’appoint nécessaire à la colonisation, au rapprochement des races et à l’émancipation des milieux indigènes » (Gamard, 1909)[10], phrase que Depont avait déjà écrite, mot pour mot, en 1906 dans L’Almanach des mutualistes, lorsqu’il présentait le premier Congrès de la mutualité coloniale. Dans son vibrant hommage à Depont à l’occasion de la préface de son ouvrage sur la mutualité coloniale, Victor Lourties, vice-président du Sénat, vice-président du Conseil supérieur des sociétés de secours mutuels et président du Comité central d’organisation du premier congrès de 1905, montre, lui aussi, combien la mutualité participe à l’entreprise coloniale.

Dans les deux articles consacrés en 1905 au projet de « mutualité coopérative pour l’assistance médicale indigène », la dimension colonialiste de cette mutualité, qui soutient la colonisation de peuplement, est très clairement mise en avant par les deux médecins du Service de santé de la division d’occupation (Malinas & Tostivint, 1905b). La place des « indigènes » dans la gouvernance des sociétés de secours mutuels est aussi au cœur des débats de la loi de 1898 évoquée dans l’encadré 19.

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La place des « indigènes » dans la gouvernance des mutuelles

L’article 3 de la loi de 1898 impose que l’administration et la direction des sociétés de secours mutuels soient réservées à des Français. Une dérogation sera donnée aux « indigènes » de l’Algérie en 1899 et à ceux d’Afrique en 1910 (Dreyfus, 2003). Ainsi, en janvier 1910, le Bulletin des sociétés de secours mutuels est interrogé concernant la loi du 1er avril 1898 qui est applicable au Sénégal par le décret du 17 janvier 1902. On lui demande notamment si « une société uniquement composée d’indigènes non citoyens français répondrait aux exigences de la loi ». La réponse renvoie à la loi du 5 avril 1884 rendue applicable au Sénégal le 8 avril 1898 concernant l’électorat municipal et « si donc les sujets français auxquels fait allusion notre correspondant sont électeurs dans les quatre communes du Sénégal, ils peuvent, comme les citoyens français, constituer des sociétés de secours mutuels ». Cet enjeu sera aussi discuté lors du congrès de Constantine en 1911 (Gamard, 1912). Puis, en 1918, l’Union mutualiste est aussi consultée pour donner son avis sur la possibilité pour les Africains d’être élus au conseil d’administration d’une société de secours mutuels. Elle répond que la loi du 1er avril 1898 étant applicable aux colonies, les « indigènes » des colonies de l’AOF sont éligibles aux fonctions d’administrateurs des sociétés de secours mutuels (Dupont, 1918). On comprend que seuls les citoyens des quatre communes sont concernés, bien que cela ne soit pas explicité dans la réponse. Le Bulletin des sociétés de secours mutuels et ses 76 années de parution n’évoqueront plus en détail ces enjeux, pas plus que la situation de ces sociétés en AOF. Il semble que la première étude sur le mouvement mutualiste dans les colonies date de 1920, présentée pour la première fois lors d’un congrès « métropolitain » à Angers par Gamard, alors président de la Fédération de la mutualité coloniale (Heller, 1922).

La Fédération de la mutualité coloniale a été créée en 1905, à la suite du Congrès d’Alger. Elle est considérée comme un organisme de 3ème degré dont le siège est à Paris et a pour objectif de réunir tous les groupements coloniaux comme les sociétés, les unions et les fédérations (Heller, 1922). On espère par exemple que « les bons résultats en Algérie » puissent être appliqués dans le reste des colonies à travers les sociétés indigènes de prévoyance, de secours et de prêt mutuels. Pour reprendre des termes plus modernes, on évoque ici un « modèle » (Gamard, 1909). En 1907 est créée à Paris une société de secours mutuels approuvée, nommée « La Solidarité coloniale » (no2240). Lors de la réunion du Conseil central du 8 juillet 1910, on apprend que M. Gamard a été « convoqué expressément » en tant que président de la Fédération de la mutualité coloniale. Ce dernier va ainsi exposer le but de la Fédération des « sociétés de secours mutuels des colonies ». La Solidarité coloniale s’adresse aux « coloniaux »[11] et à « toutes les classes de la société coloniale », donc pas aux populations locales majoritaires. Les « soins médicaux, secours pharmaceutiques, indemnités de maladie » font partie des avantages des sociétaires lorsqu’ils sont en arrêt de travail. Aucune section coloniale ne semble présente en AOF en 1910, les trois sections sont La Réunion, la Guadeloupe et la Guyane Française.

En plus de proposer des assurances aux membres de la société coloniale, les mutuelles cherchent aussi, comme la médecine coloniale s’attaque aux tradipraticiens, à lutter contre les modes endogènes de solidarité, souvent fondés sur la religion musulmane.

Selon Depont (1906), il n’existe en effet en Afrique occidentale aucune « œuvre quelconque d’assistance, de prévoyance, de crédit mutuel » (p. 98). Cependant, « il y a lieu de croire, d’autre part, que l’islamisme (sic) et peut-être le fétichisme (sic) ont semé là-bas des germes de mutualité » (p. 100), affirme Depont dont la perception de la société algérienne est ancrée dans les idées reçues de l’époque. Prenant l’exemple sur les tribus mauritaniennes et l’existence de zaouïas (institutions religieuses), l’auteur suppute qu’ »il doit y avoir là, par conséquent, le même système de mutualité occulte que dans tous les pays de la religion islamique, c’est-à-dire des caisses maraboutiques » (p. 100). Il évoquera aussi le potentiel pour les mutuelles du fait que les Algérien·ne·s versent des « dimes excessives prélevées sur l’ignorance et la superstition »[12]. Il qualifie cela d’une « sorte de mutualité occulte, obligatoire et parfaitement organisée ». Il tente donc d’analyser « le mutualisme indigène ». Il va même jusqu’à convoquer la période du Moyen Âge en France pour la comparer aux confréries musulmanes et aux « puissances occultes et toujours dangereuses pour la civilisation »[13].

En 1916, la Mutualité coloniale compterait 34 « groupes ou sociétés adhérentes » avec environ 1,5 millions de capitaux[14]. Mais l’article signé par Gamard ne donne pas plus de détails sur la localisation de ces sociétés. Il explique cependant que des économies de 20 000 francs ont été placées à la Caisse des dépôts et consignations en 1915, une fois payés les montants dus aux familles des personnes décédées (20 000 francs en 1914 et 30 000 francs en 1915). Jusqu’à 40 ans (sans visite médicale), il faut payer 0,55 francs par mois pour une assurance de 500 francs, mais l’on comprend qu’il s’agit bien d’une assurance vie. Enfin, Gamard précise que le public de la Mutualité coloniale est bien celui des « coloniaux » qui cherchent à « assurer à [leur] famille un secours immédiat au lendemain d’une mort prématurée ».


  1. L’Avenir de la mutualité, 9 juillet 1904.
  2. L’Avenir de la mutualité, 7 janvier 1905.
  3. L’Avenir de la mutualité, 28 octobre 1904.
  4. L’Avenir de la mutualité, 14 mai 1904.
  5. L’Avenir de la mutualité, 6 août 1904. En parlant de l’Algérie a priori, il évoque aussi le besoin de renaissance des « anciens et curieux organismes de mutualité indigène » que les « conquêtes ont meurtris en passant ».
  6. Dans La colonisation française de juin 1905, un article entier (extrait d’une brochure destinée au Congrès d’Alger) est titré « Le colon mutualiste », signé par un certain St. Lebourgeois.
  7. La colonisation française, décembre 1905.
  8. L'Avenir de la mutualité, 25 février 1905.
  9. L’Avenir de la mutualité, 22 octobre 1904.
  10. Gamard est en 1905 le délégué à Paris de l’Union des Sociétés de secours mutuels de La Réunion.
  11. Des « coloniaux »… « habitués à la vie facile des pays de paradis terrestre et qui dépensent sans compter leurs économies en France ». Source : Bulletin de La Solidarité coloniale, octobre 1910, n°11.
  12. L’Avenir de la mutualité, 7 mai 1904.
  13. De fait, L’Avenir de la mutualité va publier plusieurs articles sur la mutualité musulmane qui seront repris par Depont dans son livre de 1906.
  14. Bulletin des sociétés de secours mutuels, 1er janvier 1916.