Des ristournes au personnel de santé aussi ailleurs en AOF
En guise de comparaison avec le Sénégal[1], la bureaucratie sanitaire coloniale permet de disposer, en réponse à la circulaire (1004/SP-AD) du 1er mars 1955, de l’ensemble des sommes versées à titre de ristournes en 1954, pour les consultations payantes et examens aux praticien·ne·s autorisé·e·s à exercer une clientèle privée et aux médecins spécialistes de la Côte d’Ivoire.
Cette note est signée « confidentiel », adressée par le médecin-colonel Dejou (réf 514/SA) le 15 mars 1955 et signée par le médecin lieutenant-colonel Bascou (médecin-chef de l’Hôpital d’Abidjan), aussi récipiendaire de ces ristournes. Les praticien·ne·s recevant des ristournes en Côte d’Ivoire sont au nombre de 27 dont deux médecins africains, un pharmacien africain, sept médecins a priori civils, et tous les autres sont militaires (dont un pharmacien). Une seule femme, Mme Michelin, chirurgienne-dentiste, est dans cette liste. Au cours de ses trois mois de fonction à l’Hôpital d’Abidjan, elle a permis au Trésor de gagner 56 780 francs, mais elle n’a touché aucune ristourne. Il n’y a que deux praticien·ne·s qui ne reçoivent aucune ristourne en 1954, elle et le médecin-capitaine Person de l’Ambulance de Man. Ce dernier n’a travaillé qu’en avril 1954 et a fait percevoir 15 900 francs au Trésor. L’annexe 14 fournit des détails pour l’ensemble de ce personnel, tant sur le montant des ristournes perçues que sur les sommes qu’ils et elles ont générées pour le Trésor.
L’analyse des données montre que la somme totale des ristournes accordées à ces 27 personnes est de 4 630 990 francs, ce qui représente un peu moins de la moitié des fonds qu’ils génèrent pour le Trésor, 8 617 089 francs. Le rapport entre la somme récoltée pour le Trésor et celle des ristournes est très variable d’un·e praticien·ne à l’autre. Au total, le médecin qui gagne le plus (pour le Trésor et pour lui), est le docteur Roigt, radiologue de l’Hôpital d’Abidjan avec plus de 5 millions de francs, loin devant le second, le docteur Siefer, médecin africain de l’Ambulance de Tabou, effectuant de très nombreuses visites pour les « Kroomen » (voir plus loin). Le praticien qui gagne le moins au total est le docteur Person qui n’a travaillé qu’un mois à l’Ambulance de Man sans recevoir aucune ristourne. Il ne semble pas y avoir de corrélation entre la durée d’exercice dans une formation sanitaire et le montant moyen des ristournes (r = 0,49), pas plus que sur le montant collecté pour le Trésor (r = 0,31).
Les trois médecins africains perçoivent deux fois plus, en moyenne mensuelle, que les huit médecins civils (20 407 francs vs 11 006 francs) mais un peu moins que les praticiens militaires (23 847 francs). Au sein des militaires, la hiérarchie des grades n’est pas respectée dans la réception des ristournes. Ce sont les commandants qui reçoivent le plus en moyenne mensuelle (44 012 francs), suivis des lieutenants (20 013 francs), des lieutenants-colonels (15 883 francs) et enfin des capitaines (9 910 francs). En ce qui concerne les formations sanitaires, les personnes qui pratiquent la médecine privée dans les hôpitaux reçoivent presque le double de celles qui sont dans les ambulances (28 479 contre 15 579 francs). Si l’on s’attarde maintenant sur les villes, le médecin africain de Tabou (48 797) et les deux praticiens de Abengourou (37 876) sont ceux qui gagnent, en moyenne, le plus, bien que celui qui reçoive la ristourne mensuelle la plus importante est le docteur Roigt, chargé des radiographies à l’Hôpital d’Abidjan, service lucratif comme le cas de Dakar l’a déjà montré. Mais globalement, les médecins qui œuvrent en milieu rural ont beaucoup moins de chance d’obtenir des ristournes importantes que ceux qui sont basés à Abidjan. Certains médecins reçoivent des ristournes de moins de 4 000 francs par mois, voire 1 694 francs pour le docteur Vacher qui a travaillé pendant huit mois à Grand Lahou. Mais deux exceptions doivent être relevées.
En effet, les deux médecins chefs travaillant dans les ambulances de Sassandra et de Tabou perçoivent 37 639 francs et 48 797 francs, en moyenne mensuelle, alors qu’ils sont dans une formation sanitaire rurale et isolée. Mais ces montants importants (supérieurs à de nombreux médecins d’Abidjan) s’expliquent pas le fait qu’ils effectuent aussi, sinon surtout, des consultations auprès des « Kroumen », c’est-à-dire des membres de la communauté Krou, originaires de Côte d’Ivoire, recrutés comme portefaix par les compagnies maritimes de commerce. Des visites médicales de ces Kroumen (dont l’alcoolisme semblait poser des soucis importants) devaient être effectuées avant le départ en mer et ceux qui étaient engagés dans des navires européens devaient « subir » une visite lors de l’embarquement, puis au débarquement, donc environ tous les deux à trois mois en moyenne (Tokpa, 1998). Cela explique donc certainement les montants importants et l’on peut imaginer que ces places étaient convoitées, même si situées dans des régions éloignées. Mais ces visites rapportaient aussi énormément au Trésor français, car ce sont les deux montants les plus importants de l’ensemble des praticiens de la Côte d’Ivoire après la radiologie de l’Hôpital d’Abidjan qui rapporte une somme de plus de 4 millions pour l’année 1954!
Au Soudan français, l’organisation semble un peu différente puisque les praticien·ne·s reçoivent des ristournes tant pour les consultations réalisées dans les formations sanitaires que celles à domicile, alors que le tableau au Sénégal laisse croire que la totalité des sommes pour les visites à domicile est reversée à la formation sanitaire. Pour l’année 1954, le médecin capitaine Joany, en service à Gao, a perçu 6 700 francs au total. Mais 1 200 francs lui reviennent pour les consultations réalisées dans la formation sanitaire et 3 225 pour les visites à domicile, le solde est pour l’administration, mais selon une clef de répartition différente. Le principe semble être donc un partage à parts égales entre le praticien et l’administration pour les consultations à la formation sanitaire, mais pour les consultations à domicile, le praticien reçoit les trois quarts, alors que l’administration reçoit un quart. Les états des sommes perçues par d’autres médecins confirment cette pratique de répartition. Mais la pratique de clientèle privée ne semble pas généralisée, car nous avons retrouvé certaines fiches vierges pour quelques médecins, comme le commandant de Berail ou le lieutenant Pehore. De plus, la fiche du médecin capitaine Pinçon pour 1954 est barrée par un « état néant » et une note : « l’état financier et la composition de la population de Tombouctou ne permet pas de faire de clientèle civile ». Certaines fiches montrent, lorsqu’il s’agit d’un médecin africain, comme le docteur Thiero en service à Macina, qu’il a perçu 48 730 francs en six mois et reçu un total de 25 965 francs, soit 53% de ce qu’il a collecté.
À l’Hôpital de Bobo-Dioulasso en 1954, le médecin-chef a reçu 49 650 francs de ristournes, le chirurgien-dentiste 32 398 francs et le chirurgien 12 600 francs. Pour l’Hôpital de Ouagadougou, la somme totale de 201 458 francs a été versée par les six praticiens à l’hôpital, la personne ayant obtenu le plus de ristournes est le lieutenant-colonel Mahoudo avec 61 600 francs (et il a versé 108 928 francs à l’hôpital). Le capitaine Le Hennaff reçoit 17 150 francs, bien moins que Mme Le Hennaff avec 29 700 francs, mais on ne connaît ni leur lien de parenté, ni leur métier dans cette fiche des ristournes. Les archives témoignent des mêmes pratiques de ristournes au Niger (Niamey, Maradi et Zinder) et à Cotonou à la même période.
- Au Sénégal, les émoluments imposables en 1958 des personnels de santé du Service de lutte contre les grandes endémies (ex-Direction générale de la santé publique) varient grandement : 1,3 millions de francs pour le médecin colonel, 1,1 millions pour le médecin lieutenant-colonel, 689 819 pour le médecin commandant ou encore 479 715 pour le médecin-adjoint, 338 350 pour une sage-femme et 146 024 pour la sage-femme africaine. Parmi les 24 membres du personnel de santé listé·e·s, on note un seul médecin africain (823 428 francs), une seule africaine et au total neuf femmes dont une médecin, quatre sage-femmes et quatre infirmières. ↵