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Des primes pour les mamans et les matrones

Au-delà des ristournes dont les médecins coloniaux se prévalaient (voir plus loin), des primes sont octroyées aux femmes qui accouchent. Ces primes s’inscrivent dans une économie globale (libérale) du recours à des incitatifs dont l’idée circule et est appliquée dans tous les domaines (encadré 12) et des processus de taxation (voir précédemment).

À la fin des années 1910, dans le cadre de la lutte contre la peste, les autorités coloniales octroyaient aux habitants du Sénégal une prime de 10 francs par malade déclaré et reconnu ensuite comme porteur de la peste; une prime (0,25 francs, puis 0,50 francs) était aussi prévue pour chaque rat capturé, dans la limite des très modestes moyens disponibles (Gueye, 1995). Selon l’administration, cette prime ne semble pas avoir été efficace, car les Africain·e·s craignaient que la réclamer provoquerait la destruction de leur maison (Echenberg, 2002).

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Une économie libérable des incitatifs bien en place

En 1892, une prime a été prévue pour les personnes introduisant dans la colonie des animaux de l’espèce bovine (JOS, 12.522). En 1914, une gratification est proposée pour l’infirmier adjudant Anjot de l’Hôpital indigène pour récompenser son dévouement durant l’épidémie de peste (on va aussi demander à l’exonérer du remboursement de ses frais de nourriture). En 1937, il est également proposé de donner une « récompense » aux fonctionnaires qui vont participer à la collecte des données des trois enquêtes (alimentation « des Noirs », nommés « indigènes » dans un autre document, habitation des indigènes, « problème des métis ») de la commission d’enquête dans les territoires d’Outre-mer proposé par le premier gouvernement du Front populaire. Cette enquête ne semble finalement ne pas avoir eu lieu, faute de budget. La commission a remis sa démission le 7 juillet 1938 (FRANOM_00138). Dans un article de la Revue Coloniale de 1906, comparant la situation économique en Afrique occidentale anglaise et française, Émile Baillaud note que « ce qui est vrai, c’est que comme tout être humain, le Noir ne travaille que si la rémunération de son travail est en proportion de l’effort qu’il fait pour l’accomplir ». Sur ces questions, dans le Congo colonial des années 1930, voir la récente traduction de l’ouvrage de Nancy Rose Hunt (2024).

En 1919, le Conseil colonial, lors de la création d’une maternité indigène à Dakar, évoque le besoin de planifier le financement de primes pour les femmes ayant accouché. Ainsi, l’administrateur demande que « aux charges de votre budget, [s’ajoute] le paiement à chaque accouchée traitée gratuitement, d’une gratification de vingt francs, prime modique, mais suffisante pour secourir efficacement la mère et le nourrisson et de contribuer pratiquement à la publicité de l’institution » (Conseil colonial, 1919). L’administration coloniale veut donc soutenir les mères et leur bébé, mais également faire œuvre de bienfaisance, afin d’attirer plus de femmes à la maternité. Pour rappel, des salles payantes étaient prévues dans cette maternité à hauteur de 5 francs par journée et les communes de Dakar, Rufisque et Gorée devaient prendre sur leur budget une somme forfaitaire de 3 francs par femme de leur commune, ce qui donne une idée de la générosité de la prime proposée. L’administration a même estimé que pour l’ensemble de l’exercice 1919, cette prime s’élèverait à un total de 2 000 francs et donc concernerait 100 femmes[1].

En 1931, un rapport sur l’organisation de l’AMI mentionne qu’une « légère prime est attribuée aux matrones pour chaque enfant lorsque, au bout de trois mois, la mère et l’enfant sont en bonne santé » (Gouvernement du Sénégal, 1931), sans en préciser le montant. Cette prime avait été mise en place par suite de la circulaire du Gouverneur Carde du 12 mars 1924. Le rapport gouvernemental indique par ailleurs qu’une prime est donnée aux « mères de cinq enfants vivants » depuis la même circulaire du 12 mars 1924. Carde ajoute que « cette pratique est à reprendre et la prime pourra être augmentée toutes les fois que la matrone aura fait appel au concours ou au contrôle de la sage-femme ou du médecin ». En outre, la prime pour les mères fait partie des « mesures d’ordre moral » pour honorer les familles nombreuses, tout comme la fête annuelle des enfants, le concours avec remise de prix aux familles nombreuses, aux « nourrissons les plus vigoureux et les mieux vêtus, aux propriétaires de cases les plus hygiéniques et les mieux tenues, etc. » (Gouvernement du Sénégal, 1931).

En 1930, le budget total dévolu à ces primes au Sénégal s’élève à 50 000 francs, tant pour les matrones que pour les femmes « indigènes » ayant recours aux maternités. Mais il est ramené à 15 000 francs l’année suivante, car « le nombre des matrones fréquentant nos maternités, dont on ne peut envisager l’augmentation avant longtemps, ne [justifie] plus l’importance du crédit primitif » (Gouvernement général de l’AOF, 1931).

La mention des femmes « indigènes » comme potentielles bénéficiaires de ces primes a été retirée du budget de 1931 pour se concentrer uniquement sur les matrones. En outre, ce montant des primes est à relativiser par rapport aux dépenses prévues pour 1931, par exemple les 2,8 millions pour l’AMI ou encore les 121 898 francs prévus pour le personnel hygiéniste « russe » ou les 38 600 francs prévus pour la première expérience de recours à des « infirmières visiteuses européennes » pour encadrer les infirmières « indigènes ».

Le budget de 15 000 francs pour 1931 est le même pour les prévisions de 1932, 1933 et 1934, sans aucune modification du montant. La pertinence de toutes ces primes est également mise en avant dans le rapport présentant le Sénégal pour l’exposition coloniale internationale de 1931. En revanche, dans les documents de préparation du 6ème Congrès de la mutualité coloniale de 1931, les auteurs remettent en question l’utilisation de primes destinées aux familles nombreuses, en affirmant qu’elles seraient certainement plus utiles si elles étaient utilisées « dans le sens de la puériculture ou de l’aide médicale ». Les experts de la mutualité s’interrogent donc sur la pertinence des primes individuelles au lieu d’actions plus collectives ou plus pertinentes pour la santé des enfants.

Mais par la suite, ces mêmes experts font la promotion de cette approche, en évoquant le cas du Dahomey, où a été créée une section du « Berceau Africain », avec l’organisation « d’une fête de l’enfance au cours de laquelle sont distribuées des primes aux mères qui donnent l’exemple en ayant recours avec confiance et persistance aux conseils des sage-femmes et aux soins gratuits donnés dans les maternités et dispensaires ». Ces consultations permettent selon les auteurs « de présenter des enfants nombreux et bien portants ».

Le rapport des dépenses de 1933 laisse apparaître une rubrique « primes aux accouchées » d’un montant de 11 700 francs, sans que l’on puisse comprendre de quoi il s’agit exactement. Cette rubrique apparaît aussi en 1936, mais elle est vide. Dans le rapport annuel de 1939, on explique que « selon la tradition », les matrones ayant réalisé des accouchements « sans séquelles pathologiques redevables à l’accoucheuse et surtout sans tétanos ombilical » ont reçu des primes[2]. Ces primes seraient-elles donc plus destinées aux accoucheuses qu’aux accouchées? Au total, en 1939, 2 405 francs ont été distribués en primes à 33 matrones dont une ayant réalisé 161 accouchements et « touché de ce fait 644 francs ». Ainsi, on comprend que chaque accouchement donne droit à une prime de 4 francs (alors que la prime destinée au médecin par enfant mort-né était de 10 francs à Saint-Louis en 1876).

Le fonctionnement de ces primes de paiement au rendement est bien décrit par Pascale Barthélemy (2010) qui précise notamment qu’il n’y a pas d’harmonisation au sein de l’AOF. Cette prime de 4 francs est à comparer avec le salaire de 9 francs par jour pour un manœuvre ou de 13 francs par jour pour un planton en 1931 (Gouvernement général de l’AOF, 1931). On peut aussi comparer son montant à l’indemnité de fonction journalière de 25 francs pour un professeur des écoles d’application du service de santé des troupes coloniales et de 16,66 francs pour un professeur adjoint.

Au Dahomey, en 1935, sans que l’on ne dispose du montant individuel, 1 000 francs ont été inscrits au budget pour les primes des matrones et autant pour les familles nombreuses (Annales de médecine et de pharmacie coloniale, 1937). Quelques années plus tard, en 1939, un autre médecin, à l’issue de sa tournée des formations sanitaires au Sénégal, évoque lui aussi l’intérêt d’organiser des primes de rendement pour quelques « matrones sélectionnées parmi celles qui exercent dans les centres de consultation rurale régulièrement visités chaque semaine ». Il évoque cette solution pour lutter contre la mortalité infantile. Ces primes de rendement leur seraient « attribuées tous les 3 ou 6 mois, si le contrôle fait par les médecins au cours de leur tournée était satisfaisant (renseignements fournis par les chefs), nombre de nouveau-nés âgés de 15 à 30 jours présentés chaque mois avec une bonne cicatrisation ombilicale et en bon état ». Et le médecin d’ajouter que « la prime de rendement serait ainsi substituée à la prime de désintéressement qui a fait son temps. Du reste, cette dernière n’était pratiquement applicable que dans les centres où fonctionne une maternité, mais bien souvent elles n’intéressaient pas les matrones qui la jugeaient insuffisante et percevaient davantage en pratiquant les accouchements ».

En 1936, M. Larrieu s’inquiète, lors du Conseil général tenu à Saint-Louis, de l’effet néfaste des primes données aux responsables locaux en fonction de leur capacité à collecter l’impôt :

Vous avez créé la prime de rendement aux Chefs. En bon français, cela veut dire une prime pour celui qui rapporte le plus, une prime à l’exagération. Les Chefs, pour acquérir les bonnes grâces de l’Administrateur et pour percevoir davantage, ont intérêt à gonfler les recensements, les Administrateurs ne sont pas mécontents de voir le montant de l’impôt augmenter chaque année, ils disent aux Chefs : « Débrouillez-vous, faites pour le mieux ». Les chiffres de perception en plus le prouvent. (Conseil général, 1936)

Cela ne concerne pas la santé, mais l’énonciation des dérives possibles est intéressante pour comprendre le contexte et certainement faire un parallèle avec les dérives des médecins lors de leurs tournées.

Au Niger, ces primes aux matrones sont également en place dans les années 1930, mais elles ne semblent ni utilisées, ni efficaces. En 1936, un budget (non totalement dépensé) de 730 francs est prévu pour ces primes, alors qu’il était de 100 000 francs la même année en Côte d’Ivoire. Comme ailleurs, la prime est octroyée aux matrones qui conduisent les femmes à accoucher dans une formation sanitaire. Elle est de 10 francs en 1934.

En 1948, cette prime est toujours en place, mais selon trois catégories : 30 francs pour les cinq premiers accouchements, puis 50 francs pour l’accompagnement dans une formation sanitaire – 15 à 25 francs, si la matrone conduit un agent de santé auprès d’une parturiente; 10 francs si l’accoucheuse présente un enfant, au plus tard trois mois après l’accouchement, aux autorités. Le paiement de ces primes donnait lieu à une bureaucratie inefficace, semble dire l’historienne nigérienne Ayouba Arzika (1992).

En 1941 à Dakar, 8 000 francs sont distribués à 732 enfants, dans le cadre de l’opération « bébé noir » qui récompense les mères qui présentent les plus beaux bébés (Gueye, 1995).

Dans son rapport de tournée dans la subdivision de Dagana le 30 décembre 1942, le chef du Service santé du Sénégal note que le chef de subdivision lui a expliqué qu’il « n’avait pas été possible de donner aux femmes ayant atteint le 6e mois de leur gestation la prime céréale prévue (400 g base de mil) selon le T.L 264-A-E du 6 août 1942 et du gouvernement du Sénégal ». La raison tiendrait au fait que les approvisionnements en mil n’étaient pas suffisants. Le médecin s’étonne ainsi dans son rapport : « il est regrettable que les instructions données ne soient pas respectées sans qu’on paraisse s’en préoccuper ».

En 2024, au Sénégal, une mutuelle de santé et un hôpital de district s’associent pour « récompenser » les femmes qui ont respecté le calendrier de leurs consultations prénatales (CPN) ou vacciné leurs enfants. Des utilitaires de cuisines sont offerts… aux femmes.


  1. Au Cameroun, un arrêté du 1er juin 1928 accorde une prime de 20 francs à toute femme « indigène » ayant accouché d’un enfant vivant.
  2. En Cochinchine, le système de prime est aussi en place, y compris avec un résultat à atteindre : « Les bà-mu actuellement en service dans la province sont rétribuées par le budget régional et reçoivent une solde mensuelle de 10 piastres. De plus, à compter du 1er juin courant, il leur est accordé une prime de 0 piastre 40 par accouchement heureux et une deuxième prime d’égale somme pour le même accouchement, dans le cas où l’enfant serait vivant six mois après sa naissance » (Annales d’hygiène et de médecine coloniale, 1906, tome 9). Les mêmes annales de 1913 précisent qu’en 1911, la prime n’est attribuée que si l’enfant est vivant trois semaines après l’accouchement : la durée de la performance a donc été largement réduite. Le docteur Clarac (1913) évoque même la causalité de l’instrument politique en Indochine : « L’institution d’une prime de 0 fr. 50 par accouchement et la délivrance de pansements individuels pour le cordon des nouveau-nés ont fait baisser de 50 p. 100 la mortalité infantile ». Mais dans les pages suivantes, il évoque ce que l’on nommerait aujourd’hui les déterminants sociaux de la santé, comme la présence de personnel médical, la « richesse du pays », l’éducation (sans oublier que tout cela est dû à la « présence ancienne des Français » qui ont instruit les habitant·e·s « des bienfaits de nos méthodes »).