Conclusion générale
Comprendre ce que les « ruptures » claironnées cachent de continuités.
Borrel, Boukari Yabara, Collombat & Deltombe, 2023 : 20.
Cet ouvrage centré sur la financiarisation de la santé à l’époque coloniale au Sénégal s’inscrit en complémentarité des analyses contemporaines de sa présence et de sa permanence à l’échelle mondiale, de l’Amérique du Nord à l’Europe en passant par l’Afrique (Beland, Contandriopoulos, Quesnel-Vallée & Robert, 2008; Bruch, Roy & Grogan, 2024; Chiapello, 2017; Gelly & Spire, 2022; Mills et al., 2001; Whyle & Olivier, 2023). Un détour archivistique vers d’autres territoires ayant dû subir la colonisation française, et d’autres, confirme la situation sénégalaise et donc la diffusion des idées et des pratiques qu’il faudra évidemment préciser dans des recherches futures.
Ainsi, au-delà du caractère transférable des résultats de mon étude à d’autres pays de la région, comme je viens de le proposer dans la section précédente, une réflexion diachronique s’impose. En effet, il me semble que cette étude durant la période coloniale au Sénégal est en miroir de celle de l’histoire contemporaine (1980-2020) du financement de la santé en Afrique de l’Ouest (Ridde, 2021a). Elle confirme la « dépendance au sentier » et l’autonomie des instruments pour reprendre des concepts des politologues (Sabatier & Weible, 2014; Veselý, 2021). Cela constitue une preuve supplémentaire de la permanence des choix à travers l’histoire des Afriques (Fauvelle & Lafont, 2022). Autrement dit, en reprenant les concepts d’autres historiens réfléchissant à l’action publique, j’ai essayé de « révéler le passé qui s’est « sédimenté » et de rendre compte d’un « héritage stabilisé » (Audren, Kott, Lilti, Offenstadt, & Van Damme, 2003 : 516). De plus, les données de cette étude historique permettent d’avancer dans la démonstration heuristique du concept de l’autonomie des instruments que nous avions déjà proposée dans une analyse du choix des instruments politiques pour lutter contre la pandémie de COVID-19 au Sénégal (Ridde & Faye, 2022). On sait par exemple qu’au lendemain de l’indépendance du Sénégal, le Centre national de transfusion sanguine a poursuivi la même politique de paiement des donneurs de sang jusqu’aux années 1980 (Schneider, 2013), cela sera l’occasion d’un prochain ouvrage.
Evans et ses collègues (1993) ont eu recours à l’image des Zombies pour expliciter le fait que durant l’histoire récente, le paiement direct de la part des usagers des services de santé (les particulier·e·s à leurs frais dans les hôpitaux coloniaux), compris comme un des instruments politiques (libérales), revenait en permanence dans les débats, les idées et les pratiques malgré son manque de pertinence et d’efficacité. Il est un exemple frappant de la financiarisation du secteur de la santé. Cet ouvrage confirme que cette histoire est donc lointaine et remonte au moins au 19ème siècle en AOF, à l’image de la France (Chast, 1999; Domin, 2016) et la construction des premiers hôpitaux au Sénégal où cet instrument a toujours été présent. On a donc toujours cherché à faire payer les patient·e·s, certain·e·s patient·e·s et selon des modalités variables et changeantes au cours du temps, y compris ailleurs au Sahel. Impossible d’en comparer l’ampleur puisque les sources historiques sont administratives et on manque d’enquêtes populationnelles pour en mesurer les conséquences. Les enquêtes les plus récentes au Sénégal (2021) montrent que les ménages sont ceux qui continuent à financer le plus les dépenses courantes de santé (49,7%), bien plus que l’État (20,9%) ou les partenaires internationaux (20,0%). En outre, seulement 5% de ces dépenses totales sont réalisées par l’intermédiaire des systèmes de prépaiement volontaire, confirmant le rôle toujours négligeable des mutuelles de santé (MSAS, 2022). De surcroit, si ces modalités de financement et de paiement semblent avoir perduré jusqu’à aujourd’hui, les catégories raciales ont disparue mais pas les catégories sociales et leurs lots d’exclusions de l’accès aux soins, qui existaient aussi durant la période coloniale.
Dans les années 1990, un rapport confirme aussi la permanence des coûts d’hospitalisation pour les patient·e·s et des frais directs qui leur sont demandés dans les hôpitaux du Sénégal (Balique, 1996). En outre, il confirme les pratiques privées des médecins publics de ces hôpitaux. En 1989, le secteur hospitalier public absorbe 23,1% des dépenses de santé (20,1% en moyenne de 2017 à 2021, confirmant la permanence des choix gouvernementaux (MSAS, 2022)). En 1995, les hôpitaux représentent 29% du budget du ministère de la santé (Balique, 1996). L’aide publique française dans le domaine de la santé sera, à cette époque, aussi toujours très centrée sur les hôpitaux et structures médicales alors que les soins de santé primaire étaient délaissés (Marchesin, 2021). En 1993, l’hôpital Principal dispose d’un déficit d’exploitation de 321,3 millions de francs. Sow (1995) avance que le principal problème de gestion est celui du recouvrement des créances, les dettes de l’État représentant 45%. La situation perdure. Il est décidé d’augmenter les tarifs de 30% selon le médecin général Cuisinier-Raynal. Le témoignage d’un ancien directeur d’hôpitaux au Sénégal montre, pour reprendre le titre de son ouvrage, que l’hôpital sénégalais est toujours malade (Diop, 2011). Ainsi, « la périodisation entre le précolonial, le colonial et le postcolonial ne résiste pas à l’examen. L’événement de la décolonisation doit être lu à la lumière de ces continuités tisées de discontinuités » (Bayart, 2023 : 68).
Les plus pauvres sont encore ceux qui ont le moins accès aux soins et l’architecture globale du financement de la santé au Sénégal n’est pas favorable aux pauvres comme vient de l’illustrer une nouvelle thèse (Samba, 2022). Les défis des indigent·e·s pour disposer de leur certificat ou de leurs droits aux soins gratuits à travers les mutuelles, prévus par les politiques publiques, sont souvent insurmontables (Bousmah, Diakhaté, Toulao, Le Hesran, & Lalou, 2022). De plus, si la pratique privée confirmée dans les années 1990 (Balique, 1996), reste autorisée dans les hôpitaux publics actuels, elle s’est certainement développée et généralisée au Sénégal[1] comme en France (Gelly & Spire, 2022) et ailleurs dans le monde (Batifoulier, 2013; Beland et al., 2008). Bien qu’il faille être prudent sur la singularité africaine (Fauvelle & Lafont, 2022), ce que j’ai décrit pour le Sénégal pourrait très certainement être analysé dans la même veine dans la plupart des pays du monde. La financiarisation de la santé est, en effet, mondiale.
Une fois la permanence de ces instruments mise au jour, il serait certainement utile d’en comprendre les processus de diffusion et surtout, les acteurs à l’origine de cette constance. Il serait utile de réaliser cette analyse, d’une part, au moyen d’une socio-histoire de l’action publique et de l’historicité des instruments car elle permet « de montrer à quelles conditions – qui n’ont parfois aucun lien avec les intentions explicites formulées au sujet d’un instrument – des configurations ayant donné naissance à des instruments parviennent à durer et à entretenir la croyance en leur efficacité » (Baudot, 2014 : 197). Il pourrait être intéressant d’essayer de comprendre, d’autre part, comment des groupes d’acteurs en faveur et faisant la promotion d’instruments spécifiques (« Instrument constituencies » (Béland & Howlett, 2016)), ou des coalitions instrumentales (Baudot, 2014), ont évolué et agi au cours de l’histoire pour influencer cette continuité, voire cette persistance (Shriwise & Schmitt, 2023). Mais il s’agirait de dépasser la classique et peu heuristique dichotomie Nord/Sud (Lencucha & Neupane, 2022) pour mettre au jour les relations de pouvoirs, la diffusion des idées et les stratégies d’acteurs au Sénégal dans la poursuite et dans le développement de ces instruments (Béland & Cox, 2016). Ailleurs, cet enjeu a été analysé pour l’histoire des années 2000 du financement basé sur les résultats en Afrique et plus particulièrement au Mali (Gautier, Coulibaly, De Allegri & Ridde, 2019; Gautier, Tosun, De Allegri & Ridde, 2018) ou concernant les mutuelles de santé au Sénégal (Ridde et al., 2024).
À l’image de la promotion des coopératives (et des croyances coloniales sur la psychologie des indigènes autour de leur forme traditionnelle de coopération) (Develtere, 1998), les mouvements endogènes en faveur de la couverture du risque maladie ne semblent pas avoir existés (Ron, Abel-Smith, & Giovanni, 1990). En tous les cas, ils ne sont pas relatés dans les archives coloniales ou dans les analyses historiques de l’économie politique de la santé au Sénégal (Keita, 2007; Snyder, 1973). Cela peut se comprendre vu la violence que les populations devaient subir tant fiscalement (Cogneau, 2023; Touré, 1991) que lors des campagnes médicales (Echenberg, 2002; Pam, 2020) pour n’évoquer que ces deux dimensions. Mais, même si ces systèmes endogènes avaient existé dans le domaine de la santé, il y a de grandes chances que les « agences coloniales » imposaient des pratiques « sans rapport avec les idéologies et pratiques de coopérations locales », rendant impossible l’organisation « d’instruments auto-gérés qui puissent défier et changer à leur avantage les rapports sociaux et économiques existants » (Develtere, 1998 : 67). Il a fallu attendre 40 ans pour voir une nouvelle tentative des mutuelles européennes et des projets de développement financés par l’Europe des années 1980 pour relancer les expériences (Alenda-Demoutiez, 2017). Au Zaïre (actuelle RDC), ce sont les mutuelles chrétiennes belges qui ont lancé la mutualité. Au Mali, les sociétés indigènes de prévoyance des années 1910-20 auraient échoué à cause de leur origine coloniale, rencontrant des résistances locales. On est donc loin des illusions de la fin des années 1990 : « L’esprit mutualiste est déjà là, il suffit simplement d’y ajouter un peu de technicité pour qu’il prenne corps » (Toucas-Truyen, 1998 : 138). En ce qui concerne le développement coopératif, les « Français ont imposé des institutions unifonctionnelles et centralisées qui avaient peu ou pas de rapport avec les pratiques locales » (Develtere, 1998 : 67). Concernant ces enjeux de l’influence internationale, dans un rapport produit à la veille du changement politique de 2024 au Sénégal, la commission nationale d’évaluation des politiques publiques s’étonne et confirme la permanence des influences (non françaises) au cours des années 2010-2020 :
L’importance des financements accordés par l’USAID au secteur de la santé durant cette période (60 millions de dollars en dons), et la stratégie d’influence mise en œuvre par Abt Associates avec le soutien du représentant santé de la Banque mondiale, a ainsi permis d’enrôler (parfois en les recrutant directement) les principaux décideurs du MSAS en faveur d’un modèle contre lequel un consensus scientifique s’affirmait. (CESPPP, 2023 : 173)
Les résultats de cette influence dans la permanence du choix des mutuelles de santé communautaire à l’échelle des communes est évident. La couverture santé pour les populations ne s’est pas améliorée avec cet outil, elle est restée insignifiante. Alors que seulement 4,5% de la population était affiliée à une telle mutuelle en 2019, la publication de la plus récente enquête nationale montre que ce taux est de 4,1% en 2023 (ANSD & ICF, 2024), bien loin des chiffres officiels (qui souvent inclut les populations cibles des politiques de gratuité) de 21% ou 23% en 2021 et des objectifs à atteindre de 45% (Ministère du développement communautaire, de l’équité sociale et territoriale & ANACMU, 2023). De plus, l’Agence nationale de la couverture maladie universelle s’est donné comme résultat à atteindre de rendre l’assurance maladie obligatoire en 2027 (Ministère du développement communautaire, de l’équité sociale et territoriale & ANACMU, 2023).
Alors que le Sénégal a vécu l’annonce d’une rupture politique début 2024, il faudrait tester l’hypothèse proposée par Baudot (2014 : 222) qui interroge la place de la société civile et notamment des personnes exclues des systèmes démocratiques :
Par-delà les alternances politiques et les changements de politique, la longévité de certaines techniques invite à explorer une autre hypothèse : un instrument serait d’autant plus durable qu’il pourrait – synchroniquement et diachroniquement – satisfaire des rationalités divergentes, voire potentiellement incompatibles, et qu’il serait soutenu par le plus grand nombre possible de groupes, ce qui exige de lui une grande flexibilité.
- Je n’ai pas trouvé de recherche analytique sur ce sujet mais la presse sénégalaise en est le témoin régulier et une cartographie est disponible (Diop, Diop Touré, Koita, Diop & El-Khoury, 2018). ↵