Des indigènes qui doivent parfois payer
En 1930, M. Mabigué Gadiaga, membre du Conseil colonial, confirme l’existence des consultations payantes qui peuvent avoir des conséquences néfastes pour les soins des « indigènes » :
Que les visites payantes, dont bénéficie seule la clientèle du Médecin-Résident, acquittent une redevance à fixer par l’autorité médicale compétente pour toute cession de médicaments ou objets de pansements appartenant aux dispensaires. Considérant que M. le Médecin Charles, de Ziguinchor, principale cause de la présente motion s’occupe davantage de sa clientèle payante, que des indigènes de la ville. Les médicaments et objets pansements sont exclusivement, réservés à sa clientèle payante, bien que déjà cette clientèle obtienne dudit médecin des spécialités à titre onéreux.
En conséquence, M. Mabigué Gadiaga réclame « un contrôle sérieux » de la part de l’Administration afin d’« empêcher le retour de tels errements » (Conseil colonial, 1930). Sa proposition est adoptée par le Conseil. En outre, la lecture du rapport du Conseil colonial de 1934 donne une indication concernant le projet de budget local du Sénégal pour 1935. Il est ainsi mentionné une augmentation de « 5 000 francs par l’incorporation au budget local des produits de cession des dispensaires, autrefois inscrits au budget de l’Assistance médicale indigène » (Conseil colonial, 1935). Cela confirme donc que certains dispensaires de l’AMI vendaient certains de leurs services auprès des populations locales (consultations et médicaments).
L’année suivante, M. Mabigué Gadiaga poursuit sa dénonciation des pratiques médicales discriminatoires en affirmant que les « salles dites payantes » sont « uniquement réservées aux personnes de race blanche à l’exclusion absolue des indigènes de toutes conditions » (Conseil colonial, 1931). Puis, il persiste avec le cas du docteur Charles de Ziguinchor qui n’a pas accepté que des « originaires » qui en avaient les moyens soient affectés dans cette salle :
à Ziguinchor le docteur Charles semble pousser ce particularisme déplorable jusqu’à refuser à des originaires non indigents qui, dans un accouchement difficultueux à l’infirmerie locale, sollicitaient pour la mère et l’enfant, le bénéfice de l’isolement en salle payante, qu’il les a ainsi contraints à séjourner en salle commune sans aucun ménagement.
En conséquence, M. Mabigué Gadiaga exprime devant le Conseil le vœu que toutes les salles payantes soient accessibles sans distinction. Il demande également, et on imagine qu’il faut lire entre les lignes qui évoquent de probables cessions au seul profit des soignants au détriment de l’administration, que « toute cession de médicaments ou produits pharmaceutiques soit dans ces conditions l’objet d’un ordre de recette au profit du Budget local » (Conseil colonial, 1931). L’administration a donné un avis favorable dont on ne connaît pas l’impact sur la gestion des finances.
En juin 1936, le médecin-général Sorel, Inspecteur général des services de santé des colonies et également délégué de l’AOF au Comité permanent de l’Office international d’Hygiène publique évoque, devant l’Académie de médecine, le fonctionnement des services sanitaires, notamment l’« organisation en profondeur des services d’assistance médicale indigène » (Sorel, 1936). Mais les questions financières ou les enjeux budgétaires ne sont pas abordés par Sorel dont l’allocution est pourtant commentée par M. Achard à la suite de sa mission en AOF en octobre 1936.
En 1936, la mission du professeur Achard en AOF, au nom de l’Académie de médecine, décrit des carences organisationnelles et financières, y compris l’inégalité de répartition du personnel. En ce qui concerne les enjeux financiers, l’auteur, lors de son allocution de décembre 1936, fait mention de cinq millions de francs « destinés à la création d’un asile et qui ont reçu ensuite une autre affectation », se plaignant ainsi de l’absence d’hôpitaux pour mieux prendre en charge ceux et celles que l’on nommait à l’époque des « aliénés ». Puis, il argumente sur le besoin d’étendre ce que l’on appellerait aujourd’hui la couverture sanitaire universelle à l’ensemble de l’AOF, malgré « les crédits qui sont toujours au-dessous de ce que souhaitent les médecins ». Il rappelle aussi le contexte de rareté des ressources pour la colonie et pour la santé en général : « certes, la fédération de l’AOF a, du fait de ses emprunts, des charges très lourdes. La métropole, de son côté, est surchargée d’impôts. Quant aux entreprises de colonisation, elles n’ont pas atteint la prospérité rapide qu’on avait escomptée » (Achard, 1936).
Nous pouvons faire un parallèle entre le texte d’Achard sur sa mission en AOF et la discussion concernant les pratiques privées des médecins coloniaux. En effet, dans une section consacrée au rôle du service de santé dans la colonisation, Achard développe un paragraphe sur la morale des médecins coloniaux : « ce n’est pas seulement par ses connaissances médicales que le médecin gagne le cœur de l’indigène, c’est aussi par sa tenue morale. Comme partout mais plus nécessairement qu’en beaucoup de pays, le médecin doit unir à sa science sa bonté. Il doit songer toujours au bien de l’indigène et aimer vraiment l’indigène qui d’ailleurs en AOF le mérite par sa douceur et son caractère serviable ». En amont de ce paragraphe, Achard explique par ailleurs, dans son texte, que les « indigènes » sont organisés en « troupeau » à l’hôpital (faute de place). Au-delà de l’usage d’un terme dénigrant, voire raciste, pour évoquer le regroupement des populations dans l’hôpital, il confirme le manque de moyens des infrastructures sanitaires pour répondre aux besoins.
Si, dans le cadre de l’AMI, le pouvoir colonial fait la promotion de la gratuité (Ndao, 2015)… il ne s’en donne pas les moyens. En 1916, si on constate bien la présence d’une consultation gratuite à l’Hôpital civil de Saint-Louis, elle est « installée dans un local absolument insuffisant ». Le rapport annuel de 1930 note, dactylographié, que les vaccinations antipesteuses ont été offertes « à titre gracieux par l’Institut Pasteur »…, « de Paris » (p. 8 bis, Rapport du docteur Marque) étant ajouté à la main, comme si les débats sur la décentralisation de l’Institut étaient déjà en cours (Moulin, 1992). À Dakar, la polyclinique Roume (du nom du Gouverneur général) a été inaugurée en 1933, installée « en pleine zone indigène » et offrant une assistance médicale gratuite (Pam, 2022).
Une note de 1933, rédigée pour le président de la République Albert Lebrun, confirme la gratuité mais surtout rappelle ses fondements et ses objectifs instrumentaux de l’époque :
Dans tous les pays de l’Union française, l’AMI a été créée selon un même schéma. Elle a été basée aussi sur un même principe : la gratuité des soins. Ce principe était justifié : il fallait mener des populations neuves, le plus souvent arriérées, aux concepts modernes de traitement des maladies, et contrôler leur état sanitaire presque toujours très déficient.
Lebrun rappelle aussi, dans cette note, que l’AMI est un « excellent placement qui permet l’augmentation de la population, condition première du développement de tout territoire et une amélioration de son standard de vie influençant directement son état sanitaire ».
Les débats des années 1980-1990 sur les relations entre l’économie et la santé, puis ceux sur les déterminants sociaux de la santé ont ainsi eu de nombreux précédents. Mais cette note de Lebrun est aussi passionnante par le fait qu’il s’interroge sur la capacité de maintenir la gratuité, sur l’habitude prise par les habitant·e·s et cette « coutume de gratuité ». Il se demande ainsi, s’il n’est pas possible de la maintenir pour des raisons budgétaires, si on ne pourrait pas envisager une « gratuité partielle »… dont on a largement débattu quelques décennies plus tard, dans les années 2000. Il propose par ailleurs de réfléchir à ce que certains actes ou médicaments soient « totalement ou partiellement payés ». Il va même jusqu’à se demander si « certaines mesures de prophylaxie ne pourraient [pas] être payantes ». Évidemment, il pose la même question pour les hospitalisations en proposant l’établissement de « classes » dont on a vu précédemment le fonctionnement (voir le chapitre 2 de la seconde partie), et « une autre possibilité serait de constituer des formations sanitaires entièrement payantes, d’autres entièrement gratuites ».