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Des discours de « sacrifice » à une réalité budgétaire réduite

Henri Gallay, médecin inspecteur des services médicaux civils, dans un rapport de 1909, évoque l’article 1er du décret[1] signé par le Gouverneur général Ernest Roume le 8 février 1905, mentionnant qu’il « est créé en Afrique Occidentale Française un Service d’Assistance médicale indigène, dont le but est de procurer gratuitement aux populations indigènes des soins médicaux et des conseils d’hygiène générale » (Gallay, 1909).

Bien que les termes « gratuit » et « sacrifice » financier soient très souvent utilisés dans ce rapport (et présents dans le décret de 1905), il semble que les résultats n’aient pas été à la hauteur des attentes (Ndao, 2005). En 1905, l’AMI disposait de 14 formations sanitaires et de 16 médecins pour l’ensemble du Sénégal[2].

Les premiers médecins civils de l’AMI seraient arrivés au Sénégal dès 1904, donc avant l’application de l’arrêté (Gallay, 1909), pour donner des soins a priori gratuits[3]. Le décret 84 signé par Roume en 1905 note en son article 4 que les médecins de l’AMI reçoivent une solde annuelle de 10 000 francs durant leur présence en Afrique, en plus d’une indemnité de déplacement et de cherté de la vie de 2 000 francs par an.

Dans le rapport de Gallay (1909) pour la période de 1905 à 1907, on ne retrouve pas moins de 17 occurrences du mot « sacrifice ». Le terme « sacrifice » est également utilisé par le Gouverneur général Carde dans sa présentation des services de l’AMI en AOF : « il n’est pas douteux que les colonies sont prêtes à faire tous les sacrifices nécessaires » (Gouvernement du Sénégal, 1931). En 1937, on retrouve aussi un vocabulaire proche, lorsque le docteur Cheneveau (1937) parle de la « tyrannie du budget » dans le contexte des défis financiers de la prise en charge des « aliénés » au Togo.

En 1913, lorsque le grand marabout El Hadj Malick Sy se rend à l’Hôpital de Saint-Louis pour se faire opérer de la cataracte, l’administrateur en chef explique dans une lettre au Gouverneur du Sénégal le 12 mai 1913 : « il faudrait aussi que l’opération ne lui coûtât rien, pas plus que les soins qui en découleront. Nous ferions là de la bonne propagande[4] en faveur de nos intérêts », ce qui laisse croire que des modalités de paiement étaient en vigueur, comme nous l’avons largement démontré dans la partie précédente, mais aussi que des faveurs accordées aux élites locales étaient déjà bien en place (Ngalamulume, 1997). Balandier (1951) a bien expliqué comment la politique coloniale cherchait à « compromettre, en l’intéressant, l’aristocratie indigène » (p. 5).

Peu de temps après, en Haute-Volta, un médecin-major explique que :

Dans les dispensaires, on délivre gratuitement des médicaments aux malades, les indigènes ne disposant pas des ressources nécessaires pour les payer; d’ailleurs, ces délivrances constituent le meilleur moyen de propagande pour attirer à nous les populations, et pour les familiariser avec les procédés de notre thérapeutique. (Le Dentu, 1923)

L’aide médicale intervient dans un contexte où le pouvoir colonial tente de lutter contre les tradipraticien·ne·s, en même temps que de montrer aux populations l’importance et l’efficacité de la médecine dite moderne (Van Lerberghe & de Brouwere, 2000). On est aussi dans un contexte de ségrégation raciale et de croyance en une « mission civilisatrice » dont l’un des chevaux de bataille est la santé : « un réseau de surveillance et d’influence doit être maintenu en permanence pour dresser (sic) peu à peu des indigènes à la pratique des règles élémentaires de l’hygiène et modifier dans ce sens leur mentalité », lit-on dans un rapport de 1925 du ministre des Colonies André Hesse.

En 1939, Arthur Vernes (ancien interne des hôpitaux de Paris) et René Trautmann (École de médecine coloniale de Bordeaux), à la suite de leur visite des territoires de l’AOF, écrivent dans leur rapport de 17 pages, que les médecins coloniaux « sont tous des missionnaires merveilleux et des apôtres de colonisation toujours sur la brèche ». Ils affirment par ailleurs que « vouloir coucher les Noirs dans des lits à l’européenne est une utopie », car ces derniers sont « habitués à coucher sur une natte ». Enfin, ils fustigent les « médecins indigènes » qui cherchent à « faire avant tout du nombre », en allant « racoler » les femmes dans les villages pour qu’elles viennent accoucher au dispensaire, alors que « ce racolement (sic) porte – dans une race[5] où la démocratie n’existe pas et où seul compte le rang – sur des femmes de la plus basse classe, ce qui est sans aucun intérêt pour l’œuvre sociale vraie. Elles viennent là comme elles iraient en prison ». La « mission bienfaitrice » de ces deux médecins s’inscrit ainsi totalement dans la continuité d’une vision raciste qui domine le monde de la médecine coloniale, y compris en dehors de l’espace militaire, car Vernes était un civil… qui a par ailleurs publié un livre sur la « défense de la race » préfacé par Alexis Carrel, eugéniste notoire.

La priorité des soins est donc plus discursive qu’humaniste dans ce rapport. Puis, ils expliquent qu’il faudrait faire appel, dans les villages, à des sage-femmes recrutées parmi les « castes élevées » pour d’abord accoucher les femmes des notables[6]. Pourtant, en avril 1942, le docteur Henri Goux ajoute cette phrase en exorde de son rapport sur l’AMI et l’organisation du service de santé en AOF : « l’assistance médicale transforme le fait colonial en une entreprise de haute humanité ». Le Maréchal Lyautey n’aurait-il pas dit, écrivent Vernes et Trautmann en 1939, qu’un « médecin vaut un bataillon »?

Les budgets accordés à l’AMI étaient en réalité très réduits[7] (Conklin, 2001; Pam, 2022). Cette faiblesse s’inscrit dans un contexte où globalement, l’aide publique de la France aux colonies entre 1898 et 1957 ne représente que 0,007% du total des dépenses de l’État (Huillery, 2008).

En 1909, le docteur Thiroux (élève de Laveran, découvreur du parasite responsable du paludisme), directeur du laboratoire de bactériologie de Saint-Louis, explique le fonctionnement d’un village de ségrégation pour la maladie du sommeil. Il note que « tous les malades du faubourg de Sor passent par nos mains à la consultation gratuite ». Le médecin s’adonne même à un calcul de coût de l’entretien des malades en 1908, soit 2 387,40 francs pour leur indemnité de vivres (0,6 francs par personne et par jour), plus 1 100 francs « pour l’installation des cases, l’achat de couvertures, d’ustensiles de cuisine et de vêtements, enfin une somme de 200 francs représentant le loyer du terrain du 14 juin au 31 décembre ». Ainsi, le médecin estime que le coût total est de 3 687,4 francs, soit 0,92 francs « la journée du malade du sommeil » (Thiroux, 1909).

Le docteur Abel Lahille (1910), « pharmacien des colonies », se demande dans un livre relatant son séjour au Soudan français, si les administrateurs et officiers qui assurent le service médical de l’AMI dans les 28 postes dépourvus de médecin en AOF, ne sont pas dans une pratique illégale de la médecine. Sa critique est encore plus acerbe sur le manque de moyens de l’AMI :

L’Administration ne paraît pas décidée à consentir de grands sacrifices, puisque, pour les 48 postes disséminés sur le territoire soudanais et destinés à secourir cinq millions d’indigènes —cinq millions d’indigents— elle prévoyait, en 1908, 9 500 francs pour l’achat des médicaments, objets de pansements et appareils de chirurgie. 9 500 francs à répartir entre 20 dispensaires pourvus de médecins et 28 postes! (p. 223)

Un arrêté du 1er juin 1912 (840 bis) instaure la gratuité des consultations et des soins aux « autochtones » dans les formations sanitaires de l’AMI. Puis, cette gratuité est « étendue aux consultations de spécialités données dans les hôpitaux et ambulances. Les soins et actes professionnels (radios, soins ORL, examens ophtalmologiques, etc.) sont gratuits » (Sanner & Habay, 1952 : 4). Fait intéressant, les auteurs, médecins responsables de santé publique, affirment dans leur article qu’« il est nécessaire de préciser qu’aucune discrimination basée sur le rang ou la fortune n’est faite à ces consultations dont la gratuité ne comporte aucune restriction », ce que les faits présentés dans notre première partie relativisent. Puis, Sanner et Habay (1952) précisent que celles et ceux qui ne veulent pas en bénéficier peuvent s’adresser « aux praticiens libres ou, à leur défaut, se rendre aux consultations payantes, organisées dans certaines formations sanitaires, et dont les tarifs sont réglementés » (p. 4).

Le rapport annuel de 1933 de l’Inspection générale de la santé pour l’AOF indique que les crédits affectés pour l’AMI en 1927 étaient de 26 millions de francs, soit beaucoup plus que les 10 millions de 1926 et les 344 230 francs de 1900. Le rapport concernant l’AOF rédigé pour l’exposition universelle de 1931 propose des chiffres un peu différents mais laissant croire à une hausse importante en 1927 après plusieurs années de stagnation (tableau 18).

Tableau 18 : Crédits (en francs) affectés à l’assistance médicale en AOF

Il en aurait été de même pour les prisons et les soins accordés aux détenus pendant la période coloniale (à noter cependant qu’aucune prison ne semble avoir disposé de services de santé avant 1930).

Toutefois l’objectif pour toute colonie était de couter le minimum à la métropole (Thioub, 1998). Le médecin-colonel Le Rouzic confirme cette réalité dans les années 1940, lorsqu’il souligne que les médecins des troupes coloniales n’ont jamais les moyens pour faire face aux besoins (Domergue-Cloarec, 1986).

Malgré leurs conclusions hâtives et racistes précédemment évoquées concernant les populations et leur santé, Arthur Vernes et René Trautmann (1939) évoquent de manière régulière le manque de moyens de toutes les structures de santé visitées dans tous les territoires, affirmant que les « formations médicales visitées travaillent à la limite de leur rendement. Il suffit d’un accident (cas d’une fracture de côte, par exemple, comme nous l’avons vu durant notre séjour à Bamako, survenu chez un médecin) pour déséquilibrer le fonctionnement ». Ils évoquent aussi toute une liste de problèmes bureaucratiques liés à des budgets promis mais non envoyés, à la capacité du médecin-chef d’un hôpital de disposer de crédits, des fournisseurs non payés ou encore des travaux prévus ou commencés mais jamais terminés… Permanence des défis… et des influences : « Nous avons vu nous-mêmes combien une simple conversation avec le Gouverneur ou le Secrétaire général peut mettre d’huile dans les roulements ». Le Gouverneur de l’époque semble aussi se plaindre de la bureaucratie en évoquant le fait que son obligation de passer par les Travaux publics lui fait perdre du temps et de l’argent : « chaque fois que je peux me passer des Travaux publics, ça va 5 fois plus vite et ça coute 5 fois moins cher », écrivent Vernes et Trautmann.

Si, dans les années 1905-1910, les consultations et les médicaments étaient délivrés gratuitement dans les services de l’AMI, ces derniers étaient rares (13 centres médicaux AMI en 1904, 14 en 1905[8], 15 en 1906 et 17 en 1907 (Gallay, 1909)), éloignés des villages, peu financés, et manquaient souvent de médicaments et de personnel (Pam, 2022). Gallay (1907) constate en effet que « la délivrance gratuite des médicaments et pansements, limitée aux ressources des différents cercles, fait parfois défaut, ce qui crée une gêne regrettable au fonctionnement de l’œuvre d’assistance ». En 1905, seulement 20 médecins civils et militaires sont recrutés pour l’AMI. Bien que toutes les dépenses de l’AMI doivent être financées par le budget local, le Gouverneur général arrive à faire en sorte que trois (pour l’ensemble de l’AOF) des 100 millions de prêt qu’il se voit accorder soient consacrés à la construction de postes de santé, dit groupes d’assistance indigène (Conklin, 2001).

Dans un article sur la ville de Rufisque, nous apprenons qu’« en 1900, les secours aux indigents s’élevaient à 3 000 francs; la municipalité a élevé la somme à 4 000 francs en 1906. Le budget total de l’assistance médicale de Rufisque s’élève, en personnel et matériel, à 17 100 francs » (Ribot, 1907). L’auteur nous explique que tout·e « Indigène », « Rufisquois ou nomade, est reçu et soigné sans formalités au dispensaire municipal » et que la consultation est gratuite tous les matins (donc que se passe-t-il les après-midis?). Cet article paru dans les Annales d’hygiène et de médecine coloniales est très largement tiré d’une lettre du 15 avril 1907, que nous avons retrouvée aux Archives d’Aix, de ce médecin Ribot, chargé du service local de santé, au médecin-chef de Saint-Louis. La lettre entretient toujours la confusion entre « indigents » et « indigènes », mais précise que les consultations gratuites ont lieu les matins, sauf le dimanche et les jours fériés. Dans l’article, on apprend que même les visites auprès des malades indigent·e·s qui ne peuvent se déplacer sont gratuites (Ribot, 1907). On note aussi que le budget municipal permet de payer un médecin (8 400 francs), un infirmier (900 francs) et une infirmière (1 800 francs), l’entretien du dispensaire (9 000 francs) et le secours aux indigent·e·s (4 000 francs). On note aussi que la municipalité achète ses vaccins, envoyés depuis Paris :

Une somme de 100 francs environ est annuellement envoyée à l’Institut de vaccination animale dirigé par le docteur Saint-Yves Ménard, qui expédie de Paris, en échange, 60 à 70 tubes pour 20 vaccinations par tube.

En 1905, les dépenses pour l’AMI ont été de 84 120 francs pour le Sénégal, puis de 106 800 francs en 1906 et 150 340 francs en 1907, afin de payer le solde du personnel, l’achat des médicaments et les objets pour la réalisation des pansements « pour le bénéfice exclusif des indigènes malades » (Gallay, 1909). Mais à cette dépense de 1907, Gallay (1909) explique qu’il faudrait aussi ajouter :

les dépenses faites pour l’assistance, sur les autres chapitres du budget, savoir : 2 483 francs de médicaments pour la consultation gratuite de l’Hôpital de Saint-Louis; 1.500 francs environ pour la consultation gratuite de l’Hôpital de Gorée; 30.192 francs prix de 10 064 journées d’hôpital, à 3 francs l’une à Gorée; 32 490 francs, prix de 13 709 journées d’indigènes, à 2 fr. 37 à l’Hôpital de Saint-Louis; soit, comme ensemble, 66 665 fr. 31 de dépenses inscrites au compte de la colonie. Somme à laquelle il faudrait ajouter les dépenses d’entretien et de fonctionnement des dispensaires municipaux qui demeurent à la charge des villes de Saint-Louis, Dakar et Rufisque.

Cela montre les difficultés d’estimation des dépenses de l’époque.

Toujours en 1905, un arrêté du 10 juin concernant la vaccination contre la variole stipule que « toutes les opérations concernant la vaccination et revaccination sont gratuites et les dépenses sont à la charge des budgets locaux et communaux des pays intéressés » (Gallay, 1907). Mais l’auteur se plaint du manque de médecins vaccinateurs et d’un manque de coordination faute de personnel pour la campagne de vaccination. Camara (2020) a écrit que la vaccination BCG était également gratuite en 1927.

En 1906, le Conseil de gouvernement vote un budget de 3 millions pour l’ensemble des services sanitaires dont la moitié pour « l’Assistance aux indigènes », avec 500 000 francs pour la construction d’un hôpital indigène et un million pour équiper les centres les plus importants des colonies de l’AOF.

Un arrêté signé par Roume à Gorée en 1905 détaille, à l’article 4, le salaire des médecins de l’AMI qui est fixé à 10 000 francs par an, plus 2 000 francs par an d’indemnités pour les déplacements, la « cherté de vivres et autres ». Si l’on compare ces données au budget global de l’AMI, on comprend la faiblesse de ce dernier. Seulement dix postes avaient été prévus au budget de 1905.

Par ailleurs, un projet de modification de cet arrêté précise, à l’article 25, que si les malades sont admis·es gratuitement à l’infirmerie, ils et elles doivent être en principe nourri·e·s par leurs familles. Puis l’article 26 explique qu’un fonds de 50 francs renouvelable et « alloué au médecin pour les menues dépenses du service », mais dont il devra justifier « l’emploi des crédits en un bordereau détaillé indiquant l’ordre de succession et la nature des dépenses faites » (Gallay, 1909). Au 1er janvier 1906, le Sénégal dispose de onze médecins civils et de cinq médecins militaires (Gallay, 1909).

En 1909, l’AMI a pris en charge au Sénégal 105 595 personnes pour un total de 305 982 consultations. Cela semble montrer une amélioration puisque ces données étaient de 43 317 et 174 312 en 1907; et de 70 283 et 178 164 en 1908. Le rapporteur n’explique pas ce quasi doublement entre 1908 et 1909 (Merveilleux, 1910). Cependant, il donne un aperçu chiffré de l’évolution mensuelle par « poste d’assistance » qui permet de constater l’existence de postes à l’échelle du pays. En 1911, 31 centres d’assistance, auraient pris en charge 88 370 malades (pour 1 438 148 journées) dans le cadre de l’AMI au Sénégal, soit 35% de l’ensemble des malades dans les colonies d’AOF et 28% des consultations. En outre, Delrieu (1914) avance que cette prise en charge n’a fait qu’augmenter depuis 1905 concernant les « consultations médicales gratuites données dans les diverses colonies de l’Afrique occidentale française ».

Dans une lettre du 11 août 1920, l’adjoint principal du commandant du cercle de Tambacounda demande la prise en charge à l’Hôpital de Saint-Louis d’un indigent (en fournissant un certificat). Il justifie cette référence par le fait qu’il « est d’autant plus difficile de soigner ici que le cercle est démuni des médicaments et objets de pansements les plus indispensables ». Ainsi, l’augmentation de l’offre de soins ne semble pas parfaitement corrélée à celle des moyens, puisque les ressources manquent pour soigner les malades.

En effet, mes calculs montrent que Dakar dépensait (budget général, municipal, d’emprunt et local) 14% de plus pour l’assainissement (eaux, voiries, égouts) que pour l’AMI entre 1920 et 1925.

Dans les statistiques présentées à l’exposition coloniale de Marseille en 1922, il est précisé que 10 millions sont accordés à l’AMI et que « tous les soins médicaux donnés aux indigènes sont gratuits ».

Dans un long rapport de 12 pages concernant l’AMI, le Gouverneur général Carde relate le 15 février 1926 sa tournée dans les différentes colonies et propose des instructions sur son fonctionnement. Il commence par affirmer qu’il reste beaucoup à faire pour « l’amélioration physiologique des races indigènes ». Il confirme le recrutement de « médecins étrangers (russes) » engagés comme hygiénistes adjoints comme une des stratégies d’augmentation de l’effectif[9]. Il rappelle que le but de l’AMI est de « développer les races indigènes en qualité et en quantité ». Il revient sur le besoin, sauf à Dakar, de ne pas séparer les hôpitaux « indigènes » des hôpitaux du service général et de leur faire bénéficier des mêmes services communs. Mais il faut que « le quartier de l’Assistance soit nettement distinct » avec une administration autonome et un « régime alimentaire propre », pour ne pas « imposer une charge trop lourde à son budget ».

En 1927, Carde est clair sur l’état déplorable de la situation à la suite de son inspection en Guinée et au Soudan : « le ravitaillement sanitaire des postes laisse beaucoup à désirer; certains médicaments essentiels font défaut, d’autres sont en quantité exagérée, le matériel à pansements est, en général, très au-dessous des besoins. […] On a l’impression que cette question des médicaments a été laissée à la fantaisie de chacun et qu’on ne s’en est pas suffisamment préoccupé. Ce désordre doit cesser ».

Pour illustrer le manque de ressources en personnel pour l’AMI, le 31 août 1930 est lancé un concours de recrutement pour toute l’AOF d’une dizaine de médecins, concours organisé à Paris, Marseille et Bordeaux (Sasportas, 1939). Les médecins recrutés auront chacun une solde, s’échelonnant de 40 800 à 113 900 francs selon leur grade, à laquelle s’ajoutent des primes et des congés de six mois après deux années de service. Lors de l’exposition coloniale de 1931, le rapport de l’AOF fait cependant état des difficultés majeures pour recruter des médecins civils, ainsi l’effectif n’est que de 32 personnes, malgré les indemnités et la publicité réalisée dans les facultés et les écoles de médecine. Le rapport précise que 69 médecins militaires sont en service en AOF en 1929, en plus des onze médecins civils libres.

Selon le rapport présentant le Sénégal à l’exposition coloniale internationale de 1931, on ne compte que sept docteurs en médecine dans le cadre de l’AMI, ainsi que douze médecins auxiliaires indigènes et « onze médecins russes, immigrés en France, [qui] ont été dans ces conditions engagés comme hygiénistes adjoints ». Ce sont des « Russes blancs » devenus apatrides dans le contexte de la révolution bolchévique de 1917 (Kanté, 2023). C’est à cette même époque que le ministre des Colonies Albert Sarraut affirme que l’assistance médicale vise à défendre la santé et la vie des « indigènes » mais aussi, sinon surtout, à augmenter « le nombre et la force utile de nos protégés », dans le contexte de la politique de mise en valeur du moment (Dimier, 2005). Il s’agissait moins d’offrir des soins aux personnes selon leurs besoins que de s’assurer que la main d’œuvre soit suffisamment en bonne santé pour travailler dans l’exploitation des ressources locales.

Dans les « formations sanitaires de brousse », le prix de la journée varie entre 2 francs et 3,5 francs en 1937. En 1935, le rapport annuel avance que le taux moyen de la journée varie selon ces mêmes tarifs, mais précise que cela n’est pas « calculé selon des règles précises » et ajoute que « comme il s’agit à peu près uniquement d’indigents, la nourriture des malades est assurée selon les ressources du pays », montrant le peu d’importance accordée à ces malades. En 1935 aussi, le rapport annuel évalue les moyens de transport du Service de santé de la Colonie comme étant « dans un état assez médiocre ».

De même, dans la tournée qu’il a réalisée du 16 septembre au 16 octobre 1935, un médecin explique que « les formations indigènes de I’AMI : dispensaire, maternité, hôpital indigène doivent disparaître et il faut prévoir leur remplacement à bref délai par des organisations neuves ». Il continue son rapport en expliquant « que l’organisation du service médical de Bobo-Dioulasso laisse à désirer sur certains points importants ».

En outre, à l’image des débats actuels sur la pérennité des projets de l’industrie de l’aide au développement et du financement de la santé au Sénégal (Bodson & Zongo, 2021; Ridde et al., 2022), ces services éprouvaient des difficultés à se maintenir dans le temps. Diop (1983) explique qu’un chef de service s’est plaint auprès du chef de la colonie car il n’a pas répondu favorablement à ses demandes financières, arguant d’un « manque de ressources pécuniaires » (p.190), alors qu’il ne demande que 3 500 francs pour l’ensemble des infirmeries de l’AMI. Ainsi, faute de budget entre 1912, 1913 et 1914, ces infirmeries établies à grand frais pour l’AMI vont devenir des logements de fonctionnaires. Le budget accordé à l’AMI permettra en 1913 à seulement deux des sept groupes d’assistance de l’AMI du Sénégal de fonctionner « tant bien que mal » (Diop, 1983 : 190). On est au cœur de « l’insuffisance financière de la colonie » (Diop, 1983 : 190), notamment en période de guerre (Ndao, 2015). Et comme aujourd’hui, lorsque les politiques d’exemption du paiement des années 2000 ne sont pas suffisamment financées au Sénégal (Mbaye, Kâ & Ridde, 2013), le reflexe des médecins coloniaux était de demander aux patient·e·s de payer[10], « puisque l’indigène s’est familiarisé avec le médecin européen, on pourrait faire payer une très légère allocation pour certains pansements et médicaments. Cette petite taxe viendrait en atténuation des dépenses de l’assistance » (Diop, 1983 : 189).

Lors de la session de novembre 1929 du Conseil colonial du Sénégal, M. Gadiaga Mabigué, membre du Conseil, affirme « qu’il est nécessaire et rationnel de faire contribuer davantage les originaires même des régions atteintes aux mesures préventives préconisées par l’Administration » et que les médicaments manquent dans les dispensaires. Puis, il précise que « la gratuité de soins ne peut s’envisager par la Colonie que pour les indigents » et donc, logiquement :

aucune fourniture gratuite de médicaments ou objet de pansements ne soit faite aux habitants, européens ou indigènes dont la situation sociale ou de fortune permet d’en acquitter la valeur, à l’exception des fonctionnaires et leurs familles, ainsi que des indigents, des mutilés de guerre et des infirmes, des sinistrés et accidentés de la voie publique.

Dans les années 1930 est mise en place une Commission de la prévoyance sociale de la conférence économique de la France métropolitaine et d’outre-mer. Elle apporte notamment un « ensemble de résolutions » au ministère des Colonies pour l’organisation des services de santé, ce qui donne lieu à une circulaire (13-4/S) signée par le ministre des Colonies, Louis Rollin le 14 mai 1935. Cette commission regrette la tendance actuelle à la réduction des crédits sanitaires et Rollin estime dans sa circulaire que ce n’est pas le moment de réduire l’effort : « l’heure n’est pas à la mise en sommeil des forces sanitaires ». Il s’inquiète par ailleurs qu’en cette « période de crise », provoquant une récession économique, les populations rurales ne restent trop longtemps dans les « taudis des villes où leur situation misérable les rend réceptifs à toutes les maladies et les amène dans les hôpitaux dont les budgets s’obèrent [se réduisent] de plus en plus ». Santé publique et efficience des finances publiques se confrontent dans cette circulaire du ministre Rollin. En ce qui concerne les approvisionnements, il réclame « un rendement beaucoup plus effectif » et s’inquiète de l’exagération, déjà, oserait-on écrire, des prescriptions de « médicaments de spécialités par les médecins » et leur oubli « du Codex [guide thérapeutique à suivre], tout aussi efficace et infiniment moins dispendieux ». Ainsi, la commission prononce-t-elle une série de recommandations pour mieux rationaliser les prescriptions, si l’on utilise un vocabulaire contemporain, et notamment « adopter une nomenclature réduite pour les formations de l’AMI », autrement dit, la liste des médicaments essentiels de la fin des années 1970 n’est pas très loin. Une autre solution pour améliorer l’efficience de l’usage des ressources est de grouper sous une seule direction tous les services qui concernent la santé : santé publique, santé militaire, AMI, médecine sociale, etc. La centralisation est demandée et dévolue au Directeur de service de santé.

Mais la situation du système de santé, souvent présentée favorablement par l’administration coloniale, ne semble pas très reluisante si on lit les articles de la presse de l’époque. Ainsi, dans un article non signé paru dans l’hebdomadaire L’Ouest africain[11] du 1er mars 1930, l’analyse est plus sévère : « les hôpitaux n’ont pas de médicaments. La quinine manque et l’aspirine date de Faidherbe[12]. Certaines salles réservées aux malades indigènes sont des taudis munis de grabats ». En somme « la plupart des œuvres sociales africaines ne sont que vaste fumisterie », affirme l’article. Et on évoque (déjà) une association (« la Goutte de lait ») dont l’objectif est plus de faire des photos de « dames de la ville avec des bébés noirs sur les genoux » que d’offrir du lait à ces « négrillons » qui pleurent.

Le rapport annuel de santé publique de 1935 au Sénégal est intéressant de ce point de vue, car il présente un tableau comparant la répartition des dépenses entre les structures existantes et confirme, déjà, l’hospitalo-centrisme (comme en Côte d’Ivoire durant la colonisation (Lasker, 1977)) qui va perdurer après la décolonisation (McPake, 2009; Van Lerberghe & de Brouwere, 2000).

En 1935, l’Hôpital colonial de Dakar absorbe la moitié des dépenses de l’ensemble des dispensaires de l’AMI pour l’ensemble du pays (tableau 19). On se souviendra que le plan Sarraut des années 1920, visant à (re)mettre en valeur les colonies dans un but essentiellement économique en renforçant les liens entre la métropole et les colonies, était centré sur des projets d’infrastructures (Coquery-Vidrovitch, 1979).

Tableau 19 : Répartition des dépenses de santé publique en 1934 et 1935 au Sénégal

Le 7 octobre 1935, le ministre des Colonies Louis Rollin écrit une lettre de six pages (en réponse à un courrier, 1.396-sc) au Gouverneur général de l’AOF : « nous sommes en effet dans l’obligation de reconnaître qu’il y a impossibilité matérielle, étant donné le nombre actuel de médecins, à soigner et même à surveiller efficacement l’ensemble des treize millions d’habitants que compte l’AOF ».

La recherche d’efficience pour les hôpitaux est aussi dans les propositions du ministre pour la médecine mobile et les consultations rurales. En effet, non seulement le Ministre salue-t-il les augmentations budgétaires dans les colonies de l’AOF et « demande d’essayer de [les] intensifier encore », mais il réclame aussi plus d’investissement de la part des individus :

si ceux à qui incombe la véritable charge de la protection sanitaire – les médecins et leurs auxiliaires – viennent à se pénétrer complétement de l’esprit dans lequel ils doivent travailler, des économies importantes seront réalisées. Ainsi, avec des dépenses identiques aboutira-t-on à un rendement plus important.

À la quête d’efficience hospitalière s’ajoute donc une quête d’efficience du personnel médical, sans mentionner l’insinuation de son manque de motivation.

Dans une note de dix pages (non datée, c.1935), le ministre des Colonies Rollin évoque aussi la première forme d’efficience pour les formations sanitaires de l’AMI, en préconisant une « manière rationnelle d’éviter le gaspillage et la fantaisie dispendieuse ». Puis il réclame clairement qu’une commission puisse proposer des mesures pour réaliser des économies dans le fonctionnement des organisations du Service de santé colonial. La recherche d’efficience des hôpitaux discutée précédemment est aussi visée pour l’AMI (notamment concernant les indemnités journalières, voir l’encadré 10).

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L’abus des indemnités journalières, une histoire ancienne

Selon le ministre des Colonies Louis Rollin, les tournées des médecins européens pour superviser les médecins africains dans les postes de brousse sont trop onéreuses. Rollin écrit : « il semble en effet que l’octroi de frais de déplacement journaliers a tourné à l’abus : ils doivent être réduits au strict remboursement des frais supplémentaires que les déplacements occasionnent aux médecins : en réalité, ils sont minces » (il souligne). Il se plaint que ces déplacements soient trop considérés comme « un travail en dehors de cette fonction » de médecin, alors qu’ils en sont « partie intégrante ». Les débats sur les indemnités journalières (Samb, Essombe & Ridde, 2020) sont donc très anciens et a priori sans solution, comme on continue de la constater au Sénégal.

Dans le rapport annuel de 1939 signé par le médecin général Bourgarel, la répartition des dépenses du personnel et du matériel montre la même tendance que les années précédentes En outre, si l’on en croit les chiffres[13] du rapport annuel de 1948, en 1935, la population du Sénégal s’élevait à1 667 971 habitant·e·s, dont seulement 15 407 « Européens »[14], soit moins de 1% de la population totale, ce qui permet de saisir que la proportion des dépenses accordées aux populations locales était dérisoire.

Toujours pour l’année 1939, le rapport du 15 janvier 1941 du docteur Ricou présente les dépenses sanitaires prévues aux budgets locaux de l’AOF et donne une répartition claire des priorités géographiques et sanitaires. À lui seul, le Sénégal représente 39,58% du total de toutes les dépenses de santé coloniale prévues pour l’AOF. Si on s’intéresse uniquement aux dépenses qui sont identifiées comme relevant de l’AMI, on constate que les budgets consacrés varient de 19% à 42% selon les colonies (moyenne de 28,94%) et concernent le Sénégal pour 40% du total des dépenses de santé. Cependant, rapporté au budget global des colonies, l’AMI représente entre 3% et 8% du budget global (moyenne de 3,58%). Le Sénégal et la Mauritanie semblent avoir été privilégiés à cet égard pour cette année 1939.

Si l’on utilise les données du recensement de la population en 1931, présentées dans le rapport annuel de 1933 de l’inspection générale des services de santé, on constate que le Sénégal, la Côte d’Ivoire et le Dahomey ont reçu plus de budget par habitant que les autres territoires. Et si l’on regroupe Dakar/Rufisque avec le reste du Sénégal, l’effort budgétaire par habitant est alors de 22,9 francs pour la santé dans sa globalité et de 4,5 francs pour le budget de l’AMI, soit comparativement le double de ce que reçoivent les territoires privilégiés comme la Côte d’Ivoire et le Dahomey. De plus, la Guinée et le Niger semblent recevoir une part infime du budget, confirmant les priorités politiques coloniales vers certains territoires au détriment d’autres.

En AOF, le rapport de 1939 sur l’œuvre sanitaire de la France précise que dans les établissements hospitaliers, « les médicaments sont fournis gratuitement par l’Assistance Médicale Indigène ». Dans son rapport pour l’OMS (article 73) à la fin des années 1950, le médecin général Le Rouzic note que « de par son organisation même, orientée dès l’origine vers l’Assistance Médicale Sociale, le Service de santé a toujours apporté l’assistance médicale gratuite aux populations d’AOF ». Le médecin général Sanner, directeur général de la Santé publique, ne déclarait-il pas en 1957, en évoquant les étapes pour améliorer la santé des populations (en luttant d’abord contre les grandes endémies, puis en organisant les soins curatifs), dans son introduction au numéro spécial d’AOF magazine consacré à la santé publique, que « le financement d’une telle armature est pour le moment hors de la portée d’une Fédération dont l’action médicale a été accomplie jusqu’ici sous le signe d’une gratuité absolue » (Sanner, 1957 : 6).

Dans le rapport annuel de 1940, les dépenses affichées pour l’AMI ne concernent que le matériel, pour un montant total de 5,2 millions de francs, soit 24,8% de l’ensemble des dépenses de santé de la Colonie.

Dans l’hebdomadaire d’informations illustré Paris-Dakar daté du 28 avril 1949, un article rend compte d’une entrevue avec le Professeur Lavier de la Faculté de médecine de Paris. Le professeur affirme au journaliste Jean Comtois que partout en « Afrique noire », « les soins, les médicaments y sont distribués gratuitement. Pour la brousse, il existe des formations mobiles qui vont au-devant des malades et qui donnent également des soins gratuits ». Dans la suite de l’entretien, Lavier évoque même des projets pilotes comme la création « d’îlots de prospérité », c’est-à-dire des « régions scientifiquement et économiquement bien choisies où vivraient dans les conditions les plus favorables des populations indigènes ». Il s’agit de créer des conditions environnementales pour permettre aux populations de vivre sans risque de maladies. Il évoque l’assèchement des marais à l’aide de produits diffusés par avion, pour lutter contre le vecteur du paludisme, ainsi que le débroussaillage pour s’attaquer aux mouches tsé-tsé. Toutefois, dans ce même hebdomadaire en date du 13 juin 1950, le sénateur Oumar Ba rappelle que l’AMI a surtout bénéficié aux populations urbaines et à celles des « gros centres ruraux », au détriment des « masses rurales laborieuses ».

En 1952, le compte rendu de la « Conférence des directeurs de la santé d’Afrique Noire et de Madagascar » tenue à Paris du 28 juillet au 2 août montre l’inquiétude de ses participants : « l’action sanitaire risque de voir le rythme de son développement sérieusement ralenti dans les mois à venir par des obstacles financiers ». Le rapport remis par le docteur Aujoulat (7324 DSS/4) au haut-commissaire de la République en AOF note « la réalité des difficultés économiques et budgétaires de l’heure », mais aussi « la nécessité pour les Services de Santé de dégager dans la mesure du possible des ressources nouvelles ». Annonciateur des discussions contemporaines sur la relation entre l’économie et la santé (Sachs, 2001), le rapport insiste sur l’importance de ne pas réduire les budgets et rappelle que « la politique des ‘investissements humains’ est à longue échéance la plus solide ». Ce rapport réclame par ailleurs, comme s’engageront les pays africains à Abuja en 2001, que la « part consacrée par les budgets fédéraux et territoriaux à la couverture des dépenses de fonctionnement des services de santé ne soit jamais inférieure à 15% » (p. 2).

Le 16 octobre 1952, le docteur Diagne, de la Direction du service de santé de la Fédération de l’Outre-Mer (FOM), relate dans un rapport les très mauvaises conditions de fonctionnement de la polyclinique de Dakar, dotée de locaux trop petits et, qui plus est, il n’y a « pas de médicaments même dans le dispensaire antituberculeux, pas d’équipement ». La polyclinique sera intégrée en 1953 à l’Institut d’hygiène sociale de Dakar (avec le centre de protection maternelle et infantile et le centre de phtisiologie).

Pour témoigner de ce manque de priorité, le médecin général directeur de la Santé publique de l’AOF explique qu’en 1953, les crédits octroyés à la santé publique sont de 197 francs par habitant avec seulement un médecin pour 70 000 personnes, ce qui serait 100 fois moins qu’en France métropolitaine (Ndao, 2015). Dans son livre relatant sa mission de 1950, Gautier-Walter (1951) compare le programme de lutte contre la « trypanosomiase (riche) » et celui « de l’AMI (pauvres) », confirmant donc que les programmes de lutte contre certaines maladies sont privilégiés au plan budgétaire au détriment des services de santé destinés aux populations locales. L’ensemble de sa mission constatera un déficit total de personnel et du système de santé incapable de prendre en charge les populations, notamment rurales, du Sénégal au Niger. Les membres de la mission ne distribueront pas moins de trois tonnes de médicaments gratuitement pendant leur périple grâce à la « générosité de tous les laboratoires »[15].

Enfin, la thèse d’Abdoulaye Touré (1991) sur la période 1905-1946 confirme l’indigence de l’assistance publique organisée par l’administration coloniale. Il note que l’aide n’arrive pas aux personnes et que ces dernières doivent avoir les moyens de s’engager dans la démarche et d’en faire la demande. L’offre de service n’est pas principalement destinée aux indigent·e·s, ni mêmes aux « indigènes », mais surtout aux anciens fonctionnaires, aux veuves, aux mutilés de guerre, aux victimes de catastrophes, etc. Le déséquilibre, au détriment des populations locales, est même flagrant concernant les versements d’aides en cas de catastrophes naturelles, comme les inondations en 1936 ou le raz de marée en 1926. Les calculs réalisés par Touré (1991) montrent que les veuves sont les premières bénéficiaires, au nom du service rendu à la France. Ses analyses montrent également que les crédits alloués à l’assistance publique ne dépassent jamais 2% entre 1905 et 1946. La conclusion de sa thèse est que l’assistance publique est d’abord une assistance orientée vers les intérêts du colonisateur.

On est donc très, très loin du satisfecit du docteur Henri Goux dans son rapport de 1942 :

L’Assistance médicale indigène :

  1. Le met physiquement en mesure de remplir le rôle que lui assignent les destinées de la civilisation moderne.
  2. Elle lève la défiance vis à vis du Blanc puisqu’aussi bien ce cadeau de la Santé et de la Vie est le plus beau qu’on puisse lui faire.

N’est-ce pas celui-là même dont tous les missionnaires de toutes les confessions cherchent à doter leurs catéchumènes, afin de mieux les inclure dans la propagande de leur mystique religieuse?

La thèse de Camara (2020) confirme par ailleurs l’indigence des services hospitaliers dans les années 1940, le manque de moyens pour la prise en charge de la tuberculose à Dakar, mais aussi les barrières financières que doivent subir les patient·e·s, d’autant plus qu’ils et elles doivent parfois payer les soins.


  1. On pourra se rapporter au travail monumental de « répertoire des textes législatifs et réglementaires relatifs à l’histoire de la santé au Sénégal, 1822-2016 » (Becker, Collignon, Mbaye & Sadio, 2016). Il s’agit du décret 84, ce qui permet de valider le contenu du rapport Gallay.
  2. Sur la place des infirmiers (et de l’évolution de leur salaire) au sein de l’AMI, voir Mbaye (2002)
  3. En France, à la même époque, la loi du 15 juillet 1893 stipule également la prise en charge médicale gratuite pour les personnes sans ressources en fonction de leur domicile (Domin, 2016). L’assistance médicale gratuite est fournie à domicile ou, si cela est impossible, dans un hôpital. Il semble que la gratuité pouvait être transformée en « demi assistance » en cas de « demi-indigence », la personne devant payer la moitié des honoraires du médecin (Rondel, 1912). D’autres lois ciblaient d’autres publics pris en charge à cette époque comme les aliénés (1838), les vieillards (1905), les femmes en couche et leur repos (1913), mais elles n’avaient pas été promulguées en AOF selon un rapport de la Colonie du Soudan français pour le 6ème Congrès de la mutualité coloniale.
  4. À la même époque, mais en Indochine, certains évoquaient « la propagande par l’hôpital, déjà difficile à assurer puisqu’elle doit toujours être suivie de guérison pour l’indigène" (Clarac, 1913). Le Gouverneur général Carde ne dira pas mieux lorsqu’en 1930, il propose que les médecins puissent créer des alliances avec les matrones par exemple, mais aussi pratiquer des « opérations chirurgicales dont la réussite étonne l’indigène » (Gouvernement du Sénégal, 1931). Le terme de propagande est aussi retrouvé en 1957 dans le numéro spécial qu’AOF Magazine consacre à la santé publique. Le médecin général Sanner, directeur général de la santé publique indique que « les groupes mobiles incluent dans leur programme des consultations foraines de propagande ». Ainsi, il ne s’agit pas juste de soigner les populations villageoises.
  5. On ne comprend pas de qui ils parlent dans leur rapport, toutes les personnes en AOF. À la page suivante, ils évoquent « la psychologie du Noir » pour justifier le fait qu’il fallait recruter dans « l’élite de la population », car « vous introduisez dans le service médical un fils d’esclave, il n’aura aucune autorité, ni aucune influence au point de vue social ». Carde, dans ses instructions sur le développement de l’AMI sociale en 1931, ne dit pas autre chose lorsqu’il demande le recrutement de jeunes instruits et de familles influentes pour les former à l’École de médecine.
  6. Sur les premières femmes sénégalaises dans le secteur de la santé, voir l’ouvrage de Fatimata Ly et Awa Oumar Touré (2023).
  7. En 1952, une conférence des directeurs de la santé en Afrique tenue à Paris réclame un rééquilibrage qui ne se fera pas vraiment (Domergue-Cloarec, 1986). Précurseurs, « ils émirent le vœu que les dépenses de fonctionnement des services de santé ne soient pas inférieures à 15 % des budgets locaux » (p. 844). Ils demandent de « sacrifier le spectaculaire à l'utile » (p. 843).
  8. Les 14 : deux hôpitaux (Saint-Louis et Gorée), quatre dispensaires (Saint-Louis, Dakar, Thiès et Joal), une léproserie (Sor), cinq postes médicaux (Rufisque, Louga, Tivaouane, Kaolack et Ziguinchor), deux centres de consultation (Sédhiou et Dagana).
  9. Voir les analyses précises sur ce sujet (Gousseff, 2008; Hutchinson, 1986).
  10. Même réflexe au Ghana, où lorsqu’il est envisagé de fermer la clinique de PMI en 1932, « le Gold Coast Independent publie un article sur le projet de fermeture des centres de PMI, protestant contre ce plan et proposant que le gouvernement revienne plutôt sur la gratuité des consultations » (Hugon, 2020 : 79-112). En Amérique, on constate aussi la même crainte à une époque encore plus ancienne puisqu’en 1875 à New York, le grand nombre de patient·e·s pris·es en charge gratuitement fait dire à un médecin de l’hôpital : « Si les patients qui paient ne reçoivent pas plus de soins et d'attention et ne sont pas mieux nourris, la tentation sera grande pour eux de prétendre être des sujets de charité et d'économiser leur argent (ma traduction) » (Cranmer Green, 1999 : 358).
  11. L’Ouest africain, qui deviendra l’organe hebdomadaire du parti socialiste, milite pour la « défense des intérêts politiques et économiques des colonies du groupe de l'A.O.F. ».
  12. On se rappellera que le Général Louis Faidherbe a été un conquérant violent du Sénégal dans les années 1850-60.
  13. Dans sa thèse, Abdoulaye Touré (1991) analyse parfaitement les défis du recensement de la population et donc la prudence que nous devons avoir avec ces données. Cependant les données sont proches, car il estime la population à 1 793 000 en 1936 dont 1 624 755 « Indigènes sénégalais » (dont 1 172 890 contribuables). Cependant, le rapport annuel du Sénégal donne pour 1936 : 5 752 « Européens » pour 1 691 925 « Indigènes » au recensement du 8 mars 1936.
  14. Dans les années 1950, à l’échelle de l’AOF et de l’AEF, on estime que la population européenne représentait autour de 0,4% de la population totale (Piketty, 2019).
  15. En Algérie, dès le milieu des années 1870, le Père Olivier affirme s’être concilié la population indigène « au moyen de nos médicaments » (Fredj, 2015 : 46). L’article de Fredj donne aussi quelques exemples de médecins coloniaux refusant les soins, faute d’être suffisamment payés ou tergiversant pour éviter de prendre en charge une parturiente (dont le mari est considéré comme indigent) qui finalement va décéder. Ainsi, l’autrice précise que « La médecine de colonisation offre cependant au médecin la possibilité de faire de la clientèle payante » (Fredj, 2015 : 44).