La recherche d’économies et d’efficience
Le manque de financement ne concerne pas que l’AMI (Cogneau, 2023), car si on reste au niveau des structures hospitalières, l’histoire regorge d’exemples où l’administration cherche des solutions pour réduire le train de vie du système de santé, bien que largement sous-financé comme je l’ai démontré précédemment. La recherche de rentabilité et d’efficience est évidemment une caractéristique essentielle de l’approche libérale de la santé et de la « nouvelle gestion publique ».
On se rappellera qu’en octobre 1896, la colonie du Sénégal avait déjà dû produire un rapport sur les « économies susceptibles d’être réalisées dans les dépenses du service hospitalier » (H9, 165). Dans le chapitre 35 de ce rapport, dédié aux officiers du corps en santé, l’auteur commence par un message clair sur le manque de ressources humaines en santé, pour reprendre un terme moderne : « aucune économie ne peut être réalisée sur ce personnel ». Il confirme que le « budget de l’exercice 1897 est trop étroit; il est insuffisant ». La seule solution que l’auteur de ce rapport propose pour réduire les dépenses est de faire prendre en charge par les budgets régionaux, les salaires et dépenses associées des deux, trois médecins envoyés en région pour les campagnes de vaccination et autres soins primaires durant deux mois. Il propose que ces dépenses soient prises en charge par le « budget de l’administration des Affaires indigènes à qui profitent ces missions ». Il estime ainsi que le « budget des hôpitaux serait allégé d’une dépense qui peut être évaluée en moyenne à 1 600 francs », initiant ainsi les premiers débats sur la décentralisation.
Le rapporteur de 1896, découvrant que les concierges à Saint-Louis et Dakar reçoivent un salaire de 1 200 francs, sont logés et « touchent la ration du sous-officier malade », « tout méritants que soient ces vieux sergents indigènes l’un et l’autre, médaillés et jouissant d’une pension de réforme ou de retraite », conseille de diminuer leur traitement (qui a par ailleurs été « calculé dans l’hypothèse où le concierge serait un Européen »). Il « [propose] une solde annuelle fixe de 900 francs, plus l’indemnité ». Un concierge africain ne devait donc pas être payé de la même manière qu’un concierge européen. Le rapporteur de 1896 à la recherche d’économie proposera même « d’attirer l’attention des médecins traitants sur la nécessité de ne prescrire le lait frais, aliment fort cher, qu’aux malades en ayant vraiment besoin ».
Le rapporteur indique également clairement la contribution de la recherche de ces économies au processus colonial : « il est vrai que ces considérations d’ordre budgétaire disparaissent devant l’intérêt qui s’attache pour l’État à favoriser par tous les moyens l’œuvre de la colonisation et qu’il importe pour la prospérité des colonies d’assurer aux commerçants, aux colons et à leurs familles, tous les soins hospitaliers en cas de maladie ».
Nous avons déjà noté précédemment que le changement de régime de 1926 a été notamment justifié pour l’AOF par la possibilité d’une économie annuelle de 800 000 francs.
La direction du cabinet militaire, dans une lettre adressée le 23 novembre 1929 au ministre des Colonies, évoque le décret du 10 avril 1926 dans lequel « les établissements hospitaliers du service général de l’AOF ont été placés sous les ordres de l’autorité locale à compter du 1er mai 1926 ». L’auteur de cette lettre (587 CM) évoque qu’une étude budgétaire a été effectuée afin de préparer ce nouveau régime. Cependant, il explique que ses calculs préalables au changement de 1926 ne sont plus justes puisque l’hospitalisation des militaires européens et « indigènes » aurait subi une diminution globale d’environ 30%. Ainsi, il regrette et termine sa lettre en notant que « les économies ainsi réalisées par le service de santé [lui] paraissent regrettables à tous égards ». Des correspondances montrent que le général Benoît a envoyé des lettres au ministre en ce qui concerne des changements des modalités budgétaires et notamment des « crédits disponibles au chapitre 65 (service sanitaire) alors que l’hospitalisation de tirailleurs malades n’a pas été ordonnée dans des cas sérieux ».
En 1930, la direction de l’Hôpital central indigène déplore, dans le rapport annuel, que « la pénurie de personnel médical signalée au cours des années précédentes a continué à se faire durement sentir » (p. 5). Une circulaire de 1932 de l’Inspecteur général du service de santé en AEF est interprétée par le docteur Borrey comme des « circonstances actuelles et coloniales » qui indiquent « la nécessité impérieuse de faire des économies » (Borrey, 1935).
Dans une note rédigée probablement en 1935, Louis Rollin, ministre des Colonies, évoque longuement la recherche de gain d’efficience et d’économies et suggère même que « d’autres économies enfin pourraient être envisagées par la diminution des hospitalisations gratuites dans les formations sanitaires des indigènes susceptibles de payer : toute économie réalisation sans qu’elle puisse nuire au malade sera à suivre de très près ». Cette note réclame la constitution d’une commission (intersectorielle sous l’autorité des Gouverneurs), afin de trouver des solutions aux nombreux problèmes énoncés (à la suite de la Commission de la prévoyance sociale de la Conférence économique et coloniale), afin que des mesures puissent être appliquées dans les premiers jours de 1936, réclame le ministre. Le docteur Sorel, Inspecteur général du service de santé des colonies, contresigne cette note « pour application ». Dans la circulaire 274/S du 6 août 1935, le ministre explique que « la politique de construction hospitalière doit pour le moment au moins entrer en sommeil ».
En 1935, le rapport d’un médecin, ayant réalisé une visite dans plusieurs pays de l’AOF, suggère que des pharmacies, des hôpitaux et des postes de santé disposent encore trop de médicaments de spécialité et qu’il est nécessaire de faire des « économies substantielles ».
Les archives ont permis de trouver un rapport de « vérification inopinée » de l’ambulance du Cap Manuel et de celle de Gorée, réalisé par le commandant de l’administration Reynaud, gestionnaire de l’Hôpital principal, en août 1940. Le rapport propose une réforme administrative car, si les deux ambulances sont rattachées techniquement à l’Hôpital principal, elles ne le sont pas sur le plan administratif. Le rapporteur propose donc « l’unification de l’Administration des Ambulances avec celle de l’Hôpital principal ». La raison première de cette demande est économique, non seulement pour mieux contrôler et simplifier les procédures administratives (« surveillance plus étroite »), mais surtout car « l’ambulance de Gorée n’est pas gérée dans un souci d’économie par suite de la disproportion entre les frais généraux et le produit des journées d’hospitalisation. […] Le fonctionnement de cette ambulance entraine une dépense annuelle de 180.000 Frs, laissant un déficit d’exploitation de l’ordre de 80.000 Frs. […] il paraît intéressant d’étudier ici une réforme administrative touchant le fonctionnement des ambulances de Dakar, ceci dans un but d’économie. »
Le rapport utilise même un terme moderne, celui de « groupe hospitalier », montrant que les débats contemporains sur la fusion des établissements et l’idéologie managériale sont, à l’image du paiement des soins, anciens (Turgeon, Jacob & Denis, 2011).
Dans une lettre du 19 novembre 1940, le médecin général Ricou note que les militaires et les « Indigènes » venant de l’Ambulance de Gorée (en cours de fermeture) doivent être transférés à l’Hôpital principal et les « prostituées » à l’Hôpital indigène. Le 4 septembre 1940, le commandant d’administration Reynaut, gestionnaire de l’Hôpital principal, réalise une vérification inopinée des comptes des ambulances du Cap Manuel et de Gorée. Dans son compte rendu adressé au Gouverneur des colonies, sous couvert du médecin-chef de l’Hôpital principal, il aborde très largement, sur quatre pages, le besoin de réaliser des économies. Il écrit par exemple que « l’ambulance de Gorée n’est pas gérée dans un souci d’économie ». Puis il rédige un long paragraphe pour proposer une réforme visant à l’unification de l’administration des ambulances avec celle de l’Hôpital principal. Il vise notamment « une concentration administrative ». Par cette réforme, il pense que cela va favoriser une centralisation, des dotations budgétaires, une surveillance plus étroite des opérations financières, une simplification des écritures ou encore une réduction des frais généraux.
Les gains d’efficience sont déjà au cœur des discussions en 1940, notamment dans un contexte de guerre où il s’agit de réaliser des compressions budgétaires. Le commandant d’administration Reynaut va donc rédiger et ajouter à cette note un projet de décision fixant les modalités d’application de cette réforme proposée en six articles. L’objectif est de créer un « groupement hospitalier ».
À Saint-Louis, le médecin-chef de l’Hôpital colonial se plaint en juin 1948 que son hôpital est considéré comme un hôtel et qu’il doive bientôt « refuser des malades faute de places ». En effet, il doit héberger des « personnes non hospitalisées ne possédant pas de logement en ville, ce qui rend inutilisable, pour les malades, 9 chambres des première et deuxième catégories ». Il dresse la liste de ces personnes, dont M. Ghilbert, sa femme et ses trois enfants. Un seul médecin (Dr Horlick), et sa femme, figurent dans cette liste.
La recherche d’économies se voit aussi dans l’organisation des services de santé, notamment des services hospitaliers à Dakar. Pour reprendre un terme moderne, on constate, dès les années 1950, la volonté de l’administration coloniale de réaliser des fusions d’établissements, comme évoqué précédemment en 1940. Par exemple, en 1953, l’une des raisons de la création de l’Institut d’hygiène sociale de Dakar est « économique », en regroupant des organismes/services nouvellement créés comme le Centre de protection maternelle et infantile et le Centre de phtisiologie (construit avec des crédits du FIDES, selon une lettre de Sanner datée du 7 août 1954) avec les services de l’ancienne Polyclinique Roume[1] (qui disposait aussi de consultations de PMI). Ces trois structures se retrouvent finalement dans une seule « direction administrative commune », explique le docteur Sanner au Haut-commissaire de la République, Gouverneur général de AOF, dans une lettre (2498) datée du 23 juillet 1953. De plus, le fait que la Polyclinique Roume s’intègre maintenant dans ce nouvel élément s’explique en partie par le fait qu’elle faisait avant partie intégrante de l’Hôpital central africain. Or, une note explique que ce rattachement n’était pas favorable économiquement et posait des problèmes budgétaires, dans la mesure où la polyclinique est essentiellement un organisme de consultation et que ses modes de fonctionnement liés à une formation hospitalière « ne [permettent pas] de dégager d’une manière exacte les prix de revient des journées d’hôpital et [conduisent] par conséquent à mettre en application des tarifs de remboursement fort éloignés de la réalité ». Par exemple, cette note montre que la polyclinique a réalisé 525 183 consultations en 1952. Pourtant, dans une autre note du 16 octobre 1952, les conditions de travail de la polyclinique ne semblent vraiment pas bonnes. Le docteur Diagne, médecin lieutenant-colonel, qualifie même la situation de « très [mauvaise]. Tout est mélangé dans les locaux trop petits : adultes et enfants, malades et bien portants qui viennent aux consultations de médecine préventive ». Il explique par ailleurs qu’il n’y a pas de médicaments, même dans le dispensaire antituberculeux et qu’il n’y a pas d’appareils de radioscopie. On semble donc chercher à faire des économies à partir d’un établissement dont le fonctionnement ne semble pas optimal.
De plus, par le regroupement de trois structures dans un seul institut d’hygiène sociale, la question de l’affectation budgétaire se pose. Dans une lettre de la direction des finances du 25 septembre 1955, M. Jourdain tente d’expliquer qu’il n’est pas juste que l’ensemble du budget de fonctionnement de l’Institut soit pris en charge par le seul budget local du Sénégal. Il explique, par exemple, que si la plupart des consultants sont originaires du Sénégal, le centre de formation accueille des médecins, des infirmiers et des sage-femmes venant de l’ensemble de l’AOF, et il ne trouve pas juste que seul le Sénégal soit imputé pour financer ce budget. Ainsi, convoque-t-il l’équité dans ce passage : « je pense qu’il serait équitable, en ce qui concerne celui-ci, que le budget général continue à supporter les dépenses de fonctionnement de cet organisme, étant donné le caractère défini plus haut ». Quand il évoque « celui-ci », il parle du Centre de protection maternelle et infantile intégré à l’Institut, pointant ainsi les défis budgétaires de la fusion de différents établissements.
Dans une lettre du 26 juillet 1954 (273/IHS-C), estampillée « confidentiel », le médecin Martin, directeur de l’Institut d’hygiène sociale de Dakar, donne également son avis sur le fait que le budget de l’établissement doive basculer vers le budget local du Sénégal pour l’exercice de 1955. Dans cette lettre, il explique qu’il est en désaccord avec cette proposition et il nous apprend que pour 1954, l’établissement a été pris en charge par le budget général de l’AOF. Il précise notamment que les justifications fournies en 1954 pour rester sur le budget général n’ont pas changé pour l’exercice futur de 1955. Le médecin précise que le débat de novembre 1953 devant le Grand conseil de l’AOF a montré que les dépenses de l’Institut n’étaient pas « entièrement nouvelles », notamment parce que celles de la Polyclinique Roume étaient déjà prises en charge depuis près de vingt ans par le budget général (comme annexe de l’Hôpital central africain).
Cette volonté d’efficience et de recherche d’économies se manifeste également en dehors du Sénégal et de Dakar. Ainsi, le 2 août 1951, Edmond Louveau (Gouverneur du Soudan français) s’alarme auprès du Haut-Commissaire Gouverneur général de l’AOF à Dakar de son manque d’effectifs pour les services de santé du Soudan. Il termine sa lettre (1634/SP) en explicitant que « cet effectif de 10 est un maximum qui ne peut être actuellement dépassé, vu la situation budgétaire du territoire ». Il souligne l’enjeu budgétaire de sa main et de la même encre que sa signature. Puis, dans un courrier estampillé « confidentiel », il rédige une lettre à l’intention du Haut-commissaire le 28 août 1951 pour se plaindre qu’il reçoit du personnel de santé affecté par les services de Dakar, sans qu’il ne soit mis au courant et sans que « la situation des finances locales […], chaque jour plus critique », ne soit prise en compte. Donc, non seulement du personnel est affecté au Soudan sans l’avis préalable du gouverneur local mais en plus, cela mine ses finances et sa volonté de réaliser des « compressions d’effectifs ». Il se plaint également de l’« interprétation extrêmement défavorable des milieux africains, si des agents de la métropole continuaient à être affectés au Soudan en dépassement des besoins stricts de l’administration locale ». Puis, il attire l’attention du gouverneur sur « la charge injustifiée pour le budget local que représentent les cinq fonctionnaires inutilisables cités dans le paragraphe in fine du directeur local de la santé ». Quatre jours avant, le médecin-colonel Vernier, directeur local de la santé publique du Soudan, s’était en effet plaint de l’arrivée de deux médecins africains en provenance de la Mauritanie et du Niger « dont la prochaine arrivée n’a pas échappé à la vigilance de vos services financiers en ce qui concerne la répercussion budgétaire de leur affectation », écrit le Gouverneur du Soudan. En outre, si l’effectif budgétaire pour le Soudan est de 40 médecins et que le territoire ne pourrait donc pas en payer de nouveau, un poste est vacant à Tombouctou, cinq médecins ne peuvent pas partir en congé, faute de relève et pourtant dix de ces médecins africains « dont la solde incombe à notre budget local ne font aucun service effectif » pour plusieurs raisons : président du Conseil général, « toxicomane et inutilisable », en traitement à Dakar pour une fracture de cuisse depuis un an, en stage de principalat, en congés après six ans de service ininterrompu, en congé sans solde « pour aller à la Mecque », en préparation de son baccalauréat, en instance de conseil d’enquête « pour ivrognerie ». Ces échanges épistolaires confirment la permanence des défis des relations concernant les ressources humaines en santé entre le centre et la périphérie, mais aussi le déficit de soutien des territoires de l’AOF éloignés de Dakar. Les enjeux financiers se sont évidemment exacerbés après la décision de 1926, évoquée précédemment, surtout lorsqu’il a été demandé aux territoires de financer des ressources humaines ne répondant pas à leurs besoins, jugées comme inefficaces ou indisponibles pour les soins.
Lors de la réunion des directeurs de la santé publique en Afrique, tenue du 28 juillet au 3 août 1952[2], nous percevons parfaitement ce souhait de rationalisation du financement, d’efficience et autres, afin d’organiser le recouvrement des coûts par le paiement des patient·e·s. Le Général Jeansotte, directeur du Service de santé de la France d’outre-mer, par exemple, admet que l’on « pourrait faire un meilleur emploi des budgets » et envisage l’augmentation des tarifs, le paiement des « médicaments en série ». Il évoque par ailleurs le fait que des travaux ont par exemple été réalisés dans un marigot pour lutter contre la bilharziose en prenant les dépenses sur le budget général, « alors que les gens qui auraient dû le prendre à leur charge, municipalement dans ce cas-là, ne l’ont pas fait », montrant les enjeux d’affectations budgétaires déjà évoqués. À cette occasion, le Colonel Lotte, responsable des services de santé, se plaint d’un « étranglement budgétaire » pour le service de l’hygiène mobile et de prophylaxie de l’AEF, notamment à la suite d’une réunion tenue le 21 juillet à Brazzaville où « la consigne impérative a été de s’en tenir au volume de crédits de l’exercice antérieur ». Or, non seulement les prix ont augmenté, mais le territoire dont il a la charge s’est accru, alors qu’on avait « amputé d’environ 25% » sa demande antérieure. Encore une fois, il utilise un langage économique en mentionnant que cette situation l’a contraint à la « rationalisation des services », au risque de toucher la « qualité technique du travail ».
Domergue-Cloarec (1986) explique qu’en 1953, le budget des deux hôpitaux de Dakar s’élevait à 471 millions pour un bassin de population d’environ 300 000 personnes. Ce budget est à peine moins que les 575 millions dévolus du service général d’hygiène mobile et de prophylaxie (SGHMP) pour l’ensemble de l’AOF.
Nous avons vu plus haut qu’en 1953, la Direction générale de la santé publique décide de transformer la Polyclinique Roume en Institut d’hygiène sociale et de le détacher budgétairement de l’Hôpital central africain (l’Institut était perçu comme une annexe).
En le rendant autonome financièrement, l’objectif est notamment de réduire le prix de revient de la journée de l’Hôpital central africain. En effet, une mission d’inspection a « mis en évidence que le rattachement d’un organisme de consultations important à une formation hospitalière ne permettait de dégager d’une manière exacte les prix de revient des journées d’hôpital et conduisait par conséquent à mettre en application des tarifs de remboursement fort éloignés de la réalité ». Les archives donnent aussi à voir des querelles en 1954 entre un professeur de pédiatrie (Dr Sénécal) et le médecin-colonel responsable de la Direction de la santé publique (Dr Sanner). Le premier souhaite séparer les services de protection maternelle et infantile de l’Institut, afin de créer une structure à part, financée par le budget de l’AOF et non pas le budget du Sénégal. Le second présente, dans une lettre au Secrétaire général du Gouvernement général de l’AOF (202/SPAD; 8/10/54), des arguments financiers à l’encontre de cette proposition, qui, en outre, témoignent des enjeux de pouvoir entre un universitaire et un militaire. Puis des débats continuent sur le fait de rattacher l’Institut au budget général ou au budget local en montrant, notamment, qu’il n’est pas fréquenté que par des personnes de Dakar, mais aussi de « tous les points de la Fédération », écrit le médecin en chef de l’assistance, Dr Martin (273/IHS-C), le 26 juillet 1954. Enfin, à partir de 1958, l’Hôpital principal de Dakar est placé sous la tutelle du Service de santé des armés, qui a pris en compte son budget (Chippaux, 1980).
La recherche de rentabilité va se maintenir immédiatement après l’indépendance du Sénégal (encadré 4).
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Le maintien de la recherche de rentabilité et de la présence française après l’indépendance du Sénégal
Dans un rapport administratif de 1963, les responsables de l’Hôpital principal de Dakar (« à gestion française », voir plus loin) semblent heureux des modalités de gestion : « le but poursuivi depuis de nombreuses années a été d’arriver à la rentabilité de l’ensemble de la formation hospitalière ». En comparant les années 1961 et 1962, le rapporteur indique que « la recherche de la rentabilité n’a fait que s’affirmer. Il est vraisemblable que 1963 permettra d’y accéder ». L’augmentation des tarifs d’hospitalisation en juillet 1962 semble avoir eu un impact positif. L’analyse de la gestion financière est claire, bien que l’on n’en comprenne pas bien la conclusion :
Grâce à cette méthode de « tout payer et de tout encaisser », on estime que les recettes devraient atteindre 480.000.000 de Frs CFA en 1963. Nous aurions alors un hôpital principal, à gestion française, à rentabilité parfaite, susceptible d’être au Sénégal et dans l’Ouest Africain, un exemple. Mais pareille réussite comptable ne risque-t-elle pas, allant ainsi à l’encontre de ce que nous souhaitons, d’exciter l’envie et l’intérêt.
En 1960, les nouveaux États indépendants vont créer I’Organisation de coordination et de coopération pour la lutte contre les grandes endémies (OCCGE), au sein de laquelle la France siège encore et finance la moitié du fonctionnement (Becker & Collignon, 1999). En 1993, « la direction et la gestion demeurent toujours françaises »[3]. Le dernier médecin français directeur de l’Hôpital principal de Dakar n’a laissé sa place à un Sénégalais qu’en 2008! La thèse de Mamadou Sow (1995) analyse une partie de la suite de l’histoire de l’Hôpital principal en évoquant la signature d’une convention franco-sénégalaise en 1971 dont le contenu est « extrêmement laconique ». En comparaison, les Archives nationales du Sénégal ont eu un directeur français jusqu’en 1976[4]. Mayens (2022) analyse combien l’influence française est aussi importante dans le domaine de la protection sociale dans les années 1960, à travers le Bureau international du travail : « La politique du BIT au Sénégal est donc soumise à l’approbation des experts français dépêchés sur place dans le cadre de la coopération bilatérale » (Mayens, 2022 : 177). Cette politique de l’influence de la « présence française » par les assistants techniques a été notamment théorisée par Claude Cheysson en 1955 (Borrel et al., 2023).
Après cette présentation du contexte global du financement du secteur de la santé et des infrastructures présentes durant la période coloniale, penchons-nous à présent sur la manière dont les hôpitaux sont financés, dont les patient·e·s sont sollicité·e·s pour couvrir les dépenses liées à leur hospitalisation, ainsi que sur les enjeux autour de la recherche d’économies et d’efficience.
- En 1946, il a déjà été envisagé, pour « alléger le budget en cours de l’hôpital central indigène », de faire prendre en charge les dépenses de fonctionnement de la Polyclinique Roume, considérée comme division externe de l’hôpital, par le budget de la circonscription de Dakar (au lieu du budget général), ce qui n’a pas été possible, faute de crédits locaux suffisants (rapport de présentation concernant un projet d’arrêté 2767/4-SP). ↵
- Selon une note de 1951 concernant l’organisation des services de santé en AOF, « tous les directeurs locaux sont des médecins des troupes coloniales (colonels ou lieutenants-colonels) »… confirmant la médicalisation/militarisation de la santé publique ouest-africaine. ↵
- Source : https://www.asnom.org/LES-GRANDS-HOPITAUX-COLONIAUX. ↵
- Source : https://francearchives.gouv.fr/. ↵