Attirer les confrères de la métropole et donner des ristournes au personnel médical colonial
Dans La Presse médicale de mars 1917, un courrier, envoyé par le docteur Dupont vivant à Dakar, vante auprès de ses confrères médecins civils, les avantages de la vie en AOF, qui est « loin d’être sans charme », et les postes « très rémunérateurs »[1]. Fait intéressant pour notre étude, le docteur Dupont centre uniquement ses arguments sur les aspects financiers : « certains de nos confrères, en venant séjourner quelque temps ici, pourraient assez rapidement rétablir l’équilibre de leur budget et réunir les quelques billets de mille nécessaires à leur installation ». Il fait ici directement référence à ses confrères qui, à la fin de la Première Guerre mondiale, faisaient face à des défis pécuniaires importants. Il termine sa lettre, en affirmant qu’il « y a ici place pour 60 nouveaux confrères civils, que la colonie paierait au minimum de 12 000 francs par an. C’est donc un minimum de 720 000 francs d’honoraires annuels à gagner. Cela vaut bien quelques efforts » (Dupont, 1917).
En 1927, la commune mixte de Kaolack publie une petite annonce dans Paris médical : la semaine du clinicien (numéro 66) pour recruter un médecin. Elle recherche un médecin ayant déjà « fait ses preuves en France » pour un contrat de deux ans, afin de diriger son dispensaire. Le salaire proposé est de 50 000 francs par an, ce qui semble la norme. Là où l’annonce est intéressante pour notre étude, c’est qu’elle précise qu’à ce salaire annuel s’ajoute « [la] clientèle privée ». Les détails du contrat ne sont pas indiqués car il faut s’adresser à la Faculté de médecine de Bordeaux.
Arthur Vernes et René Trautmann s’étonnent dans leur rapport de visite en AOF de1939 qu’un arrêté (sans le nommer) empêche les médecins de disposer des revenus de leurs consultations, soit 15% de ristourne disent-ils, assez proche des situations contemporaines évoquées dans l’introduction de cette partie, où les soignant·e·s disposent, dans le cadre des politiques de recouvrement des coûts, de la possibilité d’une ristourne sur les actes de consultation réalisés :
Comment a-t-on pu songer à entraver cette action si importante [rayonnement et prestige de la pensée française] en ordonnant aux médecins de faire verser au Trésor pour prix de leurs consultations dans ce cas, une somme de 50 francs en moyenne, une ristourne pour eux de 7 fr. 50?
Les deux rapporteurs demandent la suppression « sans délai d’un arrêté aussi absurde », bien qu’ils admettent que le voyage et le salaire des médecins soient payés[2]. Cependant, ils précisent que ces sommes sont « dérisoires », sans fournir de données à l’appui (nous verrons plus loin ce qu’il en est). Et Vernes et Trautmann de poursuivre leur plaidoyer contre la bureaucratie et pour la dignité :
Le médecin appelé au chevet du malade, qui souvent a fait des kilomètres pour aller remplir son devoir de science, de civilisation et d’humanité et qui est déjà attendu ailleurs, pense à tout autre chose qu’à remplir des formalités pour une ristourne de 7 fr. 50 qui l’atteint dans sa dignité.
Ils estiment même que cette pratique pourrait les inciter à quitter leur poste après leurs dix années de service et que cela n’a pas « été adroit de traiter injustement des hommes d’études dont on attend la solution des grands problèmes microbiens ou le salut en cas de maladie ». La suite est tout aussi éclairante sur la perception de l’époque des questions de service et de la notion d’équité dans le contexte idéologique colonial visant à éduquer et soigner les populations :
Comment peut-on fausser l’œuvre de pénétration médicale en demandant à des hommes de mettre au service de la colonie toute leur ingéniosité de technicien en dépréciant par avance leurs services à l’égard de ceux qui jugent de la valeur d’une intervention à sa représentation matérielle et quand un richissime libanais dont nous avons vu l’autre jour la femme opérée d’un fibrome ou l’exploratrice fortunée qui, au même moment, bénéficiait d’une intervention de petite chirurgie à la suite d’un accident, trouveraient équitable de verser au médecin qui les a soignés, et à celui-là seul, des honoraires en rapport avec le service rendu.
Ils appellent donc à ce que cette pratique privée, « de tradition dans la métropole », soit favorisée dans « l’intérêt de tous : médecins, malades et ensemble de la population européenne et indigène », bien que les exemples pris dans le rapport ne concernent pas la population africaine.
Une manière d’attirer le personnel médical de la métropole est de leur donner des primes. Ainsi, en 1951, le personnel colonial du service d’hygiène de Dakar reçoit une « majoration de dépaysement » en plus de sa solde normale. Par exemple, le plus haut salaire est celui du (seul) médecin lieutenant-colonel échelon 3, avec une solde de 734 000 francs, plus une prime de dépaysement de 424 224 francs. Le tableau que j’ai consulté montre que même quelques médecins africains semblent aussi recevoir cette majoration de dépaysement. Mais ils sont considérés dans la catégorie des cadres généraux. Toutes ces primes contribuent à la réduction de l’efficacité de la dépense publique dans le domaine social, déjà non prioritaire, mais constituent aussi un héritage colonial qui va peser sur les pays indépendants (Cogneau, 2023).
La bureaucratie est aussi en place pour le paiement des ristournes aux médecins et permet d’en relater les détails. La circulaire 1004/SP-AD du 1er mars 1955 réclame l’envoi d’un état nominatif mensuel des ristournes, dans le cadre de l’exercice de la clientèle privée. Ainsi, en mars 1955, le médecin-colonel Coleno signe-t-il un état, par mois, du montant des ristournes aux médecins et des sommes versées au responsable de chaque formation sanitaire pour les visites payantes à domicile de l’année précédente, soit 1954. Le tableau consulté est constitué d’autant de colonnes que de médecins avec leurs noms et celui de la formation sanitaire où ils et elles exercent. Puis, pour chaque médecin, une première colonne stipule le montant des ristournes concernant les consultations pour chaque mois de l’année et une deuxième colonne les sommes qui sont reversées à la formation sanitaire pour les visites à domicile. Par exemple, le docteur Bovet à Kaolack a reçu, pour le mois de janvier 1955, 4 000 francs de ristournes et reversé pour ses visites à domicile 16 500 francs. Certains médecins touchent des ristournes tous les mois de l’année, tandis que d’autres, seulement quelques mois. De plus, certains médecins comme le docteur Gauzi à Kaolack et le docteur Lacroix de l’Hôpital de Saint-Louis ne touchent que des ristournes des consultations, ils ne réalisent jamais de visites à domicile. Les montants varient grandement concernant le total entre les médecins. Le docteur Eggenberger, encore à Kaolack, reçoit 98 750 francs, alors que le docteur Samara de la même ville a reçu 18 750 francs, également pour l’ensemble des mois de l’année. En août, certains médecins reçoivent plus d’argent pour les visites à domicile que des ristournes et d’autres l’inverse. Deux médecins semblent avoir une pratique des consultations payantes dans leur formation sanitaire beaucoup plus importante que les autres, il s’agit du docteur Eggenberger à Kaolack et du docteur Mahoudo à Saint-Louis, le second réalisant la totalité de ses revenus en effectuant des visites à domicile (en moyenne mensuelle, 5 800 francs). Ainsi, pour l’année 1954, le total des ristournes pour ces neuf médecins s’élève à 291 050 francs, soit en moyenne 4 000 francs par mois et par personne (73 mois d’exercice au total).
En ce qui concerne l’Hôpital principal de Dakar, treize praticiens sont concernés par les ristournes dont deux pharmaciens, tous militaires européens. Les sommes (et les écarts de montants reçus entre médecins) sont parfois importantes. Par exemple, le médecin-commandant Louis Brisbare reçoit 88 800 francs pour le seul mois de janvier 1955, alors que le médecin-capitaine Michel Pannetier a reçu 1 600 francs durant le même mois. Le docteur Brisbare va ainsi recevoir 683 000 francs pour l’année 1955, soit 35% de l’ensemble des ristournes des treize praticiens, alors qu’il n’a pas eu de ristournes en décembre. Ces différences sont-elles liées aux services, à la spécialité, au grades ou simplement à l’intensité de la pratique privée? Impossible de répondre à cette question car, partout, au Sénégal et ailleurs en AOF, les états globaux et les fiches individuelles ne mentionnent jamais le nombre de consultations ou de visites concernées. La transparence à l’égard de la distribution des ristournes, ainsi que l’hétérogénéité des pratiques, est encore un défi aujourd’hui au Sénégal, malgré les directives gouvernementales.
Au Sénégal (1955), deux patronymes parmi les neuf médecins nommés dans l’état des montants ont une consonance « africaine » : Samara et Mahoudo. Mais on ne sait pas s’ils sont des médecins africains ou diplômés d’État. Ils ne semblent pas discriminés dans la distribution de ces ristournes, contrairement à ce qui concerne la pratique privée de la médecine, comme nous allons le constater dans une section prochaine.
- Sur les « médecins de la colonisation » et leur syndicat en Algérie, voir Claire Fredj (2017) qui évoque, comme au Sénégal (voir précédemment), des médecins ne souhaitant pas se rendre en région rurale pour un accouchement difficile, faute d’honoraires suffisants. L’enjeu de leur rémunération est au cœur des débats. ↵
- Dans une annonce de 1927 parue dans la Gazette des hôpitaux (n°97 : 1606) et retrouvée aussi dans le Paris médical : la semaine du clinicien, on découvre que la ville de Saint-Louis offre un contrat de deux ans renouvelable à un médecin municipal pour une solde de 20 000 francs en Europe et une solde de 50 000 francs à la Colonie (exclusive de toute indemnité, sans plus de précision). De plus, des avantages en nature lui sont fournis : logement meublé gratuit, éclairage gratuit, aller-retour de France avec la famille. Après deux ans de service, le médecin a droit à six mois avec solde en Europe. ↵