Le basculement budgétaire de 1926 vers les budgets locaux
Si avant 1925, le budget de l’AOF prenait en charge les dépenses des établissements du service général, ces dernières sont transférées aux budgets locaux des colonies à partir de 1926 (article 256, loi de finances du 13 juillet 1925), compte tenu de la « situation difficile des finances de la métropole dans la période d’après-guerre ». Cependant, les services techniques et administratifs restent assurés par du personnel des troupes coloniales qui font suite aux médecins de la Marine (Sanner & Habay, 1952).
Dans une demande de signature d’un décret (a priori celui du 10 avril 1926, relatif à la nouvelle gestion des établissements hospitaliers) envoyée au président de la République française, les ministres des Colonies, de la Guerre et des Finances expliquent qu’une étude préalable a montré que cette réforme va permettre à l’État d’économiser annuellement 900 000 francs, montant souligné par l’auteur de la demande. Il est donc urgent de réaliser cette réforme, d’autant plus que les trois ministres proposent, avec l’accord du Gouverneur disent-ils, que l’État reste le propriétaire des murs (le projet de décret fixe une redevance d’un franc par an et par établissement et un bail de dix ans renouvelable) et que les colonies soient cantonnées au financement des frais de fonctionnement. Autre point intéressant pour notre propos, les ministres avancent dans ce projet de décret que puisque l’État continue à fournir des avantages à ces hôpitaux (par exemple, en gérant les approvisionnements), ces derniers doivent pratiquer « un tarif de faveur pour le remboursement des frais de traitement [du personnel de l’État] », ce qui explique en partie les tarifs préférentiels présentés précédemment.
Le 3 mai 1926 est signé un arrêté « portant réglementation du fonctionnement des établissements du service général en AOF ». Le projet de décret du 10 avril et un rapport rédigés à l’intention du président de la République française évoquent l’article 256 de la loi de finances du 13 juillet 1925 qui a autorisé « le ministre des Colonies à faire passer les établissements hospitaliers du service général aux colonies sous l’autorité et la surveillance de l’autorité locale ». Les établissements auront donc un « budget autonome ou incorporé au budget local », écrit-on dans ce rapport destiné au président. L’objectif annoncé est « d’alléger les charges de l’État ». Les auteurs du projet s’inquiètent cependant des différences locales d’un territoire à l’autre et des conséquences que cela pourrait entraîner. Ils évoquent le besoin de réaliser des études préalables à ce sujet mais notent que seule l’AOF aurait bénéficié d’une telle étude. Grâce à cette étude, il a été possible de montrer que « l’application du nouveau régime, en prenant pour base les prix de 1924 et les dépenses effectuées pendant cet exercice », permettrait « une économie annuelle de 800 000 francs ».
L’article premier du décret, signé en 1926, explique que les établissements hospitaliers du service général sont « plus spécialement organisés pour la population européenne ». Dans l’organisation des soins, au-delà des hôpitaux à Dakar et dans les chefs-lieux de chaque colonie, il est indiqué que la présence d’ambulances coloniales se justifie « dans les principaux centres de population européenne »; les populations africaines n’étant pas mentionnées. Ainsi, excepté à Dakar où il existe un hôpital « indigène », les formations sanitaires du service général comporte un « quartier spécial d’assistance médicale indigène, nettement distinct ». La discrimination est donc mentionnée dans ce décret signé le 3 mai 1926 par monsieur Dirat, Gouverneur général par intérim[1].
On constate aussi une différence dans les formes d’alimentation selon les structures médicales et les grades militaires. L’Hôpital principal de Dakar et les hôpitaux ordinaires dans les chefs-lieux de la colonie vont nourrir les malades « à l’économie », alors que ceux des ambulances rattachées à ces formations hospitalières vont les nourrir au « régime des masses » (la troupe). L’Hôpital central indigène est aussi soumis au régime de l’économie. En Côte d’Ivoire en 1926, on évoque un « régime de l’ordinaire en ce qui concerne l’alimentation » pour les malades des ambulances du service local. Dans le décret 940 de 1926, le régime alimentaire des personnes hospitalisées est bien connu grâce à des tableaux qui indiquent le contenu et les types de repas. Les Africain·e·s reçoivent quant à eux une ration composée d’aliments détaillés dans un tableau. Il est toutefois précisé que les Africain·e·s ayant un emploi administratif et des soldes coloniales supérieures à 6 000 francs, vont pouvoir bénéficier d’un régime alimentaire spécial, en tant qu’« indigènes améliorés mi-européens ». La hiérarchie sociale est donc également organisée selon le type et le contenu de repas des personnes malades et la référence est… l’Europe, pour ne pas dire la France.
L’article 7 présente les trois manières dont les malades sont admis à l’hôpital : i) à la charge de l’État (fonctionnaires et militaires, y compris africains); ii) à la charge des différents budgets de la colonie (fonctionnaires et militaires, y compris africains); iii) à leurs frais, confirmant donc cette l’existence de cette possibilité.
Plusieurs budgets de l’État sont mobilisés en fonction des malades : budget colonial, budget des pensions, budget de la Marine, budget de la Marine marchande ou budgets d’autres départements ministériels. Les budgets de la colonie doivent aussi prendre en charge « les indigents français n’ayant aucun répondant » (voir la question des indigent·e·s dans la seconde partie). Les malades à leurs frais, qui sont donc ceux et celles qui payent directement, sont considéré·e·s comme « les particuliers n’appartenant à aucune administration de la colonie ou de l’État ». Pour ces dernier·e·s, l’article 8 confirme le nécessaire paiement d’une provision de 30 jours d’hospitalisation, versée au moment de l’entrée. En plus des frais d’hospitalisation, ces particulier·e·s, sauf les Africain·e·s, doivent également payer le prix des interventions chirurgicales, des analyses et des examens de toute nature. Ainsi, il est mentionné le fait que « sont exonérés des frais d’intervention et examens divers les particuliers indigènes traités à leur charge dans les quartiers d’assistance des formations sanitaires du service général dans les établissements de l’A.M.I. » (décret 940, 1926, art. 8). Les malades africain·e·s hospitalisé·e·s à leurs frais ont donc un traitement particulier puisqu’ils et elles payent, comme les autres, les frais d’hospitalisation mais sont exonéré·e·s des frais d’intervention chirurgicale et autres examens.
L’arrêté du 3 mai 1926 présente ensuite les quatre différents types de tarifs de remboursement que les hôpitaux peuvent obtenir pour financer les hospitalisations. L’ensemble du calcul de ces tarifs est particulièrement complexe.
- Le tarif de l’État est calculé d’après le taux de la ration de vivre du soldat européen multiplié par un certain coefficient qui ne peut excéder trois. La référence est donc européenne. Cette ration de vivre comprend « la prime fixe d’ordinaire, l’indemnité représentative de vivre, et la prime éventuelle numéro un ». Nous n’avons pas trouvé d’information sur cette dernière prime.
- Le tarif ordinaire est calculé en fonction des résultats comptables du dernier exercice. Il provient d’un calcul en fonction des dépenses et des recettes réalisées au sein de l’établissement hospitalier. Les recettes mentionnent la présence des cessions diverses de l’établissement réalisées lors des consultations externes, les retenues sur la solde du personnel de santé nourri par l’établissement, les recettes relatives aux frais d’inhumation des transports et enfin, les sessions diverses de matériel et autre objet faites aux particulier·e·s ou à d’autres formations sanitaires. Ensuite, un poids relatif est imposé par l’administration pour chacune des catégories d’hospitalisation, ce qui constitue des coefficients à appliquer pour le calcul du prix de base. Les coefficients sont hiérarchiques : pour la première catégorie (2), la deuxième catégorie (1,5), la troisième catégorie (1), la quatrième catégorie (0,5), les enfants de moins de 12 ans (0,5). Cependant, « les enfants non sevrés et nourris par leur mère sont traités gratuitement lorsque cette dernière est également hospitalisée ». Ce sont notamment ces tarifs ordinaires qui s’appliquent aux particulier·e·s qui se prennent en charge, mais également à celles et ceux payé·e·s par les budgets municipaux. Une réduction de 30% sur ce tarif ordinaire est accordée aux membres « du clergé et aux missionnaires prenant à leur charge les frais d’hospitalisation ».
- Le tarif des marins de commerce est spécifique à cette catégorie de personnes.
- Le tarif d’assistance est quant à lui « réservé aux malades indigènes hospitalisés dans les quartiers d’assistance des formations sanitaires du service général ». Deux taux différents sont proposés : d’une part, un taux pour les Africain·e·s hospitalisé·e·s dans la quatrième catégorie; d’autre part, un taux inférieur, d’abord pour les Africain·e·s dont le salaire ne dépasse pas de plus de 25% le salaire minimum et, ensuite, pour les indigent·e·s. Indigent·e·s et « Indigènes » sont donc bien différencié·e·s dans ce document administratif mais ce tarif d’assistance concerne évidemment les indigent·e·s africain·e·s et non pas les indigent·e·s européen·ne·s. L’arrêté explique que ce tarif d’assistance est fixé par un arrêté du chef de la colonie. Il est calculé en fonction du prix de revient de la journée d’hospitalisation, donc du tarif ordinaire.
L’article 15 de l’arrêté confirme la possibilité de vendre aux particulier·e·s la réalisation d’analyses de laboratoire « à titre onéreux au profit du budget gestionnaire ». Il n’est donc pas prévu de ristournes pour le personnel ayant réalisé les analyses. Puis, on constate qu’il est autorisé de vendre des médicaments, des bains, des soins dentaires aux fonctionnaires ainsi qu’aux militaires et à leurs familles. Cependant, un service de consultation gratuit est mis en place pour ces dernier·e·s, dans la mesure où ils·elles montrent « un billet de leur médecin traitant ». Quant aux particulier·e·s, ils·elles peuvent aussi être admis·es à ces consultations, mais « contre paiement au profit du budget gestionnaire d’une taxe égale au tarif moyen local fixé par le lieutenant-gouverneur ».
En juillet 1926, le Gouverneur général de l’AOF, Alphonse Dirat, écrit à tous les lieutenant-gouverneurs (Sénégal, Guinée, Côte d’Ivoire, Dahomey) pour évoquer la disposition du décret d’avril 1926 à propos de la création de quartiers autonomes d’assistance médicale (indigène) dans les hôpitaux. Il les prévient, en partant de l’expérience en cours à l’Hôpital colonial de Saint-Louis, qu’il ne pense pas souhaitable que ces quartiers disposent d’une gestion parallèle à celle du service général. Mais ce qui est intéressant dans cette note, est qu’il propose d’instituer deux tarifs pour les malades de l’assistance, tous deux donnant lieu à des remboursements. Le premier est destiné aux « Indigènes de rang plus élevé » correspondant à la quatrième catégorie du service général et l’autre à une cinquième catégorie « propre à l’assistance avec ration simplifiée et tarif sensiblement inférieur à celui de la quatrième catégorie ». Enfin, le Gouverneur général Dirat précise qu’il « ne saurait y avoir aucun empêchement » pour que des « Indigènes » puissent être admis à leurs frais en première, deuxième et troisième catégorie, « à condition qu’ils offrent des garanties suffisantes de tenue, discrétion et propreté (sic) ». On comprend donc que les Africain·e·s ne peuvent accéder à ces catégories supérieures que s’ils et elles sont en mesure de payer, sinon ils et elles doivent rester en quatrième ou cinquième catégorie. Le Gouverneur précise en effet plus haut dans sa note que « ce qui est essentiel c’est que le quartier de l’assistance fonctionne complétement à part, que ses malades ne soient point mêlés (sic) avec ceux du service général pour la plupart européens ».
Le 1er novembre 1926, le ministre des Colonies écrit au Gouverneur général pour s’inquiéter de l’absence de reversement des cessions (vente des services et produits médicaux) « faites au service local au moment de la passation des établissements hospitaliers du service général sous l’autorité de l’administration locale ». Il évoque la somme de 135 000 francs et les prescriptions d’une dépêche du 21 avril 1926 explicitant que « le montant des cessions faites au service local doit être intégré par les soins du département, au titre des « reversements de fonds sur les dépenses du Ministère ». On comprend donc que le ministre s’inquiète que plusieurs mois après cette directive de reversement, rien n’ait été encore fait pour que ces cessions reviennent au ministère. Il écrit que cela peut être « préjudiciable ». Il explique que « le département ne peut connaître la véritable physionomie du chapitre 54 [du budget] et peut se trouver ainsi amené à demander au Parlement des crédits dépassant les besoins réels pour l’exercice 1926 ». Les cessions au budget local représentent donc des sommes suffisamment importantes pour qu’un ministre de la métropole s’en inquiète. Ainsi, le ministre des Colonies réclame que le directeur de l’intendance du groupe (AOF) lui adresse par « premier courrier, les pièces nécessaires à la réintégration par le département :
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des cessions de toute nature faites aux services locaux lors de la passation des hôpitaux à ces services – 1er mai 1926;
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des cessions de vivre et boni des masses;
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des cessions effectuées au fur et à mesure de la réception dans la colonie des envois faits par la métropole et parvenues dans la colonie après le 1er mai 1926 ».
Le rapport annuel de l’Inspection générale du service de santé de 1933 pour l’AOF explique que le budget colonial est devenu insuffisant après 1926, notamment dans la situation d’après-guerre, justifiant donc « la cession aux budgets locaux des colonies des formations sanitaires du service général ». Cela a été autorisé par la loi de finances du 13 juillet 1926. Puis le rapport loue les efforts budgétaires pour améliorer la qualité des services et précise, en oubliant de parler des populations locales, qu’« ils permettent d’assurer à la population européenne, en soins médicaux, l’équivalent de ce qu’elle pourrait trouver dans la métropole ».
À l’image de l’utilisation des ressources issues du paiement direct des patient·e·s dans les formations sanitaires, celle du budget général et de la manière dont il est utilisé à partir du basculement de 1926 pose des défis administratifs importants. La question de l’efficience de l’usage des ressources publiques est donc déjà une préoccupation bureaucratique qui va de pair avec la recherche d’économies, comme nous allons le voir maintenant.
- Voir la petite histoire de Dirat et des autres Gouverneurs coloniaux (Chambru & Viallet-Thévenin, 2019). ↵