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Préface

Mor NDAO

Par le passé, pendant la période coloniale, notamment au Sénégal, le projet de médicalisation des communautés nourrissait de grands espoirs et la médecine était couramment présentée comme la face positive de la colonisation. Des projets d’éradication des endémo-épidémies avec les campagnes d’immunisation de masse furent menées alors que sur le plan juridique une loi pour la protection de la santé publique fut adoptée dès 1904 et l’Assistance Médicale Indigène (AMI) mise en place en 1905. Malgré ces initiatives, consolidées par l’émergence de la médecine préventive et sociale à partir des années 1920 et de la médecine de masse après la Deuxième Guerre mondiale, force est de constater qu’au fil du temps, un basculement s’est opéré. Ainsi à « la santé pour tous », s’est progressivement substituée « la santé pour chacun·e » (à moins que ce ne soit « pour quelques-un·e·s »).

En dépit de nombreuses initiatives prises lors de la Conférence d’Alma Ata en 1978, de l’Initiative de Bamako de 1988 et de la déclinaison des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) en 2000, l’épineux problème de l’accès et de l’équité dans le domaine sanitaire se pose toujours avec acuité. Dans ce contexte, la place encore modeste offerte, dans les recherches, aux questions de la financiarisation de la santé au Sénégal justifie ce travail novateur du Professeur Valéry Ridde. Ainsi, en analysant une telle question, cet ouvrage aborde une thématique peu étudiée par la recherche. En effet, le déficit du financement des soins, outre les problèmes d’équipements sanitaires, du système d’information sanitaire et de qualification du personnel soignant, constitue l’un des défis majeurs du système de santé des pays africains. Le travail de Valéry Ridde est utile en ceci qu’il étudie un domaine jusque-là insuffisamment exploré, qui nous permet de mieux connaitre la question et, ce faisant, de mieux appréhender l’avenir.

L’ouvrage est structuré autour de six grandes parties. La première partie, consacrée au budget de la santé, présente le contexte global du financement du secteur de la santé et des infrastructures présentes. L’auteur passe en revue l’évolution du budget de la santé durant la période coloniale de 1880 à 1959, interroge les arbitrages, la distribution du budget par population, la répartition géographique. Ces comparaisons lui permettent de mettre l’accent sur la ligne de fracture, les disparités durant toute la période coloniale, entre le budget alloué à la santé et les besoins réels. Dans la deuxième partie, il est question des hôpitaux en nombre insuffisant et de leurs tarifications, des modifications budgétaires de 1926 dans un contexte d’ajustement et d’économie budgétaire. L’auteur analyse par ailleurs les tarifs, recettes et paiements de la patientèle dans les hôpitaux, sa prise en charge, les défis bureaucratiques des recouvrements, les arbitrages et impératifs des économies budgétaires, sans pour autant occulter la pratique privée du corps médical colonial et ses ristournes. Dans la troisième partie, l’auteur analyse, à travers le cas de l’Assistance Médicale Indigène (AMI), l’épineuse question de la gratuité dans un système sanitaire des moins reluisant. L’AMI, mise en place le 8 février 1905, constituait l’un des bras du projet de protection de la santé publique porté par la loi du 14 avril 1904. Cependant, en dépit de la gratuité des soins proclamée par l’AMI, force est de reconnaître que dans les faits, il en allait tout autrement. En effet, l’institutionnalisation d’une taxe d’hygiène et d’AMI remettait grandement en question la gratuité des soins affichée. À partir de 1930, la taxe d’hygiène annuelle était fixée à 10 francs alors que la contribution personnelle d’AMI variait de 4 à 8 francs en fonction des zones. L’avant-dernière partie est consacrée aux projets mutualistes. Face aux limites de l’AMI, l’idée d’une mutualité a été agitée à travers le premier congrès de la « Mutualité coloniale » à Alger et Tunis en 1905. Toutefois, l’Afrique-Occidentale française (AOF) fut peu concernée par le projet mutualiste de l’époque plus opérationnel en Afrique du Nord où il fut un véritable instrument de la colonisation. Il faut attendre la décennie 1910-20 pour voir apparaître les premières mutuelles au Sénégal et en AOF. La dernière partie explore la question de la financiarisation dans une perspective comparative. À partir des expériences menées dans la fédération de l’AOF, l’auteur compare les modalités de paiement, les ristournes au personnel de santé, les mécanismes de financiarisation identiques en dehors de l’AOF.

L’ouvrage de Valéry Ridde, d’une bonne facture scientifique, nous renseigne, à bien des égards, sur la financiarisation de la santé, le problème de l’accès et de l’équité en contexte colonial. Si l’équité peut être vue comme la reconnaissance des droits de toutes et tous, la question est de savoir si, dans le cadre du système de santé colonial, toutes les populations et toutes les régions bénéficient des mêmes droits et avantages. Analyser le problème de l’accès et de l’équité équivaudrait à poser la question du droit à la santé, des grandes inégalités non seulement à l’intérieur d’un même système mais devant la maladie et la mort. Dans tous les cas, l’analyse et l’évaluation des politiques sanitaires indiquent que le système de santé au Sénégal durant la colonisation, du reste discriminatoire, n’offrait pas un accès égal aux soins pour tou·te·s. Ce travail de recherche remarquable, conduit avec une rigueur méthodologique, pose clairement des problématiques novatrices, clarifie le cadre conceptuel, mobilise des techniques de recherche pertinentes, non sans privilégier une approche pluridisciplinaire et un croisement des sources.

Directeur de recherche à l’IRD (au laboratoire CEPED), ancien professeur agrégé de santé publique à l’École de santé publique de l’université de Montréal et titulaire d’une chaire de recherche en santé publique appliquée des Instituts de Recherche en Santé du Canada, Valéry Ridde ouvre, pour la recherche, des perspectives en mettant à la disposition du monde de la recherche, des connaissances importantes dans un domaine majeur sans la maîtrise duquel l’avenir de nos populations et de nos États risque d’être hasardeux.

 

Mor NDAO, Professeur Titulaire des Universités,

Inspecteur général de l’Éducation et de la Formation,

Directeur de l’École doctorale Études sur l’Homme et la Société ETHOS,

Université Cheikh Anta Diop de Dakar.