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Introduction de la quatrième partie

Que retenir?

Durant la période coloniale, les salaires et autres primes de « dépaysement » des médecins militaires et civil·e·s sont payés par l’administration coloniale. Ils servent souvent d’incitatifs à s’expatrier, comme c’est encore le cas. Mais face aux contraintes budgétaires, ces médecins ne sont pas en nombre suffisant pour répondre aux besoins sanitaires, la situation n’ayant guère changé aujourd’hui, puisque l’on manque toujours de personnel. Pourtant, les archives montrent que ces personnes ont une pratique privée au sein et en dehors des formations sanitaires publiques. L’administration coloniale va tardivement tenter de les réguler. On constate par ailleurs une grande diversité de ces pratiques selon le type d’établissement de santé, de professionnel·le et de lieu. Le personnel de santé africain fait face à de multiples défis pour obtenir ce même droit à une pratique privée rémunératrice. Dans les années 1950, des syndicats se plaignent. De plus, les praticien·ne·s coloniaux obtiennent des ristournes sur la vente de leurs actes médicaux exercés en plus de leurs activités de routine. Ces ristournes, dont le fonctionnement perdure, seront formalisées dans les années 1980, avec la généralisation du principe du recouvrement des coûts encouragé par l’OMS et l’UNICEF. L’administration publique tire aussi profit de cette pratique privée des médecins coloniaux, car elle reçoit une partie des sommes payées par les patient·e·s. Cependant, le personnel du secteur privé de la médecine (qui paie une patente), en émergence, se plaint de la concurrence déloyale de ces médecins coloniaux. L’ordre des médecins et l’administration coloniale font face à de nombreux défis pour réguler cette concurrence entre les praticien·ne·s libres et les médecins financé·e·s par le secteur public, à l’image de la situation actuelle au Sénégal.

En dehors des structures hospitalières, les médecins coloniaux (militaires ou civils) avaient une pratique clinique qui pouvait donner lieu à des rémunérations supplémentaires à leurs salaires. J’ai évoqué, dans la partie précédente, les primes distribuées aux matrones pour les inciter, dans le cadre de l’AMI, à collaborer avec les sage-femmes (sénégalaises ou françaises), ainsi que les primes proposées aux mères dans le cadre de la politique de natalité. À l’inverse, l’imposition d’amendes est une pratique classique de la santé publique coloniale et de sa police sanitaire, notamment pour le contrôle des épidémies. Le Gouverneur général Carde avait même évoqué « l’expulsion des étrangers » dans un décret de 1927 suivant l’idée d’une propagation des épidémies par les personnes venant de l’extérieur. Cette pratique perdure puisque récemment, des maternités du Sénégal ont imposé une amende aux mères ayant accouché à la maison.

Cette quatrième partie de l’ouvrage s’attarde sur la pratique privée des médecins coloniaux et africains et leurs ristournes. En 1930, le rapport d’une inspection de l’Hôpital principal note les défis de réguler la pratique privée des médecins payés par l’administration. Ce défi perdure aujourd’hui au Sénégal, ce qui a notamment donné lieu à la publication d’un arrêté le 18 novembre 2022 pour préciser les modalités d’utilisation des recettes générées par les activités des formations sanitaires. Ainsi, le personnel socio-sanitaire de la fonction publique a le droit de percevoir 20% de ristournes (dites « motivations ») sur les recettes nettes (plafonnées à 150 000 F CFA par personne), tandis que les agent·e·s de santé communautaire reçoivent 30% (plafonnées à 100 000 F CFA par personne). Aujourd’hui en France, les médecins qui ont une pratique privée dans les hôpitaux parisiens payent une redevance à l’hôpital (entre 15% et 60% du montant), selon un rapport de la Cour des comptes d’octobre 2023. En 2022, un document interne de l’Assistance publique des hôpitaux de Paris montre que cette redevance payée par les praticien·ne·s concerné·e·s rapporte 14,9 millions d’euros, confirmant donc l’intérêt de ce type de pratiques pour l’institution hospitalière. Les taux varient selon les services : 16% pour les consultations, 25% pour les actes de chirurgie, obstétriques ou les anesthésies, 60% pour les imageries, radiothérapies, de médecine nucléaire et biologie. Qu’en est-il durant la période coloniale, alors qu’aucune étude ne s’est encore penchée sur cette question?