Le premier congrès de la Mutualité coloniale (Alger et Tunis, 1905) et l’absence de l’AOF
Le premier congrès de la « Mutualité coloniale »[1] est organisé du 28 avril 1905 à Alger au 4 mai à Tunis par Octave Depont[2] (1906). Si ce congrès concerne uniquement « les pays de protectorat », notamment le Maroc et la Tunisie, précision que l’on ne retrouve pas souvent dans les autres sources, il est ouvert à « tous nos représentants dans nos colonies et nos pays de protectorat ». C’est lors du Congrès national tenu à Nantes en 1904 qu’a été émis le vœu qu’un congrès se tienne en Algérie en 1905, qu’il soit ouvert aux possessions d’outre-mer et que les « indigènes y [soient] représentés »… Et il semble qu’ils l’aient été par « des chefs distingués et dévoués à la France » (Depont, 1906). Mais on verra plus loin que ce n’est pas vraiment le cas pour les « chefs indigènes » de l’AOF qui n’avait pas dépêché de délégation à ce congrès.
Une réunion préparatoire, présidée par le sénateur Lourties, a lieu le 7 juillet 1904 au Musée social à Paris. Y participent Octave Depont, présenté comme le « promoteur du congrès », et le vice-président de la Chambre des députés et député d’Oran, Eugène Étienne, nommé président du comité pour les Colonies. Une seconde réunion préparatoire a lieu le 9 février 1905, toujours au Musée social. Lors de cette réunion, un rapport du Gouverneur général de l’AOF est lu, mais son contenu ne figure pas dans le compte rendu et je n’ai pas été en mesure de le retrouver. Il confirme, à tout le moins sur le plan discursif, « l’intérêt que prennent nos possessions d’outre-mer au Congrès de la Mutualité coloniale ». Trente-trois sociétés mutualistes locales (dont 22 d’Alger) participent à l’organisation du congrès et 33 mémoires sont rédigés pour la préparation de ce congrès dont certains provenant d’Afrique occidentale. Je n’ai pas pu non plus les retrouver[3].
Voyons maintenant comment ce congrès a été organisé, ce qui s’est passé et quelle place a été donnée à la mutualité en AOF.
Un envoyé spécial de L’Avenir de la mutualité[4], qui est aussi à l’origine de l’organisation du congrès, rédige un compte rendu détaillé de plusieurs pages de son voyage et des discussions sur les défis de la mutualité dans le train et le bateau, ainsi qu’à la « table mutualiste » lors des repas et de sa participation au Congrès. La municipalité d’Alger offre un « champagne d’honneur » le soir de l’arrivée des congressistes. Le ministre de l’Intérieur, M. Étienne, est du voyage ainsi que le sénateur Lourties et des représentants du ministère des Colonies. L’envoyé spécial note que dans la salle sont présents des mutualistes algériens, des représentants de la « mutualité franco-arabe d’Oran » et de la « mutualité indigène », mais aucune mention n’est faite de personnes venant de l’AOF. Dans son discours d’ouverture relaté dans l’article, M. Depont rappelle l’importance des « associations établies par les colons, l’heureuse concurrence faite par l’Administration aux institutions de mutualité indigène trop asservies à la puissance des marabouts », mettant ainsi en lumière l’opposition entre les deux approches sur laquelle nous allons revenir plus loin et qui rappelle aussi le combat de la médecine coloniale contre les tradipraticiens. Mais rien n’est dit sur la situation en AOF et ses éventuels systèmes de solidarité locaux. Cependant, l’un des congressistes, M. Mokdad Omar, propose d’organiser des conférences sur la mutualité dans les tribus « indigènes », reprenant les termes coloniaux, alors que la France cherche à les démanteler lors de sa conquête algérienne (Ben Hounet, 2007). Mais on peut imaginer que cela concerne le seul point de vue algérien et pas celui des territoires de l’AOF. Les deuxième et troisième journées du congrès sont dédiées à des travaux de différentes commissions[5]. Il est notamment discuté d’une proposition de M. Mokdad concernant l’octroi de subventions aux « Sociétés indigènes de prévoyance », mais on n’en sait pas plus. Puis la quatrième journée, un dimanche, ont lieu des visites et un banquet. Si je ne trouve jamais dans les sources documentaires d’indication sur le nombre de participants au congrès, le banquet aurait réuni 300 personnes[6] dont on ne sait si elles étaient toutes congressistes. La cinquième journée se déroule à Alger avec des séances plénières et l’adoption de vœux dont aucun ne concerne la mutualité pour les populations colonisées ou l’AOF. Les sixième et septième journées sont consacrées à voyager et aux débats à Tunis où les enjeux pour les populations locales ne sont pas abordés. À noter que tous les participants d’Alger ne semblent pas s’être déplacés jusqu’à Tunis pour cette fin de congrès. À la suite du congrès, L’Avenir de la mutualité publie, à partir du 2 septembre 1905, de courts articles sur les contenus présentés aux congressistes concernant la Nouvelle-Calédonie, l’Indochine, la Réunion et Madagascar. Aucun pays de l’AOF n’est évoqué dans ces articles, tant ces territoires ne semblent pas encore concernés par la mutualité à cette époque.
Lors du Congrès colonial français de 1905 qui s’est tenu à Paris, M. Gamard présente l’historique de la mutualité coloniale et relate le contenu du Congrès d’Alger. Il évoque l’existence des sociétés de secours mutuels en Algérie, fortes de 10 000 membres et générant 165 millions de francs de recettes (Worms, 1905). Il mentionne aussi la présence des « sociétés indigènes de prévoyance et de mutualité » sans donner aucune information chiffrée. En Tunisie, Malinas et Tostivint (1905) réalisent à la même époque une étude sur l’organisation d’une mutuelle coopérative de santé. L’estimation budgétaire se base sur une moyenne d’un médecin pour 16 000 personnes, alors qu’en France on a, d’après les auteurs, un médecin pour 6 000 habitant·e·s. Les « sujets » tunisiens seraient obligatoirement membres de la coopérative, tandis que les « sujets » non tunisiens devraient demander leur admission. Les indigent·e·s, dont la liste serait « annuellement dressée », seraient exonéré·e·s du paiement de la cotisation, confirmant les défis séculaires des systèmes non-contributifs. La cotisation dite « taxe de santé et d’hygiène publique » serait individuelle et obligatoire (fixée à 3,85 francs en territoire civil, 3,10 francs en territoire militaire et 3,40 francs en ville). Dans la troisième partie de cet ouvrage, à la suite de Touré (1991), j’ai montré que cette terminologie des taxes est aussi évoquée au Sénégal à propos de l’AMI, donc comme en Tunisie. De même, comme je l’ai analysé dans la quatrième partie pour les médecins coloniaux au Sénégal, ce projet de mutuelle en Tunisie prévoit d’allouer 50% des bénéfices de la vente des médicaments aux pharmaciens membres de la coopérative. Puis l’étude propose un budget de fonctionnement sur la base d’un groupement de 16 000 personnes, ce qui représente en Tunisie, 72 groupements ruraux. Aux cotisations obligatoires s’ajoutent les budgets des communes, des Habous (institution religieuse) et de l’État tunisien. Ainsi, les réflexions sur l’organisation des mutuelles de santé en Afrique du Nord et leur imbrication avec le système de soins sont déjà en place au tout début du 20ème siècle. Il faudra attendre 50 ans pour voir de telles réflexions en AOF de la part de l’administration coloniale, comme cela sera explicité plus loin dans le contexte de la Côte d’Ivoire.
La Fédération de la mutualité coloniale et des pays de protectorat basée à Paris organisera plusieurs congrès[7] après celui d’Alger, comme le 6ème congrès organisé en septembre 1931 à Paris (en même temps que l’exposition coloniale internationale). Le 2ème congrès organisé à Oran est annoncé comme un succès[8], sans que le secteur de la santé ne soit évoqué. Je n’ai pas trouvé de mention de la présence de personnes venant de l’AOF à tous ces congrès. L’évocation de la situation dans ces pays est parfois présente mais de manière très rudimentaire et surtout basée sur quelques réponses de l’administration à un questionnaire envoyé préalablement. La présence de congressistes des « colonies lointaines » est parfois notée, en dehors de celles de l’Afrique du Nord, mais toujours sans plus de précisions[9].
La Fédération de la mutualité coloniale et des pays de protectorat (dont le Président est M. Robert David) a mis fin à son existence après 22 années d’existence, le 1er janvier 1930. Le compte-rendu du 6ème congrès de la Mutualité de 1931 évoque plusieurs raisons à cette cessation. D’abord, « l’éloignement ne permettait pas un contrôle suffisant, dans certaines colonies, des abus, des malversations même, furent commis ». Ensuite « nombreux furent les mutualistes coloniaux qui confondirent cette société avec les sociétés financières » et enfin, cela relevait du défi d’exercer une influence auprès des dirigeants des sociétés de secours mutuels compte tendu du « vaste Empire colonial de la France, épars sur toute la surface du globe » (Gamard, 1931). Le constat semble amer, si l’on reprend les mots de Georges Mahieu, rapporteur de la section consacrée à la mutualité d’adultes : « au risque de nous répéter, nous sommes obligés de constater que la Mutualité coloniale, à de rares exception près, semble marquer le pas ». Alors que la colonisation française est à son apogée dans l’entre-deux-guerres, la Fédération de la mutualité coloniale et son bulletin disparaissent, laissant penser que l’idée des sociétés de secours dans les territoires colonisés peine à s’affirmer.
Avant d’évoquer en détail la place de la mutualité dans le processus colonial, à titre d’illustration de la place des « autochtones » (voir l’encadré 19 sur leur place dans la gouvernance des mutuelles), il est utile de noter que le comité local d’organisation du Congrès d’Alger en 1905 est composé de 13 personnes dont aucune n’a un patronyme algérien, même si deux d’entre elles président une société de secours mutuels en Algérie. Il en est de même pour les membres du comité de patronage qui comprend cependant un député (français) de l’Indochine. Les « chefs arabes » sont quant à eux autorisés à faire de la figuration sur le ponton à l’arrivée du bateau de Marseille avec les participants au Congrès de 1905.
À ce stade de l’analyse, il devient utile de mieux décrire le long processus de développement du milieu mutualiste dans les colonies françaises, afin de montrer combien il s’inscrit dans le processus colonial tout en se concentrant essentiellement sur l’Afrique du Nord, mettant ainsi de côté les territoires de l’AOF.
- Son organisation figure dans l’Almanach des mutualistes de 1906 à la rubrique des « éphémérides mutualistes ». ↵
- Qui en 1905 est aussi sous-préfet de Mauléon (puis d’Arcis-sur-Aube en 1906), secrétaire général du Congrès de la Mutualité d’Alger et vice-président de la 14ème section (« Assistance, prévoyance, mutualités coloniales, retraites ») du Congrès colonial français. ↵
- Le Bulletin de la société de mutualité coloniale (qui a cessé sa parution avant 1930, faute d’abonnements payés par les sociétés de secours mutuels (6ème congrès tenu à Paris en 1931)), La Colonisation française évoque le congrès dans son numéro de février 1905, en reprenant simplement l’article de Depont publié dans L’Avenir de la mutualité, le 7 janvier 1905. ↵
- Numéro 93 du 6 mai 1905. ↵
- i) Développement des sociétés existantes et création d'organismes mutualistes nouveaux; ii) Extension de nos moyens de colonisation par le Crédit Mutuel; iii) Commission pour l'amélioration des conditions morales et matérielles des populations indigènes; iv) Organisation de la Mutualité militaire coloniale; v) Commission des vœux. ↵
- L'Avenir de la mutualité, 31 mai 1905. ↵
- Le 1er congrès a eu lieu à Alger (1905), le 2ème à Oran (1909), le 3ème à Constantine (1911), le 4ème à Tunis (1923) et le 5ème à Rabat (1927). ↵
- Mutualité coloniale, 10 mai 1909. ↵
- Revue de la solidarité sociale, 1911. ↵