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Une financiarisation semblable en dehors de l’AOF

À l’aide de quelques exemples tirés de pays en dehors de l’AOF, il s’agit de montrer succinctement, dans ce dernier chapitre, la diffusion mondiale de cette financiarisation.

En ce qui concerne le paiement des soins par les patient·e·s, un article sur la situation des services sanitaires en Indochine en 1911 est particulièrement intéressant pour montrer la permanence des idées reçues. En effet, l’Hôpital de Hai-Duong compte 64 lits, mais un hôpital payant y a été ouvert en 1911 avec 15 chambres à deux lits pouvant donc accueillir 30 malades (Clarac, 1913). Cependant, l’auteur se plaint car « les Annamites hospitalisés à leurs frais ne se soumettent pas volontiers à l’obligation de partager la chambre qu’ils occupent avec un autre malade » (p. 610). Le manque à gagner permet de réfléchir à l’élévation de « demi-cloison au milieu de chaque chambre, de façon à séparer les deux occupants » (p. 610). Par ailleurs, le prix de remboursement de la journée était jugé trop faible (0,60 piastre) car les « indigènes hospitalisés étaient très exigeants pour la nourriture comme pour les soins ». Le Résident chef de la province décide d’augmenter le remboursement à trois piastres pour la première classe et deux piastres pour la deuxième. Cependant,

cette augmentation est trop forte : on a voulu faire rembourser par le malade, non seulement la nourriture, mais encore les médicaments et les objets de pansement, faire entrer en ligne de compte une partie de la solde du personnel, tant européen qu’indigène, et prévoir même une petite somme pour l’entretien et le remplacement du matériel.

Le résultat n’a pas tardé à se faire sentir : les malades ne sont plus venus à l’hôpital payant. Il y aurait donc lieu, à mon avis, de diminuer les prix. L’hôpital payant remplirait mieux son but, qui est d’attirer à nous la classe aisée de la population indigène, qui, jusqu’à présent, s’est montrée la plus rebelle à notre influence médicale.

On réaliserait, par la mise en adjudication de la nourriture des malades, une notable économie de la solde des gens de service employés à la cuisine, et on arriverait à contenter plus aisément les exigences des malades payants. (p. 611)

Et dans le prolongement des préjugés selon lesquels la gratuité des soins entraînerait des abus (Ridde, Queuille & Ndour, 2014), le même docteur Clarac avance que :

Les consultations gratuites augmentent chaque année et avec elles la consommation des médicaments. Il importe de se rendre compte si ces consultations ne gagneraient pas à être réglementées; beaucoup de malades ne suivent pas le traitement jusqu’à guérison et consomment ainsi des médicaments inutilement. Des consultations payantes et des salles payantes pour l’hospitalisation des gens aisés seront créées dans toutes les formations sanitaires de l’Assistance; il faut prévoir des prix différents et en rapport avec la fortune des habitants. (p. 605).

Ou encore :

Cela tient peut-être à une mauvaise organisation. Gratuites, ces consultations auraient dû rester réservées rigoureusement aux indigents; elles sont au contraire encombrées de gens qui n’hésitent pas cependant à dépenser beaucoup chez les droguistes chinois et indigènes. Nous voyant distribuer gratuitement ces médicaments, l’indigène se figure qu’ils ne coûtent rien et ne guérissent que par hasard. De la patience admirable déployée par nos médecins à ces séances fatigantes, il ne tient pas compte. (p. 633)

Et la solution est toute trouvée : « Il faudrait donc modifier ces consultations, les donner aux gens aisés à titre onéreux à des heures et en une salle différente de celles réservées aux consultations des indigents, qui doivent rester gratuites » (Clarac, 1913 : 633-634).

Au Congo belge, en 1922, les médecins qui ne peuvent « bénéficier de clientèle privée » reçoivent une « allocation de charge » comprise entre 3 000 et 5 000 francs (Bulletin du Comité d’études historiques et scientifiques de l’Afrique occidentale française, 1923, 1, janvier-mars). À cette même date, le docteur Nogue, dans son article du même bulletin, relate une « caractéristique curieuse » du fonctionnement des hôpitaux en Angola. Les malades qui ne sont pas pris en charge par l’AMI doivent payer la nourriture et le logement à l’hôpital, mais aussi 30% de cette somme comme « émoluments du médecin et du pharmacien ». Dans les années 1930, dans la province de l’Équateur (le Congo colonial), des injections de « néosalvarsan » sont disponibles pour lutter contre la syphilis. Mais le traitement n’est pas gratuit, limitant ainsi son efficacité de santé publique pour les patient·e·s ne pouvant se payer les deux cures de sept injections. Plus tard, lorsque les sulfamides arrivent en 1944, les personnes malades qui se cachaient peuvent, si elles ont la capacité de payer, obtenir des traitements qui les soignent en trois jours. De plus, avec la présence de plus en plus grande des traitements, c’est la question du paiement qui se pose. Certains médecins pensent que le niveau de vie des Congolais s’étant amélioré, ils peuvent payer. En outre, un marché noir du médicament traitant la blennorragie se développe comme les employés des planteurs à qui ces derniers leur distribuent des médicaments qu’ils revendent. Une économie parallèle des médicaments s’organise, en marge de la campagne de lutte contre la blennorragie (Hunt, 2024).

À Madagascar, Rousseau (1929) explique sans donner de détail que les sérums et les vaccins sont « cédés aux services et aux particuliers pour le compte du budget local selon les règlements en vigueur », ce qui laisse donc croire que le paiement par les particulier·e·s existait aussi dans cette colonie. Au Cameroun, le compte rendu général du 6ème Congrès de la mutualité coloniale tenu à Paris du 28 au 30 septembre 1931 montre que l’arrêté du 8 décembre 1921 a statué sur l’assistance médicale gratuite pour les indigènes. Le financement de cette gratuité provient d’une taxe additionnelle à l’impôt de capitalisation dont sont exemptés les fonctionnaires et agents « indigènes », qu’ils soient cadres réguliers ou employés contractuels. En 1934, dans le contexte de la protection de la maternité et de l’enfance, « tous les médicaments et pansements nécessités par les nombreuses consultations sont distribués gratuitement au compte du budget de l’Assistance médicale indigène. »[1]

En AEF, le gouverneur général fixe lui aussi les tarifs de remboursement. Par exemple en 1931, le prix de base de la journée d’hôpital est fixé à 40 francs et de 5 françs pour les « indigènes » qui fréquent les postes médicaux. La catégorie des « particuliers traités à leurs frais » est aussi présente dans cet arrêté de 1931.

En Afrique du Sud, un groupe de médecins radicaux (MASA), bien que s’inscrivant dans une approche de « socialized medicine » (médecine sociale), s’est opposé à une réforme d’ampleur du système de santé dans les années 1940 (voir le rapport Gluckman de 1944. inspiré du célèbre rapport Beveridge de 1942, donnant naissance au système de santé britannique et ayant inspiré de nombreux pays). Il souhaitait conserver son droit à la pratique privée de la médecine, prépondérant à l’époque. Ces médecins souhaitaient aussi limiter les soins curatifs dans les centres de santé aux plus pauvres et refusaient l’instauration de la gratuité des soins hospitaliers (Whyle & Olivier, 2023). En Ouganda, dès 1890, le docteur Wright est le premier à constater la présence du paiement des médicaments. Il fait payer dix cauris, soit l’équivalent de dix centimes aux locaux. Les auteurs de l’étude historique estiment que c’est l’origine du paiement direct dans le pays (WHO, 2023).

Au Gabon, début 1949, il existe cinq catégories mais dans la dernière, on constate des prix différents pour les indigent·e·s entre les formations sanitaires de Libreville et Fort-Gentil (100 francs) et celles ailleurs sur le territoire (60 francs). Les militaires africains sont en quatrième catégorie (200 francs), alors que les officiers en première (800 francs). En revanche, montrant donc une certaine disparité des pratiques, le chef du territoire de l’Oubangui-Chari, dans son arrêté 383 de 1951, précise que les bénéficiaires de l’assistance médicale en quatrième catégorie ne font pas l’objet de remboursement. Le mot « GRATUIT » est écrit en majuscule. On remarque aussi que les PALF sont indiqués pour les trois premières catégories de 1 000 à 290 francs, mais pas la quatrième. Dans les hôpitaux de Douala et Yaoundé en 1950, on constate que les Européen·ne·s sont en première ou deuxième catégorie (750 ou 600 francs), tandis que les Africain·e·s sont en première, deuxième ou troisième catégorie, mais à des tarifs plus bas (350, 180 et 110 francs). Les « chefs indigènes » sont en première catégorie et les bénéficiaires de l’AMI en troisième catégorie donnant droit à un remboursement de 110 francs.

Avant de terminer par l’Algérie, deux petits détours géographiques s’imposent, d’abord vers les Nouvelles-Hébrides, puis vers la Guyane. La première est une colonie franco-britannique, car, en restant dans le giron colonial français mais au Pacifique où le principe des PALF était aussi appliqué, Amigues (1907) explique comment au début du 20ème siècle, le recouvrement des coûts était déjà en place dans l’organisation des services médicaux tenus par les Français. Mais pour les services médicaux tenus par les Anglais, il explique que ces derniers ayant « plus de capitaux », les « malades [étaient] traités gratuitement », y compris pour l’accès aux médicaments. Comme ailleurs dans les territoires coloniaux, l’aide-major de première classe, le docteur Amigues, regrette « que le médecin n’ait pas plus de ressources à sa disposition », surtout qu’il semble seul. Et il conclut son article en suggérant qu’il « faudrait en outre que l’installation hospitalière fût moins rudimentaire et que les crédits alloués fussent plus élevés, afin de pouvoir traiter gratuitement les colons pauvres et les indigènes ».

En 1910, mais dans le contexte colonial anglais, le docteur Milroy se plaint auprès du secrétaire d’État aux colonies des faibles moyens des services de santé et que l’on a laissé mourir les habitant·e·s par pure négligence en Jamaïque (Downs, 2022). Le rapport d’un article, publié en 1926 par Sir Edgard Thornton et commenté dans les Annales de médecine et de pharmacie coloniales, note que la France aurait réalisé un tiers des dépenses de l’Angleterre pour le secteur de la santé dans ses colonies, ce qui laisse songeur…

En Guyane, à la même période, un médecin lieutenant-colonel émet une hypothèse que l’on retrouve encore débattue aujourd’hui dans la lutte contre les épidémies :

Les affections vénériennes ont été moins fréquentes à la Guyane, en 1929, que pendant les quatre années précédentes. II est possible que les soins gratuits […] aient contribué à cette diminution. De même la distribution gratuite de gélotubes en grande quantité. (Ledentu, 1931 : 815)

Enfin à Nouméa, on affirme que « la gratuité des examens de selles a permis à la population nouméenne d’en tirer le plus grand bénéfice » (Hermant, 1931 : 70).

En Afrique du Nord[2], où la colonisation française est plus ancienne et le statut de l’Algérie différent de celui des pays de l’AOF, Clark (2021) propose une analyse originale qui confirme de nombreux points mis en avant dans cet ouvrage. D’abord, la discrimination (raciale et religieuse) se confirme dans la prise en charge des « autochtones », avec des formations sanitaires et des remboursements des prix à la journée différents. Comme en Afrique de l’Ouest, les indigent·e·s sont a priori exempté·e·s du paiement des soins, mais les archives montrent les barrières administratives de l’application de cette exemption, constatées encore aujourd’hui en Afrique (Ridde & Jacob, 2013). Ensuite, l’assistance médicale pour ces personnes est bien en deçà de leurs besoins et le manque de financement très important. Ainsi, le pouvoir colonial cherche-t-il à lever des taxes localement pour payer de maigres services à la population. Clark (2021) estime qu’en 1900, moins de 0,003% de la population est soignée dans les hôpitaux algériens alors que sa contribution financière représente un quart des dépenses de santé annuelles. De plus, si les taxes levées sont très injustes, leur utilisation est opaque et même parfois détournée (à l’origine prévue pour les indigent·e·s), à tel point que la Cour des comptes réalise des audits pendant plusieurs années et déclare la taxe sur les fêtes (notamment sur les mariages) illégale en 1921. Enfin, dans la permanence des instruments, il est intéressant de noter que le concept de « centime additionnel » ajouté aux impôts des populations en Algérie au début du 20ème siècle a été repris en Afrique de l’Ouest par des ONG comme au Niger, pour trouver des ressources supplémentaires afin de financer le transport des malades (Barro, Barroy, Djibo, Hercot & Ridde, 2013; Diarra, 2013), dans un contexte contemporain de politique d’exemption du paiement des soins… sous-financée par l’État et dédaignée par ses partenaires techniques et financiers. Au Maroc voisin, un essai historique rédigé par un médecin confirme cette analyse. Il montre la place de la médecine et des médecins dans l’entreprise coloniale, le manque de ressources dévolues à la santé des habitant·e·s (l’apport des groupes sanitaires mobiles est jugé très milité, faute de moyens en dehors des campagnes de vaccination), une médecine moderne réservée aux seuls médecins français et la présence ancienne d’une pratique privée.

Cette partie ayant permis une comparaison internationale pour montrer la diffusion des pratiques coloniales de la financiarisation des soins, notamment dans les pays de l’Empire français, la conclusion de l’ouvrage confirme leur présence, encore actuellement.


  1. Annale de médecine et de pharmacie, 1936, no34.
  2. À Tanger, au Maroc, le premier hôpital est inauguré en 1904, afin de « fournir une assistance médicale et caritative aux Juifs qui ne pouvaient supporter le coût de la médecine privée et accessoirement, aux Musulmans pauvres » (Sadiki, 2021 : 41).