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Le long processus de développement de la mutualité dans les colonies

Il n’est pas évident de disposer de données statistiques claires, au-delà des archives coloniales, pour remonter le temps du développement des mutuelles dans les territoires colonisés par la France.

Les premières sociétés datent de 1854 à Alger. En 1860, Depont (1906) estime à 12 le nombre d’« associations de secours mutuels » en Algérie, pour atteindre 69 en 1901, alors qu’un article du 20 août 1904 en évoque 72 (en plus de 128 sociétés « indigènes » en 1901 et 166 en 1903), confirmant le défi de l’exactitude des sources. Ces associations ont ainsi, à cette époque, 7 774 membres participant·e·s et 1 255 membres honoraires pour un fonds de réserve de 356 750 francs. On comprend qu’elles servent surtout à donner des pensions. Mais en 1901, elles ont payé des indemnités journalières de maladie (2 500 colons ont obtenu 15 000 francs), des frais pharmaceutiques (28 000 francs), des honoraires médicaux (27 000 francs), des frais de secours aux malades, vieillards, veuves ou orphelins (5 000 francs) et des frais de funérailles (6 000 francs pour 68 membres décédé·e·s). À la suite de ce succès, le mouvement cherche à s’étendre à la Tunisie qui semble encore dépourvue de telles sociétés de secours mutuels au tout début du 20ème siècle. Mais on n’évoque pas l’AOF, pas plus que le Congrès international provisoire de la mutualité d’août 1905 et le projet de Fédération internationale de la mutualité, qui semblent réservés à d’autres pays que ceux du continent africain (Danemark, États-Unis d’Amérique, Luxembourg, Italie, Autriche-Hongrie, Belgique, Argentine, Mexique, Russie, Angleterre, Suisse).

En 1901, le Guide manuel de la mutualité française (dont L’Avenir de la mutualité fait souvent la publicité) est rédigé par Jean Hébrard. Il propose un très court inventaire des sociétés de secours mutuels dans les colonies : 72 en Algérie (7 656 membres, 55 sociétés ont été subventionnées par le budget spécial de l’Algérie pour 4 984 francs), deux en Nouvelle-Calédonie (233 membres), une en Tunisie, 19 à La Réunion et peut-être une en Indochine (Hébrard, 1904). Depont (1906) consacre douze pages de son livre à la mutualité en « Afrique occidentale »[1] et cinq à Madagascar[2] où aucune société de secours mutuels n’a été identifiée. Il reprend par ailleurs les mots du Gouverneur général Roume selon lequel, dans son rapport préparatoire au 1er congrès, les « possessions de l’Ouest africain sont restées, jusqu’à ce jour, étrangères au grand mouvement mutualiste de la métropole ».

En dehors de l’Algérie et de la Tunisie, le sénateur Victor Lourties, mentionné précédemment, évoque uniquement les cas de l’Indochine et de la Nouvelle-Calédonie où l’on trouve des sociétés de secours mutuels « dans les pays les plus lointains de notre empire colonial » (Depont, 1906). Il n’évoque aucun pays de l’Afrique de l’Ouest.

En 1906, dans son numéro de juillet, La Colonisation française publie un article sur le Congrès colonial français organisé à Paris en 1905 lors duquel la question de la mutualité a été abordée. On y évoque des développements dans quelques colonies (La Réunion, Guyane, Nouvelle-Calédonie) mais jamais en AOF.

Depont (1906) nous apprend, au détour d’une phrase, qu’une société de secours mutuels est en cours de formation en 1905 à Dakar, destinée aux instituteurs qui seraient les « meilleurs apôtres de la mutualité »[3]. En effet, Depont a publié en 1904 quelques feuilles dans ce même journal bordelais consacré à la Mutualité, reprises dans son ouvrage de 1906. Le 25 novembre 1905, L’Avenir de la mutualité publie un des rares articles concernant la mutualité coloniale en AOF. L’article sera repris comme un chapitre publié par Depont dans son ouvrage de 1906, dans lequel il évoque le rôle des instituteurs et reprend le discours de Roume affirmant que l’Ouest africain est étranger aux « grands mouvements mutualistes de la métropole ». Depont reprend l’explication de Roume sur cette absence liée à « l’état encore rudimentaire au point de vue du progrès social des territoires », confirmant donc qu’à ce stade de l’entreprise coloniale française, l’amélioration des conditions de vie des populations n’a pas été une priorité.

Lors du Congrès colonial de 1906, Gamard reprend l’histoire des sociétés mutuelles aux colonies (Worms, 1907). Cette fois-ci, il donne un peu plus d’informations sur les « sociétés indigènes de prévoyance »[4], de secours et de prêts mutuels créées par la loi du 14 avril 1893. Ces informations détaillées concernent l’Algérie, car Gamard reste très superficiel pour la situation dans les autres territoires. Il évoque plus de cent sociétés (une dans chaque commune mixte et plusieurs dans les communes de plein exercice) dont 17 scolaires pour 15 000 membres. Il précise que l’objectif des sociétés indigènes vise à mettre « les indigènes à l’abri du fléau de l’usure ». Au 30 septembre 1904, ces sociétés auraient reçu 450 104 adhésions pour un capital de 12 742 520 francs. Il note aussi que le ministre des Colonies recommandait de telles associations aux Gouverneurs de la « côte occidentale l’Afrique » (sic). Pour le reste, Gamard évoque cinq « groupes en Tunisie » pour 2 600 membres et deux à Madagascar dont une désignée comme « société de secours aux Malgaches » basée à Tananarive. Aucune information n’est fournie pour l’AOF et la société en cours de création au Sénégal n’est plus évoquée. Dans la suite des informations données par Gamard, on comprend que l’Algérie dispose de deux délégués au Conseil supérieur de la Mutualité, alors que cela ne semble pas le cas pour les autres territoires colonisés. Ainsi, le Congrès colonial de 1905 a souhaité la création d’un comité permanent de la mutuelle coloniale pour que des relations soit mieux établies avec « nos colonies et pays de protectorat ».

Ce comité est créé et se réunit pour la première fois le 28 décembre 1905 au Musée social. Gamard en est le président[5]. Il écrit que le comité comprend une soixantaine de sociétés adhérentes représentant plus de 30 000 membres mais il ne donne aucune précision sur les territoires de ces sociétés. Enfin, la 14ème section (mutualité, retraites) du Congrès colonial note que « ce n’est pas seulement parmi les colons que nous trouvons des mutualistes, il y en a parmi les indigènes eux-mêmes, et quels sont ces indigènes? ». Mais aucune réponse n’est donnée à cette question et seul l’exemple des « Kanaks » (dont une expérience a été présentée par M. Reverchon) est mentionné, mais ils seraient « mutualistes sans le savoir ». Ainsi, la section formule le vœu : « que la mutualité ne soit jamais une contrainte; que l’on répande, par tous les moyens possibles, l’instruction chez les indigènes, afin de développer en eux les principes de mutualité ». La mutualité continue donc de verser dans le colonialisme. Et, plus tard, lorsqu’est évoquée la mutualité indigène lors du 3ème Congrès de la mutualité coloniale, Gamard (1911) explique qu’« on s’est préoccupé de l’amélioration intellectuelle et morale de nos sujets », s’inscrivant ainsi dans la continuité du discours raciste et colonialiste analysé précédemment.

À l’occasion du Congrès colonial de 1907, Gamard continue d’évoquer le développement de la mutualité en Algérie, évoquant plus d’une centaine de sociétés de secours mutuels et 186 sociétés indigènes de prévoyance, de secours et de prêts mutuels. Mais aucune information supplémentaire n’est donnée concernant l’AOF (Worms, 1908). En avril 1909 se tient le Congrès de la mutualité coloniale à Oran et un article signé toujours de Gamard dans le Bulletin (annuel) des sociétés de secours mutuels en relate les débats. On y évoque encore l’Algérie, l’Indochine mais toujours pas l’AOF, même si on mentionne le fait que depuis le Congrès d’Alger, « la mutualité indigène [a] été organisée en Afrique-Occidentale », sans donner plus d’explications. L’auteur explique aussi qu’en AOF, on retrouve surtout des sociétés de prévoyance, comme en Algérie, mais qu’elles permettent aussi des prêts pour les récoltes, les silos et les greniers de réserves.

Comme un clin d’œil à l’actualité contemporaine au Sénégal (qui se lance dans la départementalisation des mutuelles depuis 2022), le Congrès de Nantes[6] en 1904 propose que « l’union départementale [soit] fixée comme la base nécessaire de toute l’organisation mutualiste ». Bien que leur organisation soit « encore bien défectueuse », ces unions départementales sont déjà en place en Algérie, à La Réunion, en Martinique et en Guadeloupe. L’application de la loi de 1898 dans les territoires colonisés ne semble pas évidente (encadré 19) et on réclame des adaptations et le soin de laisser aux autorités locales d’apprécier ces questions. Enfin, sont mises en avant les actions de prévention que la mutualité doit organiser :

On a dit avec raison : « soigner est bien, préserver est mieux ». Et la mutualité s’oriente résolument dans cette voie. Elle estime que répondre aux besoins sociaux actuels, le service de prévoyance doit être doublé du service d’assistance préventive. Dans ce système on n’attend pas que la maladie se soit abattue sur le sociétaire, on prend l’offensive pour éviter son éclosion et comme les maladies sont une lourde charge pour les caisses mutualistes c’est faire à la fois une œuvre humanitaire et une excellente opération que de les dépister.

Mais qu’en est-il dans l’AOF et notamment au Sénégal?


  1. Dont quatre pages à L’Œuvre des tombes… société (régionale) visant à entretenir les tombes des soldats français morts en Afrique. L’adhésion était proportionnelle au grade, soit une cotisation trimestrielle de 0,05 F pour un soldat à 5 F pour un général. Cela est présenté comme un début de mutualité dans l’armée.
  2. La moitié des Français·es à Madagascar étant née à La Réunion (la Société ouvrière (assistance mutuelle) est fondée en 1848), on caresse l’espoir que leur expérience mutualiste va être importée. À La Réunion, on envisage le principe d’une réduction des tarifs pour les mutualités en cas d’hospitalisation.
  3. Texte et devise de son livre repris d’un de ses articles de L’Avenir de la mutualité.
  4. Associations obligatoires, administrées par l’État, financées par l’impôt et venant en aide aux populations locales en cas d’aléas agricoles (Peyssonnerie, 1923). Elles datent de 1910 pour l’AOF et sont centrées sur les besoins alimentaires en période de disette (Develtere, 1998).
  5. Il est aussi Président de la Fédération des mutualités coloniales… qui est peut-être la même institution.
  6. La Mutualité organiserait un congrès national tous les 3 ans depuis 1883 selon L'Avenir de la Mutualité du 22 octobre 1904.