Main Body
21 Irène Frachon, médecin (1963-)
Héloïse Kermarrec
La docteur Irène Frachon est une femme à l’allure classique qui pourrait passer relativement inaperçue. Elle se décrit elle-même comme « grande gueule, bavarde, bordélique ». C’est pourtant cette médecin française qui s’est retrouvée à la une de tous les médias en 2010 pour son rôle majeur dans un des plus gros scandales biomédical et pharmaceutique du 21e siècle. « Je suis quelqu’un de très ordinaire qui s’est retrouvé embarquée dans une histoire extraordinaire », résume-t-elle, aujourd’hui. Elle n’a fait, selon elle, que son travail de médecin.
Le Mediator
La docteur Irène Frachon est une pneumologue française, mère de quatre enfants, qui menait une existence paisible en Bretagne, à Brest, où elle exerce au Centre hospitalier universitaire. Un soir de 2007, un de ses collègues cardiologues l’appela pour lui parler d’une patiente diabétique.
Elle n’allait pas bien, elle avait des lésions valvulaires, cela me faisait penser à ces patients qui avaient pris de l’Isoméride (un coupe-faim des laboratoires Servier, interdit en 1997) et quand j’ai demandé ce qu’elle prenait, mon collègue a juste lâché : « Du Médiator ».
Le Mediator est un médicament coupe-faim produit par les laboratoires Servier depuis les années 1970 et largement prescrit depuis les années 1990. Irène Frachon décida alors de se renseigner et découvrit que la France était, en 2007, l’un des derniers pays au monde où le Mediator était encore autorisé. Elle s’interrogea, tenta des recoupements. Pendant l’hiver 2009, elle se pencha à nouveau sur des dossiers de valvulopathies, cherchant des liens avec le Mediator. Le premier cas décelé sur une patiente prenant le médicament remontait à 1997. Les dossiers présentant des similitudes s’accumulèrent.
J’ai d’abord cru à une erreur. C’était dingue. Comme un nez au milieu de la figure que l’on ne voyait pas.
Lanceuse d’alerte
Irène Frachon alerta alors l’Afssaps (Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé), mais elle obtint peu de réactions. Elle monta par elle-même une étude témoin, révélant un risque très élevé de valvulopathie chez les personnes ayant pris du Mediator.
Les laboratoires Servier eurent vent de ses recherches. Ils tentèrent alors d’attaquer sa crédibilité, remettant en cause son intégrité et sa légitimité scientifique. Elle fit profil bas pour se protéger et continua à accumuler les preuves, mettant à jour une longue série de connivences entre experts et industriels.
L’Afssaps prit son temps pour réagir. Il fallut attendre le 25 novembre 2009 pour que l’autorisation de la mise en marché du Mediator soit suspendue par l’agence. À ce moment-là, plus de 300 000 patients consommaient ce produit.
Les médias lui ont souvent demandé ce qui l’avait motivé à se dresser, seule, contre un groupe aussi puissant que Servier, fleuron de l’industrie pharmaceutique française.
Mon unique motivation est la révolte suscitée par l’injustice que j’ai découverte, un peu par hasard. Toutes ces vies sacrifiées. J’ai pensé qu’il était de mon devoir de citoyen de témoigner. Et pourtant, certains continuent à se demander ce qui fait courir le Dr Frachon. L’argent? La notoriété? Des ambitions politiques? Des ententes secrètes avec des concurrents de Servier? Cela en dit long sur le cynisme de notre époque. Bien sûr, c’est gratifiant de se sentir utile, mais je ne nourris pas une ambition de carrière.
Elle rectifie aussi une croyance erronée.
Je n’ai jamais été seule. Par mon caractère, j’ai une capacité à fédérer. Je porte ce combat, je l’incarne mais j’ai trouvé le soutien de mes collègues du CHU de Brest, de mon éditeur, et de tant d’autres. C’est mon côté chef de bande .
Le reste semble une affaire de passion pour la médecine et de ténacité.
Je ne suis pas une militante née. Je pense que mon refus de la compromission vient de la manière dont j’ai été éduquée, des principes que ma famille m’a transmis.
Y compris les principes religieux.
Il y a une tradition de résistance très forte chez les protestants. Et les chrétiens disent que notre place est auprès des plus faibles.
Un livre retentissant
L’histoire ne s’arrêta pas fin 2009. Le combat d’Irène Frachon ne faisait que commencer.
Je n’ai aucune vocation à être une redresseuse de torts, mais j’ai vu les conséquences de ce produit, le déni qu’on opposait aux malades. Il fallait leur donner les moyens de se défendre. Je n’avais qu’une solution : écrire un livre.
Elle écrivit Mediator 150 mg. Combien de morts? dans l’urgence, pour que les victimes, souvent sans ressources, puissent s’en servir devant les tribunaux.
Quand le livre sortit, il fut aussitôt attaqué en justice par Servier, qui en contestait le titre. Le tribunal la contraignit à retirer le sous-titre Combien de morts? Plus important, le scandale sanitaire éclata en France. Irène Frachon fut invitée sur tous les plateaux de télévision, on salua ses recherches, on condamna la pharmaco-délinquance et les conflits d’intérêts, on fit d’elle une héroïne des temps modernes. Les médias se régalèrent de cette histoire, énième déclinaison contemporaine du combat de David contre Goliath. Frachon contre Servier, une femme seule, ou presque, armée de ses simples connaissances médicales et de sa pugnacité, face à des laboratoires tout puissants aux ressources illimitées, financières comme juridiques. Après la télévision, le cinéma lui fit de l’œil.
J’ai reçu une dizaine de propositions d’adaptation de mon livre. Au début, je craignais le film édifiant, avec son héroïne au cœur pur qui ferait trembler les méchants, alors que ce que je vis ressemble plutôt à un polar sombre, violent et absurde.
Elle en a finalement accepté une. Le film est en préparation.
En 2010, tous ses écrits ont été confirmés avec la parution de l’étude de la Caisse nationale d’assurance maladie, parlant d’au moins 500 morts. Après le scandale, une loi sur la sécurité sanitaire a été votée en France le 29 décembre 2011. Cette loi consacre son premier chapitre à la transparence des liens d’intérêts. Elle oblige les professionnels de santé et les décideurs publics à déclarer leurs liens d’intérêts, faute de quoi ils s’exposent à des poursuites pénales. À terme, le Dr Frachon souhaite placer la barre plus haute et exiger que ceux qui décident pour la santé publique n’aient aucun lien avec les laboratoires pharmaceutiques.
Nous devons rompre avec un système où le profit des fabricants prime sur la santé des patients. J’espère que la loi va y aider.
Solidarité avec les victimes
Alors qu’elle pensait que son rôle allait se limiter à celui de lanceuse d’alerte et qu’il prendrait fin avec l’interdiction du Mediator, Irène Frachon est, en 2014, toujours plongée dans l’affaire jusqu’au cou, à cause du procès.
De pneumologue, je suis devenue, sans le vouloir, Mediatorologue! Les victimes et leurs avocats se tournent vers moi pour savoir quoi répondre aux laboratoires.
Jacques Servier, le fondateur des laboratoires du même nom, est décédé en avril 2014. Les procédures judiciaires suivent néanmoins toujours leur cours.
En ce qui me concerne, le plus dur est derrière moi. La période la plus éprouvante a été celle où j’ai mené mon enquête scientifique, de 2007 à 2009, alors que le Mediator continuait à tuer. J’ai cru devenir dingue. Ce que je vis aujourd’hui n’est rien à côté de ce qu’endurent les victimes.
Irène Frachon estime que cette affaire lui a vraiment ouvert les yeux.
Je savais qu’il existait des gangsters sur le modèle du groupe Servier, mais je pensais naïvement que ceux-ci finissaient par se faire attraper par les gendarmes. Je découvre l’existence de la collusion dans notre démocratie. Tout cela me plonge dans des réflexions profondes sur la nature humaine et la banalité du mal.
Sa médiatisation lui a aussi valu d’être courtisée politiquement.
J’ai été très sollicitée par les partis de gauche, mais je m’interdis de prendre une position partisane qui pourrait parasiter mon combat pour la santé publique.
Un combat qui l’a, en quelque sorte, sanctifiée de son vivant.
Le philosophe Pierre Le Coz, spécialiste de l’éthique en médecine, m’a écrit que j’étais condamnée, désormais, à une vie héroïque. Il y va fort. Mais c’est vrai que je ne lâcherai pas tant que justice n’aura pas été rendue aux victimes du Mediator.
Références
Favereau, Eric (2010), « Du cœur au ventre », Libération, 19 novembre 2010.
http://www.liberation.fr/societe/2010/11/19/du-coeur-au-ventre_694706.
Frachon, Irène (2010), Mediator 150 mg. Combien de morts?, Éditions Dialogues.fr.
Frachon, Irène et Pierre Le Coz, « Vaincre le conflit d’intérêts médical », Le Monde, 5 août 2014.
http://www.lemonde.fr/idees/article/2014/08/05/vaincre-le-conflit-d-interets-medical-par-irene-frachon-et-pierre-le-coz_4409614_3232.html.
Non signé, « Irène Frachon : Être une femme libre « c’est agir et raisonner selon sa conscience » », Marie-Claire, non daté.
http://www.marieclaire.fr/,irene-frachon-etre-une-femme-libre-c-est-agir-et-raisonner-selon-sa-conscience,20161,631033.asp.
Non signé, « Mort de Servier : « la justice ne s’arrête pas », selon Irène Frachon », Le Monde, 17 avril 2014.
http://www.lemonde.fr/sante/article/2014/04/17/la-procedures-judiciaires-contre-le-groupe-servier-continueront-apres-la-mort-de-son-fondateur_4402690_1651302.html.
Non signé, « Mediator : bientôt le film », L’Express.fr, 25 mai 2011.
http://www.lexpress.fr/culture/mediator-le-film-en-preparation_996535.html.
Saget, Estelle (2012) « Irène Frachon : « Je suis devenue sans le vouloir Mediatorologue » », L’Express, 14 mai 2012.
http://www.lexpress.fr/actualite/societe/sante/irene-frachon-je-suis-devenue-sans-le-vouloir-mediatorologue_1113103.html.