Introduction générale / Entwodiksyon jeneral
Haïti est aujourd’hui confrontée à une crise multiforme, profonde et durable, qui affecte ses structures économiques, sociales, politiques et territoriales. Marqué par une centralisation historique, une fragmentation institutionnelle, une pauvreté généralisée et une instabilité chronique, le pays peine à construire une trajectoire de développement équitable et durable. Pourtant, dans l’ombre des politiques officielles et au-delà des logiques d’assistance humanitaire, un ensemble d’initiatives populaires, communautaires et solidaires maintiennent au quotidien la vie économique du pays. Ce sont ces dynamiques souvent invisibilisées que cet ouvrage souhaite interroger, analyser et valoriser, à travers le prisme de l’économie sociale et solidaire (ESS).
L’ESS désigne un ensemble d’activités économiques fondées sur des principes de solidarité, de démocratie, de primauté de l’humain sur le capital, et d’ancrage territorial. Elle regroupe des structures aussi diverses que les coopératives, les mutuelles, les associations productives, les groupements communautaires ou encore les systèmes d’épargne solidaire. Loin d’être marginale, l’ESS constitue dans de nombreux pays une réponse structurelle à la montée des inégalités, à la crise écologique et à l’essoufflement des modèles néolibéraux. Dans les contextes du Sud global, elle permet de penser des formes endogènes de développement, enracinées dans les pratiques locales, les savoirs communautaires et les logiques d’entraide.
En Haïti, bien que le concept d’ESS soit encore peu institutionnalisé, ses expressions sont multiples : les tontines féminines, les associations de producteurs, les coopératives rurales, les marchés solidaires, les systèmes de troc ou les réseaux d’approvisionnement informels. Ces pratiques ne relèvent pas uniquement de la survie économique : elles incarnent une économie de la vie, du lien social, de la résilience collective, qui mérite d’être reconnue comme une composante stratégique du développement national.
Dans ce contexte, les femmes entrepreneures occupent une place centrale dans le dynamisme économique rural et urbain. Engagées dans les activités agricoles, le commerce informel et les circuits d’entraide communautaire, elles constituent un pilier de résilience face aux crises économiques et aux catastrophes naturelles récurrentes. Pourtant, leur contribution reste marginalisée dans les politiques publiques, et elles peinent à accéder aux ressources nécessaires à leur développement, notamment en matière de financement, de formation et de structuration de marché.
Ce travail part ainsi d’une hypothèse forte : l’économie haïtienne ne peut être comprise ni transformée sans prendre en compte les formes populaires, informelles et solidaires de l’activité économique, en particulier celles portées par les femmes, les territoires ruraux et les communautés de base. C’est dans ces espaces — souvent périphériques, négligés, ou dominés par l’économie informelle — que s’élaborent, de manière empirique, des alternatives concrètes au modèle économique dominant.
La centralité de la territorialisation des activités économiques est une autre dimension fondamentale de notre approche. À rebours des logiques de planification descendante ou de développement exogène, nous postulons que le territoire n’est pas un simple espace d’application des politiques, mais un acteur à part entière : il produit, régule, organise et symbolise les relations économiques. L’ESS ne peut donc être pensée sans une lecture géographique, contextuelle et participative des dynamiques locales.
Dans cette perspective, notre démarche s’inscrit dans une double ambition :
- Documenter, analyser et comprendre les formes d’ESS présentes en Haïti, en les resituant dans leur contexte territorial, historique, social et économique;
- Proposer des pistes pour une politique publique haïtienne structurée autour de l’économie sociale et solidaire, fondée sur la reconnaissance des pratiques existantes, l’articulation multiniveaux des acteurs, et la construction d’un projet de développement juste, durable et démocratique.
Problématique générale : comment l’économie sociale et solidaire, à travers ses expressions locales, féminines et communautaires, peut-elle contribuer à la construction d’un développement territorial équitable en Haïti? Quels sont les obstacles à sa reconnaissance institutionnelle? Et comment penser une politique publique inclusive et territorialisée qui soutienne ces initiatives dans une logique de transformation systémique?
L’étude des dynamiques de l’ESS en Haïti implique une réflexion sur les modèles économiques alternatifs et les stratégies d’aménagement territorial, en prenant en compte les logiques spatiales et organisationnelles qui façonnent les pratiques entrepreneuriales. En s’appuyant sur les théories de la nouvelle économie géographique, cet ouvrage analysera comment les dynamiques de localisation des activités économiques influencent la structuration du développement en Haïti, et comment l’ESS pourrait constituer un levier efficace pour une politique de développement territorialisée et inclusive.
Notre travail repose sur une analyse documentaire approfondie (textes de lois, plans nationaux, rapports d’organismes nationaux et internationaux), des études de cas territoriaux (collectivités rurales et marchés urbains), ainsi que sur une revue critique des approches théoriques en ESS, économie populaire, économie territoriale et développement local.
Nous adoptons une posture d’économie politique territorialisée, croisant des éléments de la géographie critique, de la socioéconomie et de l’analyse institutionnelle, afin de dépasser les oppositions classiques entre formel et informel, public et communautaire, marché et solidarité.
L’ouvrage est structuré en trois grandes parties :
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La première partie pose les fondements théoriques et analytiques de l’économie sociale et solidaire, en précisant ses principes, ses enjeux et son articulation avec les défis du développement durable, de la justice sociale et de l’entrepreneuriat rural. Elle permet d’ancrer notre propos dans les débats contemporains et d’identifier les conditions d’émergence de l’ESS comme paradigme alternatif ;
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La deuxième partie est consacrée à l’analyse des dynamiques territoriales concrètes de l’économie informelle et de l’entrepreneuriat féminin en Haïti. Elle met en lumière la structuration spatiale des activités économiques féminines, les réseaux de solidarité, les formes d’auto-organisation, et les contraintes systémiques rencontrées par les actrices de terrain ;
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La troisième partie propose une lecture critique des politiques publiques haïtiennes en lien avec l’ESS, le secteur informel et les femmes entrepreneures. Elle met en évidence les lacunes institutionnelles, les initiatives fragmentées, mais aussi les opportunités d’un tournant vers une économie territoriale, solidaire et démocratique. Elle s’achève sur des pistes concrètes de politiques publiques intégrées.
En articulant théorie, analyse de terrain et propositions stratégiques, cet ouvrage vise à :
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Contribuer à la reconnaissance scientifique et politique de l’ESS comme levier de développement en Haïti;
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Visibiliser les savoirs, pratiques et innovations issues des marges : femmes rurales, coopératives communautaires, dynamiques informelles;
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Ouvrir des perspectives de transformation des politiques publiques, dans une logique de justice spatiale, d’équité économique et de démocratie territoriale.
En définitive, il s’agit d’un plaidoyer vigoureux en faveur d’un changement de paradigme : sortir d’une vision du développement centrée sur la croissance formelle et exogène, pour construire une économie du commun, de la solidarité, de la proximité, fondée sur les ressources, les acteurs et les dynamiques propres aux territoires haïtiens.
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Jodi a, Ayiti ap fè fas ak yon kriz ki gen plizyè fasèt, ki fon e ki dire lontan, e sa afekte tout estrikti ekonomik, sosyal, politik ak teritoryal peyi a. Avèk yon istwa ki make pa santralizasyon pouvwa a, enstitisyon ki fragmante, lamizè ki gaye tout kote, epi yon enstabilite ki vin tounen nòmal, peyi a ap lite pou l konstwi yon chimen devlopman ki jis e ki dirab. Malgre sa, nan lonbraj politik ofisyèl yo e pi lwen pase tout lojik èd imanitè, genyen yon seri inisyativ popilè, kominotè ak solidè ki kontinye kenbe lavi ekonomik peyi a chak jou. Se dinamik sa yo, souvan envizib, liv sa vle mete an kesyon, analize epi mete an valè, atravè linèt ekonomi sosyal ak solidè (ESS).
ESS la refere a tout aktivite ekonomik ki baze sou prensip solidarite, demokrasi, priyorite moun sou kapital, epi anrasinman nan lokalite. Li genyen ladan l estrikti ki trè divès tankou kowoperativ, mityèl, asosyasyon pwodiktè, gwoupman kominotè, oswa sistèm ekonomize-solidè. ESS pa yon sektè marginàl; nan anpil peyi, li se yon repons estriktirèl kont inegalite k ap ogmante, kriz anviwònman ak echèk modèl ekonomik neoliberal yo. Nan peyi nan Sid global la tankou Ayiti, li ofri posibilite pou panse yon devlopman ki sòti nan rasin, ki pran sous nan pratik lokal yo, konesans kominotè yo ak lojik solidarite.
Ann Ayiti, menm si konsèp ESS la poko estriktire nan nivo enstitisyonèl, li deja prezan nan anpil fòm : sòl fanm yo, asosyasyon pwodiktè, kowoperativ agrikòl, mache solidè, sistèm echèk-trok, oswa rezo aprovizyònman ki pa fòmèl. Pratik sa yo pa senpleman se mwayen pou viv : yo reprezante yon ekonomi lavi, koneksyon sosyal, ak rezilyans kolektif ki merite rekonèt kòm yon poto mitan nan devlopman peyi a.
Nan kontèks sa, fanm antreprenè yo jwe yon wòl santral nan dinamis ekonomik riral ak iben. Yo angaje nan aktivite agrikòl, komès enfòmèl, epi yo soutni rezo solidarite kominotè yo. Yo se poto mitan rezistans ekonomik kont kriz finansye ak katastwòf natirèl repete. Malgre sa, kontribisyon yo toujou mete sou kote nan politik piblik yo, epi yo gen difikilte pou jwenn resous pou devlope tèt yo — tankou finansman, fòmasyon ak aksè sou mache.
Rechèch sa a chita sou yon ipotèz kle : nou pa kapab konprann ni chanje ekonomi Ayiti si nou pa pran an konsiderasyon fòm popilè, enfòmèl ak solidè aktivite ekonomik yo, espesyalman fòm fanm yo pote, fòm ki soti nan espas riral yo ak nan kominote baz yo. Se nan espas sa yo — ki souvan marginalize, neglije, oswa domine pa enfòmèl — nou wè fòm altènativ konkrè ki devlope pou reponn ak limit modèl ekonomik tradisyonèl la.
Lide ke aktivite ekonomik yo dwe anrasinen nan tèritwa se yon lòt aspè fondamantal nan apwòch nou. Nou pa dakò ak lojik ki deside sou tèt popilasyon an oswa ki baze sou modèl ki soti deyò. Olye de sa, nou kwè tèritwa a pa yon senp espas pou mete politik : li se yon aktè an antye, li pwodwi, li òganize, li regle, epi li bay sans ak relasyon ekonomik yo. ESS pa ka panse si nou pa mete lokalite a, reyalite kontèks la ak patisipasyon aktè lokal yo nan sant refleksyon an.
Nan sans sa a, apwòch nou gen yon doub objektif :
- Dokimante, analize epi konprann fòm ESS ki deja egziste ann Ayiti, pandan n ap mete yo nan kontèks istorik, sosyal, ekonomik ak teritoryal yo;
- Pwopoze chemen pou konstwi yon politik piblik ayisyen ki baze sou ekonomi sosyal ak solidè, ki rekonèt pratik ki egziste deja yo, ki mete tout aktè sou plizyè nivo ansanm, epi ki bati yon vizyon devlopman ki jis, dirab, ak demokratik.
Kesyon santral nou poze : kijan ekonomi sosyal ak solidè, atravè ekspresyon li yo sou nivo lokal, fanm ak kominote, kapab kontribye nan konstwi yon devlopman teritoryal ki plis jis ann Ayiti? Ki obstak ki anpeche li rekonèt nan nivo enstitisyonèl? E kijan pou panse yon politik piblik enklizif, ki pran kont tèritwa, epi ki soutni inisyativ sa yo nan yon lojik chanjman estriktirèl?
Travay sa baze sou yon analiz dokimantè fon (lòd lwa, plan nasyonal, rapò enstitisyon nasyonal ak entènasyonal), etid sou ka teritoryal (komin riral, mache iben), epi yon revizyon kritik nan apwòch teyori yo sou ESS, ekonomi popilè, ekonomi teritoryal ak devlopman lokal.
Nou adopte yon apwòch ki rele ekonomi politik teritoryalize, kote nou mete ansanm eleman ki soti nan jeyografi kritik, sosyo-ekonomi ak analiz enstitisyonèl, pou nou kapab depase separasyon klasik ki genyen ant fòmèl ak enfòmèl, ant piblik ak kominotè, ant mache ak solidarite.
Liv la divize an twa pati prensipal :
- Premye pati a mete sou pye fondasyon teyori ak analiz sou ekonomi sosyal ak solidè. Nou esplike prensip li yo, defi li yo, epi kijan li konekte ak devlopman dirab, jistis sosyal ak antreprenarya riral. Li pèmèt nou mete refleksyon nou nan kad deba aktyèl yo epi idantifye kondisyon ki nesesè pou ESS tounen yon modèl altènatif reyèl;
- Dezyèm pati a konsantre sou analiz dinamik teritoryal yo ann Ayiti, sitou ekonomi enfòmèl ak antreprenarya fanm yo. Nou mete aksan sou fason fanm yo òganize espas ekonomik yo, rezo solidarite yo, fòm oto-òganizasyon ak difikilte estriktirèl yo ap fè fas;
- Twazyèm pati a bay yon lekti kritik sou jan politik piblik ann Ayiti jere ESS, sektè enfòmèl la ak fanm antreprenè yo. Nou mete an limyè limit enstitisyonèl yo, fragmantasyon inisyativ yo, men tou posiblite ki genyen pou Ayiti oryante tèt li sou yon vizyon ekonomik ki plis teritoryal, solidè ak demokratik. Pati sa fini ak pwopozisyon konkrè pou konstwi politik piblik entegre.
Avèk tout analiz sa yo, liv la vize :
- Pote kontribisyon nan rekonèsans syantifik ak politik ekonomi sosyal ak solidè kòm yon zouti devlopman reyèl pou Ayiti;
- Bay plis vizibilite a konesans, pratik ak inovasyon ki sòti nan « maj yo » : fanm riral, kowoperativ kominotè, dinamik enfòmèl;
- Louvri pòt pou panse chanjman nan politik piblik yo, sou baz jistis espasyal, ekite ekonomik ak demokrasi teritoryal.
Se yon plaidwaye ki solid pou chanje paradijm lan : soti nan yon vizyon devlopman ki baze sèlman sou kwasans fòmèl ak modèl ki soti deyò, pou ale nan direksyon yon ekonomi ki pataje, ki solidè, ki anrasinen, epi ki konstwi sou aktè lokal yo, resous lokal yo ak dinamik lokal yo.