Conclusion de la deuxième partie
Cette deuxième partie a exploré en profondeur les fondations territoriales de l’économie informelle haïtienne, en mettant en lumière ses acteurs, ses logiques spatiales, ses dynamiques sociales et ses contributions essentielles au fonctionnement quotidien de l’économie nationale. Elle a également porté une attention particulière à la place des femmes dans cette économie populaire, en démontrant qu’elles en sont non seulement les principales animatrices, mais aussi les organisatrices invisibles des flux économiques, des solidarités locales et de la continuité des services essentiels, dans un contexte d’instabilité systémique et de désengagement de l’État.
À travers l’analyse fine du secteur informel, nous avons montré qu’il ne peut plus être abordé sous l’angle réducteur de la précarité ou de l’irrégularité. Il s’agit d’un système économique fonctionnel, adaptatif, territorialisé, structuré autour de savoir-faire locaux, de logiques relationnelles fortes et d’une capacité remarquable de résilience face aux crises successives (politiques, climatiques, économiques). Les marchés populaires, les circuits d’approvisionnement informels, les réseaux de transport non réglementés, les mécanismes d’échange communautaire constituent autant de piliers essentiels de l’économie réelle, même s’ils demeurent largement absents des statistiques officielles et des schémas d’aménagement du territoire.
La mise en perspective de ces dynamiques avec l’entrepreneuriat féminin a permis d’approfondir cette compréhension, en soulignant la triple dimension économique, sociale et territoriale du travail des femmes. Elles ne se contentent pas de participer à l’économie : elles produisent, façonnent et transforment les espaces économiques à travers une multitude d’activités souvent invisibles — du maraîchage à la transformation agroalimentaire, de la vente ambulante à l’organisation de réseaux de crédit informel. Elles assurent la continuité du tissu économique dans les zones rurales enclavées, dans les périphéries urbaines et dans les interfaces transfrontalières. Par leur présence constante dans les marchés, les corridors logistiques et les lieux de vie, elles construisent une géographie alternative de l’économie haïtienne, faite de mouvements, d’ajustements, de solidarités et de créativité sociale.
Nous avons également vu que ces pratiques sont profondément genrées : les femmes assument une triple charge — reproductive, productive et communautaire — dans un environnement où l’accès aux ressources économiques, à la sécurité foncière, aux financements et aux décisions reste très inégalitaire. Malgré cela, elles s’organisent en coopératives, associations, mutuelles, réseaux informels d’entraide, démontrant une grande capacité à institutionnaliser par le bas des formes collectives d’économie solidaire. Ces pratiques sont des formes concrètes d’économie sociale et solidaire, bien que non toujours identifiées comme telles par les acteurs publics.
Toutefois, cette vitalité économique et sociale des femmes et du secteur informel se heurte à des contraintes systémiques majeures :
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Absence de reconnaissance institutionnelle;
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Marginalisation dans les politiques publiques;
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Manque d’accès aux infrastructures de base;
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Vulnérabilités multiples (inondations, violences, instabilité des prix, crise sécuritaire).
Les femmes entrepreneures rurales et urbaines évoluent dans un environnement hostile, dans lequel leur contribution économique est à la fois essentielle et sous-valorisée. Leur rôle, pourtant stratégique, est systématiquement invisibilisé dans les politiques économiques nationales, qui continuent de privilégier une conception restreinte de l’entrepreneuriat, fondée sur l’individualisme, la formalisation juridique et la logique de profit.
Cette analyse appelle un changement de paradigme radical : considérer que les pratiques économiques populaires, féminines, collectives et territorialisées sont des leviers puissants de transformation sociale et territoriale, et non des résidus à moderniser. Il ne s’agit pas seulement de « soutenir » le secteur informel ou les femmes entrepreneures à la marge, mais de reconnaître, renforcer et intégrer leurs pratiques dans le cœur des stratégies nationales de développement.
C’est dans cette perspective que s’ouvre la troisième partie de cet ouvrage, qui interrogera la place de l’économie sociale et solidaire dans les politiques publiques haïtiennes. Nous y verrons que, malgré la richesse des dynamiques territoriales, les institutions peinent à construire un cadre cohérent, durable et inclusif pour les reconnaître et les soutenir. L’objectif sera d’identifier les limites des dispositifs existants, de comprendre les opportunités ouvertes par une approche ESS, et d’esquisser les contours d’une politique nationale haïtienne de l’ESS, construite avec et pour les acteurs de terrain.