Conclusion de la troisième partie
Cette troisième partie a permis de dresser un état des lieux rigoureux et critique de l’action publique haïtienne face à l’économie populaire, informelle et solidaire. À travers l’examen des cadres législatifs, des stratégies sectorielles et des dispositifs de soutien existants — notamment à destination des femmes entrepreneures — il apparaît clairement que l’économie sociale et solidaire (ESS), bien qu’omniprésente dans les pratiques, reste largement absente dans la structuration des politiques publiques haïtiennes.
Alors que l’ESS est reconnue dans de nombreux pays comme un levier central pour la transition écologique, la réduction des inégalités et le renforcement de la démocratie économique, Haïti n’a à ce jour ni cadre légal dédié, ni stratégie nationale intégrée, ni dispositifs budgétaires pérennes en faveur de ce secteur. Ce constat renforce l’écart entre la richesse des dynamiques économiques populaires — ancrées dans les territoires, portées par les femmes, nourries par les solidarités locales — et la faiblesse des réponses institutionnelles censées les reconnaître, les protéger et les renforcer.
Le premier chapitre de cette partie a mis en lumière la fragmentation des interventions publiques, dispersées entre différents ministères, souvent dépendantes de projets internationaux, et marquées par l’absence de coordination, de vision transversale et de participation des premiers concernés. Le secteur informel, bien qu’il concentre la majorité des emplois, reste abordé dans une logique de formalisation descendante ou de gestion des risques, sans prise en compte de ses dynamiques internes ni de sa contribution réelle à l’économie nationale.
Le deuxième chapitre s’est focalisé sur les dispositifs spécifiques à l’entrepreneuriat féminin. Là encore, l’analyse a révélé des efforts ponctuels, mais insuffisamment consolidés. Le soutien aux femmes entrepreneures, principalement orienté vers le microcrédit ou la formation à petite échelle, souffre de plusieurs lacunes : faible couverture géographique, absence de dispositifs de suivi, non-reconnaissance des formes d’économie collective ou informelle, et manque d’intégration dans une stratégie plus large de justice de genre. En définitive, les femmes restent au cœur de l’économie, mais à la marge des politiques.
Cette troisième partie a ouvert la voie à une réflexion prospective sur la construction d’une véritable politique nationale de l’économie sociale et solidaire en Haïti. À partir d’exemples internationaux et régionaux, elle a montré qu’il est possible — et urgent — de passer d’une approche sectorielle, technocratique et externalisée à une démarche structurée, inclusive et participative, qui valorise les pratiques existantes, renforce les capacités locales et transforme les rapports entre l’État, les citoyens et l’économie.
De cette analyse globale émergent plusieurs enseignements transversaux :
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L’ESS existe déjà dans les faits, au travers des pratiques populaires d’entraide, de production collective, de circuits courts, de tontines, de coopératives rurales, de solidarités urbaines. Ce sont ces formes qu’il faut reconnaître et consolider;
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L’État haïtien ne peut plus se contenter de gérer la pauvreté ou de déléguer le développement aux ONG et aux partenaires internationaux. Il lui revient de construire une stratégie de développement fondée sur les forces vives du pays : les femmes, les territoires, les savoirs locaux, les économies de proximité;
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La formalisation juridique ne saurait être une fin en soi : elle doit être pensée comme un processus progressif, volontaire et accompagné, inscrit dans un cadre de droits sociaux, d’accès aux ressources et de soutien concret à l’économie solidaire;
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L’absence d’une vision nationale cohérente pour l’ESS révèle une crise de l’imaginaire politique, qui suppose d’être dépassée par une co-construction des politiques à partir du terrain. Il ne s’agit pas d’intégrer les pratiques existantes dans les politiques, mais de refonder ces politiques à partir de ces pratiques.
À la lumière de cette troisième partie, plusieurs jalons peuvent être posés pour bâtir une stratégie nationale haïtienne en faveur de l’ESS :
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Élaboration participative d’une loi-cadre sur l’économie sociale et solidaire, incluant une définition élargie des acteurs de l’ESS, des mécanismes de reconnaissance, des dispositifs de soutien (financement, fiscalité, formation, marchés publics), et une architecture institutionnelle dédiée;
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Création d’un fonds public d’appui à l’ESS, avec des lignes spécifiques pour les initiatives féminines, les territoires ruraux et les formes collectives d’économie;
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Décentralisation des dispositifs d’appui, en s’appuyant sur les collectivités territoriales, les chambres d’économie sociale et les réseaux associatifs pour relayer, adapter et co-gérer les politiques publiques;
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Institutionnalisation d’une gouvernance partagée de l’ESS, associant l’État, les collectivités, les coopératives, les associations et les organisations communautaires dans la planification, la mise en œuvre et l’évaluation des politiques;
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Formation et sensibilisation à l’ESS dans les programmes éducatifs, universitaires et professionnels, afin de favoriser une nouvelle culture économique, inclusive, solidaire et territoriale.
Cette troisième partie marque ainsi une inflexion majeure dans la trajectoire de réflexion engagée par cet ouvrage : après avoir mis en lumière la richesse des pratiques économiques populaires (première et deuxième parties), elle démontre la nécessité d’un changement structurel des politiques publiques pour construire un projet économique alternatif, endogène et démocratique. L’économie sociale et solidaire n’est pas une utopie marginale, mais un socle pour reconstruire l’État à partir de ses territoires, de ses femmes, de ses solidarités et de ses communs.
La conclusion générale viendra maintenant rassembler les fils de l’analyse, réaffirmer les principes structurants d’un développement haïtien par et pour ses communautés, et ouvrir sur les perspectives concrètes de transition socioéconomique fondée sur les pratiques de l’ESS.