Conclusion : Vers une pédagogie décoloniale

La colonisation des pays d’Afrique a eu pour conséquence directe l’installation d’un système d’enseignement caractérisé par la volonté de détourner l’Africain de la connaissance approfondie de l’histoire de l’Afrique et de lui inculquer l’histoire du pays colonisateur.
— Jean Pliya (1986, 107)

 

Le contrôle de l’esprit par la culture était la clé! L’assujettissement culturel est une condition nécessaire à la maîtrise économique et politique.
— Ngugi wa Thiong’o (1997, 8-9)

 

Aujourd’hui, il est impératif de décoloniser l’éducation, évoluer vers la décolonialité du curriculum et en proposer un autre, décolonial. Et cela n’est possible que si nous faisons un virage décolonial de la pédagogie.
— Alexander O. Ocaña, María Isabel Arias López et Zaira Esther Pedrozo Conedo (2019, 204)

 

Face à la mainmise de l’impérialisme euro-américain sur l’univers culturel et imaginaire de l’Haïtien·ne, outre la nécessaire refonte du curriculum et des manuels scolaires, il est vital de revisiter le rôle central de l’enseignant·e dans toute transformation du système d’éducation et, à terme, de la société haïtienne. L’enseignant·e, pivot de la transmission des savoirs, doit devenir un·e vrai·e professionnel·le pour non seulement relever le niveau d’éducation en Haïti, mais aussi être un véritable agent de changement de la décolonisation mentale et de la décolonialité. Comme le dit Ndlovu-Gatsheni (2018c, 16), il est impératif que cette pédagogie décoloniale « appren[ne] à désapprendre pour réapprendre », afin de décoloniser la salle de classe (Griffith 2018, 29). Avant de développer cette approche décoloniale, il est utile de présenter les deux démarches pédagogiques : occidentale et indigène.

Pédagogie occidentale vs. pédagogie indigène

Il est intéressant de reprendre ici cette mise en perspective des méthodes d’enseignement de type occidental, donc américano-eurocentrique (Sparkes et Piercey 2015, 5), couramment utilisées dans les salles de classes en Haïti par opposition à l’approche autochtone.

Méthodes d’enseignement occidentales versus autochtones
Approche occidentale
Méthodologie d’enseignement magistral, de haut en bas : l’enseignant·e fournit toutes les instructions
Apprendre des manuels
Linéaire, chronologique et hiérarchique parce que les humain·e·s sont supérieur·e·s à toute chose
Langage scientifique complexe
Approche autochtone
Apprentissage actif, basé sur l’enquête
Processus cyclique d’apprentissage, de croissance
Méthode d’enseignement réciproque – les élèves apprennent des enseignant·e·s, les enseignant·e·s apprennent des élèves
Apprentissage pratique et expérientiel, utilisation d’objets d’apprentissage
Travail de groupe, travail d’équipe, apprentissage coopératif, apprentissage au sein d’une communauté
Axé sur l’amélioration plutôt que sur la réussite scolaire ou la compétition
Conte, oratoire
En fonction du lieu, reliant les apprenant·e·s à l’environnement

Sources : Aikenhead 2001; 2006; Aikenhead et Elliott 2010; Barnhardt et Kawagley 2005; Battiste 2013; Canadian Council on Learning 2007; Castellano 2000; Hatcher et al. 2009; Hogue 2012; Kawagley et Barnhardt 1998; Little Bear 2009; Newmaster et al. 2013.

Vers une ou des pédagogie·s décoloniale·s

Inscrites dans les perspectives freiréienne et fanonienne, les pédagogies décoloniales et décolonisées se veulent des pédagogies « autres » de pensée, de production des connaissances, d’appropriation de la réalité et de construction des sens :

[qui] s’efforcer[ont] de promouvoir des espaces de formation où la conscience historique et la capacité critique sont les moteurs de nouvelles formes de connaissances, de nouvelles façons d’apprendre et de nouvelles façons de produire, recréer et transformer la culture. (Diaz M. 2010, 231)

Dans cet ordre d’idées, Ocaña et al. (2018, 205) s’interrogent sur ce que sont ou devraient être ces pédagogies décoloniales et décolonisantes, en reprenant à leur compte les idées de différent·e·s auteur·rice·s, en particulier Catherine Walsh (2013 et 2017), à savoir des pédagogies qui :

  • dialoguent avec des antécédents politiques critiques tout en s’inspirant de luttes et de pratiques orientées vers le décolonialisme;
  • font face au monologue de la raison moderne/occidentale/coloniale et au mythe raciste de la modernité/colonialité;
  • rendent visible tout ce que le multiculturalisme dissimule et ce qui se dérobe, notamment la téléologie identitaire-existentielle de la différence coloniale, la géopolitique de la connaissance et la topologie de l’être;
  • façonnent le questionnement et l’analyse critique, l’action sociale transformatrice, l’insurrection et l’intervention dans les domaines du pouvoir, du savoir, de l’être et du vivant; et enfin, qui encouragent et assument une insurrection, c’est-à-dire une attitude décoloniale;
  • transgressent, déplacent et affectent la négation ontologique, épistémique et cosmogonique-spirituelle qui a été – et est – la stratégie, la fin et le résultat du pouvoir de la colonialité;
  • provoquent l’apprentissage, le désapprentissage et le réapprentissage;
  • clarifient et enchevêtrent les chemins, ne plantent pas de dogmes ou de doctrines, mais sèment des graines pour que d' »autres » connaissances, tout aussi valables que les connaissances établies, puissent germer à partir d’elles;
  • configurent « des horizons de théorisation, de réflexion, d’être, de sentir, de regarder et d’écouter – individuellement et collectivement – vers le décolonial » (Walsh 2013, 67).

Ocaña et al. (2018, 207) soulèvent par ailleurs un certain nombre d’interrogations permettant de configurer les différents discours décolonisants :

  • Pourquoi voulons-nous éduquer?
  • Éduquer pour compenser, assimiler, reproduire ou endoctriner?
  • Éduquer pour différencier ou biculturaliser?
  • Éduquer pour tolérer ou prévenir le racisme et l’exclusion?
  • Éduquer pour transformer (pédagogie critique)?
  • Éduquer pour responsabiliser?
  • Éduquer pour interagir?
  • Éduquer pour partager?
  • Éduquer pour développer l’altérité?
  • Éduquer pour décoloniser?

Ocaña et al. (2018, 207, citant Palermo 2014, 136) poursuivent en soulignant l’urgente nécessité de décoloniser notre savoir pédagogique pour démanteler la pédagogie occidentale qualifiée de « pédagogie de la cruauté » visant à former des « êtres dociles au marché et au capital ».

Composantes pour une pédagogie décoloniale

La recherche effectuée par Elisabet Rodríguez (2018, 30-31) entre 2011 et 2014 sur le projet Racines/Raices en Colombie (dans la région de Bogota) portant sur la systématisation des expériences éducatives (SEE) fournit des éléments pouvant alimenter les réflexions sur la mise en œuvre d’une pédagogie décoloniale. Raices explore l’expérience de vie dans la construction d’une mémoire collective, afin de donner du pouvoir à la voix des participant·e·s et pouvoir aborder les sujets de pensée ancestrale de la découverte de sa propre connaissance et de ressentir le territoire et le corps, comme éléments fondamentaux dans la production d’« autres » savoirs. Ces éléments répondant automatiquement à une expérience de pédagogie décoloniale ont été classés en : pensée ancestrale, territoire-corps, changements dans la vision du monde et soins de la vie.

  • Pensée ancestrale : Elle est présentée comme un élément théorique, conceptuel et méthodologique de la proposition pédagogique, qui transgresse la perspective dominante de l’éducation à l’école. Cependant, ce n’est pas le seul chemin possible pour le dialogue avec les participant·e·s sur leurs idées, intentions, discours et pratiques, encourageant ainsi des actions et des réflexions sur l’interculturalité et la décolonialité. Ces nouveaux propos se trouvent légitimés par des sources de pensée ancestrales autres et des connaissances considérées comme subalternes par l’école, organisant ainsi d’autres perspectives de connaissances historiquement et spatialement situées.

  • Territoire-corps : Le concept de territoire est élargi pour accueillir d’autres possibilités de sens comme ceux assumés par les peuples andins dans cette relation profonde de la terre – en tant que mère qui fournit une maison et une subsistance – et les êtres qui y habitent, reconnaissant que chaque espèce, chaque être occupe une place importante dans le tissu de la vie, ainsi que l’importance de rechercher l’équilibre et l’harmonie. Du point de vue de la pensée ancestrale, la terre est vivante, contrairement aux concepts positivistes qui voudraient la considérer comme une simple ressource usufruitière. Enfin, la notion de territoire-corps invite à une relation de compénétration dans laquelle l’individualisme est remis en question, favorisant ainsi la connexion avec la terre-mère et tout ce qui existe.

  • Changements dans la vision du monde : Entendre la vie au-delà du raisonnement, ressentir une envie de trouver dans le sentiment une source de connaissance susceptible d’être philosophée, pensée, examinée. Assumer la coresponsabilité dans la construction de notre réalité et passer de cette prise de conscience au pouvoir de rechercher dans notre histoire les clés nous permettant de nous comprendre comme sujets et comme peuples. Questionner ce qui est établi comme vrai ou naturel, pour comprendre toutes nos dimensions sociales, politiques et épistémiques. Transformer ainsi nos positions politiques et éthiques. Construire une histoire qui transgresse le temps linéaire.

  • Prendre soin de la vie en tant que prémisse et principe, basé sur la compréhension connexion avec la vie. Mettre la vie au centre comme une possibilité éthique et politique, qui transgresse la pensée concurrentielle établie à l’école et dans la société, afin de remettre en cause le sens donné à la vie qui priorise le marché, l’argent ou le confort. Prendre soin de la vie signifie prendre soin de soi, de l’autre et de tout ce qui existe, comprendre qu’au contraire de ce qui est enseigné à l’école ordinaire, tout est tissé et relié.

Dans le cadre du travail susmentionné, Rodríguez (2018, 31) a mis en évidence une pédagogie qualifiée de « pédagogie de la connexion » qui trouve ses fondements dans les pédagogies décoloniales et se décline dans trois directions :

  • Connexion avec soi-même : basée sur la possibilité de sentir et d’écouter, de prendre conscience des pensées qui génèrent des perceptions, des sentiments, des positions. À partir de cette connexion, le sujet est transformé, il se découvre. Et dans ce pouvoir de se reconnaître, la force de co-création est atteinte.
  • Connexion avec l’autre : basée sur la possibilité et le pouvoir d’écouter et de tout reconnaître ce que cet autre – d’autres humain·e·s, d’autres pensées, d’autres expériences, d’autres êtres, d’autres territoires – peut partager avec moi, peut m’enseigner, m’apprendre à écouter l’autre, à reconnaître sa maîtrise, en ce sens qu’il peut apporter une contribution importante à mes réflexions. De cette connexion, les relations se transforment et permettent de tisser collectivement, de co-créer. 
  • Connexion avec le plurivers : basée sur possibilité d’agir et de redonner, de prendre conscience de notre pouvoir d’être, d’ordonner nos actions individuelles vers un tissu collectif, qui permet de construire des réalités différentes et de payer pour quelque chose que la Terre nous a donné : la nourriture, l’eau, la vie. Transformons nos actions individualistes pour que nous participions dans la co-création d’autres possibilités de sens.

Il est donc essentiel que le modèle néocolonial d’éducation eurocentrique, avec son curriculum et ses pratiques de formation renforçant la mentalité de « colonisé » en Haïti soit remplacé par une éducation décolonisée/décolonial/décolonisante, en apportant des changements significatifs tant dans les programmes de formation des apprenant·e·s que dans ceux des enseignant·e·s déjà inscrits et en service. Ces réformes en profondeur doivent viser non seulement les ressources, mais aussi les pratiques pédagogiques de la déculturalisation (Hickling-Hudson et Ahlquist, 2003, 21-22) qui faisaient la promotion de l’eurocentrisme en salle de classe, afin d’annuler également l’impact des aspects cachés, invisibles du curriculum eurocentré. Offrir de nouvelles perspectives éducationnelles passe par la mise en place d’une histoire d’Haïti réécrite du point de vue des vainqueur·e·s – les Haïtien·ne·s –, qui sera enseignée dans les écoles de la République et d’autres façons d’enseigner les sciences. Je dirai, en m’appuyant sur Michael Apple (2013, 160-161) et Ira Shor (1992, 129), qu’il faut impérativement aider les enseignant·e·s haïtien·ne·s à développer une conscience critique réflexive – freiréenne, fanonienne – pour repenser la connaissance et la société haïtienne.

Pour conclure, je crois que la réinvention d’Haïti passe par la réclamation de notre africa/amérindia-nité devant déboucher sur une formation identitaire, appelée haïtianisation. Cette réinvention commence comme un processus de réappropriation décoloniale du discours, en réponse à des siècles de démembrement et de déshumanisation, à travers ce modèle néocolonial de scolarisation. Dans cette perspective, il importe de  préciser que les luttes pour la liberté épistémique sont invariablement liées à la désobéissance épistémique par une recherche d’identité afro-amérindienne pour les Haïtien·ne·s.

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Critique décoloniale de l'école haïtienne Droit d'auteur © 2022 par Jacques-Michel Gourgues est sous licence License Creative Commons Attribution - Partage dans les mêmes conditions 4.0 International, sauf indication contraire.

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