4 Quand les bidonvilles prennent l’ascenseur social, l’exemple réussi de Medellín en Colombie
Alice Vancompernolle
Introduction
De nombreuses villes d’Amérique latine se sont construites sur des disparités sociales, qui s’illustrent aussi géographiquement. La ville de Medellín, en Colombie, en est un véritable exemple. Avant la fin du millénaire, la deuxième ville de Colombie combinait, dans des quartiers pauvres, mobilité difficile, pauvreté, insalubrité, mais aussi crime et violence. Leur réhabilitation était devenue quasi indispensable dans les années 2000 pour qui voulait offrir une Colombie plus sûre et rouvrir les portes de la ville. L’idée est venue du nouvel élu à la mairie de Medellín en 2004, Sergio Fajardo, pour qui cet important réaménagement ne venait pas sans l’aide et la participation des habitants. Dans ce projet, il a fallu convaincre, mobiliser et faire adhérer une population qui avait depuis longtemps perdu confiance en l’appareillage étatique et municipal. Un chantier qui se poursuit encore aujourd’hui avec, pour résultat, le rayonnement mondial que connaît la ville aujourd’hui, considérée comme un modèle du genre en termes d’innovation, d’urbanisme et d’inclusion sociale.
Le contexte de Medellín : entre pauvreté, crime et violence
Pour comprendre l’intérêt et l’importance du projet pour les habitants et habitantes de la ville de Medellín, il faut d’abord comprendre son contexte. Dans les années 1980-1990, Medellín était devenue la ville la plus dangereuse du monde. Le cartel de la drogue de Pablo Escobar régnait en maître dans les quartiers les plus pauvres de la cité de presque trois millions de personnes. La ville était devenue une zone de guerre pour les différents groupes activistes. Le fort taux de chômage, associé à une pauvreté croissante, créait le terrain idéal pour recruter et mettre en place des opérations illégales. En 1991, le taux de mortalité par homicides a même atteint un record : 375 pour 100 000 habitants (Renault, 2012 : 4).
Pour expliquer en partie ce phénomène, la ville avait subi, depuis la fin du 19e siècle, une forte industrialisation et, avec elle, une recrudescence du nombre de travailleurs et travailleuses venues des campagnes. Cette population était pauvre. Elle formait une classe populaire et ouvrière qui avait investi les périphéries des villes. Les riches, eux, avaient fui dans leurs quartiers. Une nette distinction entre quartiers riches et pauvres s’en était suivie, comme c’est le cas dans de nombreuses villes d’Amérique latine. Géographiquement, cette répartition avait poussé, à Medellín, les familles les plus pauvres dans les hauteurs de la ville.
Située au nord-ouest du pays, dans une région montagneuse, Medellín est entourée, dans son environnement direct, de sommets culminant à plus de 2 500 mètres. Cette configuration rendait alors le centre-ville difficilement accessible pour qui vivait sur les flancs vallonnés, dans ces quartiers considérés comme les plus pauvres et dangereux de la ville. « Ces quartiers pauvres sont notamment marqués par un taux de chômage important, par l’accès limité aux services de base (éducation, santé, eau/assainissement), par une forte densité des populations, par la précarité des logements et par l’informalité » (Renault, 2012 : 3).
Pour lutter contre la pauvreté, Pablo Escobar, un riche narcotrafiquant installé à Medellín et bénéficiant d’un certain soutien de la population, avait lancé un programme de lutte contre la précarité en 1982. L’opération baptisée « Medellín sans bidonville » a permis de construire des maisons, des routes et des hôpitaux. Pablo Escobar est décédé en 1993 et, avec lui, son programme et une certaine image de la ville.
La démocratie participative inscrite dans la loi
En 1991, le pays a inscrit dans la réforme de sa constitution le besoin d’une plus grande démocratie participative, après la reconnaissance officielle de la société colombienne comme étant multiculturelle et pluriethnique, le but étant de tendre vers un état plus démocratique. À la suite de cette première réforme, en 1994, une loi nationale a prescrit l’inclusion de la communauté : le Système d’urbanisme national (Sistema Nacional de Planeacion) et, en 1996, au niveau local, la loi d’organisation urbaine du territoire (Ley de Ordenamiento Territorial) a ordonné la création de plans d’urbanisation complets, basés sur le processus de participation.
Les principaux objectifs reconnaissent « the use of territorial regulation as a way to promote democratic and involving planning processes based on public participation, aiming at having the community as the centre for decision making » (« l’utilisation de la réglementation territoriale comme une manière de promouvoir des processus de participation démocratiques et intégrateurs basés sur la participation du public, ayant pour but de placer la communauté au centre des prises de décision ») (Municipalité de Medellín, 1999; Calderon, 2008 : 61).
Malgré les attentes et la volonté des habitants et habitants de la ville, ainsi que des groupes sociaux à la participation, peu d’actions ont été concrètement mises en place. Cela, pour plusieurs raisons : la loi n’était pas très claire sur la procédure à suivre, la participation aux prises de décisions était elle-même associée négativement, dans le passé, à une action de menace. De plus, la réticence des politiciens locaux et la corruption associée à la pression de groupes violents n’a pas permis, avant 2004, d’achever réellement les processus engagés. Le manque de transparence et la corruption n’ont fait qu’entacher la réputation des décisionnaires. En 2003, des études basées sur la perception du public évaluaient à 40 % la transparence et la prise de responsabilité des élus locaux (Calderon, 2008 : 62).
Les initiatives qui aboutissaient étaient plutôt isolées et exécutées surtout à la suite de la mise en place de programmes de développement urbains nationaux ou internationaux.
En 2004, une nouvelle municipalité contre la corruption, pour l’inclusion
En janvier 2004, Sergio Fajardo est élu maire de la ville de Medellín. Ce professeur d’université, docteur en mathématiques diplômé aux États-Unis, a de grands projets pour la ville. Avec une poignée d’idéalistes, il a gagné les élections municipales, après une première défaite en 2000.
Quatre ans plus tôt, il avait pris la tête du « Citizen Commitment Group », un groupe d’engagement citoyen créé en 1999, qui voulait lutter contre la corruption et en finir avec les mauvaises pratiques des précédentes administrations. Ce groupe réunissait des membres impliqués dans les secteurs sociaux, académiques, culturels ou issus du milieu des affaires. Il se voulait aussi politiquement indépendant, basant ses idées sur une plus grande équité, une aide à la pauvreté et un système de gouvernance inclusif et participatif. Le groupe s’est fait élire sur ces idées. Il allait pouvoir commencer son grand projet de réforme urbaine.
Le projet : la lutte contre les inégalités et l’urbanisme social
Peu avant l’élection, le projet de construction du métrocable vient d’être achevé. Le gouvernement de Medellín et l’entreprise Metro de Medellín ont déjà amorcé une réforme de la mobilité dans la ville. Le métrocable a pour but de rapprocher les habitants et habitantes des quartiers pauvres du centre-ville.
Basé sur le système de la télécabine, qui existe déjà dans les stations de ski et installé par une société française, le métrocable prolonge le métro classique jusque dans les hauteurs de la ville. Et, là où il fallait auparavant trois heures de marche pour rejoindre le centre-ville, il ne faut désormais plus que 30 minutes en métrocable, et ce, pour une somme modique. Cela a considérablement réduit le fossé existant entre les populations des quartiers pauvres, isolées sur les hauteurs, et les habitants et habitantes du centre-ville. La construction de cette première ligne a permis le désenclavement d’une partie de la population, de même qu’apporté une certaine attractivité touristique et favorisé la création de commerces autour des trois stations du métrocable. Les télécabines ont donné l’impression aux habitants et habitantes de ces comunas, nom donné aux différents quartiers de la ville, de faire désormais partie intégrante de la ville.
Sur cette lancée, le nouveau maire, Sergio Fajardo, saisit l’opportunité de lancer un vaste projet d’urbanisation de la ville sur trois ans, entre 2004 et 2007, intitulé Projet urbain intégral (Proyecto Urbano Integral), ou PUI, en collaboration avec l’EDU (l’entreprise de développement urbain Empresa de Desarrollo Urbano).
Voici une définition du PUI :
« Intervention qui comprend des dimensions physiques, sociales et financières pour apporter des réponses à un territoire défini, de façon précise et équilibrée, provoquant ainsi l’amélioration des conditions de vie des habitants. Pour sa réalisation, il rassemble tous les acteurs publics et privés qui interviennent dans la transformation de la ville et propose de les articuler autour des problématiques d’espace public, d’habitat, de mobilité et d’environnement qui constituent la colonne vertébrale des actions municipales. » (Renault, 2012 : 37)
Pour la mise en place de son programme, Segio Fajardo utilise un concept : l’urbanisme social. Il veut, pour réussir le meilleur des développements urbains, réduire la pauvreté et le taux de criminalité, impliquer les habitants et habitantes des comunas concernées.
Son idée est de mettre en pratique le concept de participation du public inscrit dans la loi et la constitution. Pour lui, le changement envisagé et promis ne peut se faire sans la participation des habitants et habitantes des quartiers eux-mêmes. Il veut et doit recueillir leur consentement et leur adhésion pour réussir.
Suivant la priorité qu’il s’est fixée de réduire les inégalités, Sergio Fajardo veut investir en priorité dans les quartiers les plus pauvres de la ville. Pour cela, il débute par une vaste enquête démographique.
« His concern was with transforming access to mobility and inequality in the comunas. He began with changing the numbers that were used to identify and quantify low human development indicators in the comunas » (« Sa préoccupation était de transformer l’accès à la mobilité et l’inégalité dans les comunas. Il a commencé par changer les nombres qui étaient utilisés pour identifier et qualifier les indicateurs de développement humain les plus bas dans les comunas ») (Guerra, 2014 : 60).
Son enquête a pour but de redéfinir la qualité de vie des habitants. « Selon l’enquête de qualité de vie réalisée à Medellín en 2005, 76 % de la population se situe dans les trois échelles les plus basses de la classification » (Renault, 2012 : 10).
Les détails du projet
Le projet, tel qu’il a été défini, incluait une grande participation des citoyens et citoyennes, de toutes les catégories sociales, de tous les âges, de tous les genres. Il est possible de le décrire ainsi : il s’agit d’une initiative de la municipalité dirigée vers la population. Elle lui donne une grande marche de manœuvre dans la conception et l’usage du financement, mais pilote et guide entièrement le projet, suivant des priorités précises, fixées à l’avance.
Le nouveau maire voulait que les habitants puissent définir eux-mêmes quels étaient leurs besoins au quotidien et comment leur vie pouvait être améliorée, tout en ayant leur mot à dire dans l’utilisation du budget alloué à la redéfinition de leur parcelle de territoire. Il s’agissait de redessiner le paysage urbain pour permettre une meilleure mobilité, un meilleur accès à l’éducation et au savoir, aux soins, améliorer les conditions d’hygiène et, par la même occasion, employer les habitants du quartier au chômage.
« An “equal city for all and where all citizens can construct relations stimulated by neighbourhoods rich in services, culture and public space” became the main goal of the three year development plan of Medellín 2004-2007 » (« Une “ville égalitaire pour tous et où tous les citoyens peuvent construire des relations stimulées par des quartiers riches en services, culture et espace public” est devenu le but principal du plan de développement de trois ans [2004-2007] de Medellín ») (Municipalité de Medellín, 2004; Calderon, 2012 : 5).
Le projet met l’emphase sur plusieurs thématiques : habitat, espace public, transport et mobilité et environnement.
De nombreux services et départements de la municipalité ont été sollicités dans la mise en place du projet, par exemple, le bureau du maire, le service d’urbanisme, d’environnement, des finances, de la santé, de l’éducation, des travaux publics, les services sociaux, du développement social, des transports, des travaux publics, des institutions et corporations privées. Et près de 3 000 organisations publiques ont été identifiées pendant l’année 2003.
Plus de 170 000 habitants étaient concernés par les premiers projets, dits « projets pilotes » (Guerra, 2014 : 65), sur 158 hectares et 11 quartiers, souvent proches du métrocable, au nord-est de la ville (dans la comuna Nororiental), dans le quartier Moravia (une ancienne décharge) et dans la comuna 13.
En ce qui concerne le budget du plan prévu entre 2004 et 2007, trois des cinq lignes correspondent à la participation du public pour plus de trois millions de pesos :
- Medellín gouvernable et participative : 9 %
- Medellín sociale et inclusive : 55,5 %
- Medellín espace pour la rencontre citoyenne : 18,2 %
Il faut également citer une autre initiative de la municipalité qui a été intégrée à ce PUI. Dans sa volonté de redorer l’image des quartiers pauvres, le maire a voulu ajouter la construction en plein cœur de la comuna Nororiental de cinq bibliothèques à l’échelle de la ville, dix nouvelles écoles et améliorer 132 centres sociaux éducatifs existants.
La mise à l’action du public
À Medellín, l’intégration du public au projet de rénovation urbaine n’a pas été si évidente dans les premières étapes du programme.
Dans les années 1990, quelques exemples de participation du public dans le développement urbain avaient déjà permis la création et l’autonomisation de groupes sociaux et d’individus. Nombre de ces groupes étaient localisés dans les quartiers les plus pauvres, et notamment dans ceux qui allaient être concernés par le projet. Mais comme il a été précisé, les programmes d’urbanisme incluant la participation des citoyens et citoyennes restaient limités dans l’action et le temps. Les plans étaient souvent prédéterminés par les autorités et répondaient à un programme politique strict, celles-ci espérant que les communautés concernées suivraient passivement leurs idées. Ces initiatives successives, dont la dernière inachevée au début du millénaire, ont donc eu pour effet de créer des obstacles à la participation et d’engendrer un désengagement des habitants et habitantes des comunas. En réponse, ont émergé des organisations communautaires plus fortes, d’autant plus qu’elles se retrouvaient seules pour trouver des solutions à leurs problèmes, notamment l’extrême violence qui y régnait, et lutter pour leurs droits et intérêts de citoyens et citoyennes.
En 2004, le projet du groupe d’engagement citoyen se voulant inclusif et participatif, il semblait facile pour le nouveau maire, élu avec une large majorité, de réactiver ces groupes et de leur donner une voix pour mettre en place le PUI :
« The ideal was that people understood that the construction and development of the city was a commitment and responsibility of all its inhabitants (Municipio de Medellín, 2004 : 1). This concept also created the guidelines for all participatory process. […] The relation of governability and participation was considered as a key factor for determining the success of the goals and a way of legitimating the actions. In order to accomplish this, there was an effort to teach, learn and understand the responsibilities of all actors of the society (Municipio de Medellín, 2004 : 6) ». (« L’idéal était que les gens comprennent que la construction et le développement de la ville étaient un engagement et une responsabilité de tous ses habitants (municipalité de Medellín, 2004 : 1).
Ce concept a aussi créé les directives de tout le processus de participation. […] La relation de bonne gouvernance et de participation était considérée comme un facteur clé pour déterminer le succès des objectifs et une façon de légitimer les actions. Pour accomplir cela, il y a eu un effort pour enseigner, apprendre et comprendre les responsabilités de tous les acteurs de la société ») (municipalité de Medellín, 2004 : 6; Calderon, 2008 : 62).
En pratique, il a ainsi fallu convaincre la population du bien-fondé de l’initiative et gagner sa confiance. Après des années de négligence et de promesses non tenues à cause du fort taux de corruption, la population de ces comunas n’avait plus guère confiance en l’État ou ses représentants, et éprouvait un certain ressentiment. Cette première étape était indispensable avant toute autre réalisation.
Un des efforts faits par le maire, Sergio Fajardo, à ce moment-là, fut d’expliquer sans cesse son projet et d’être en contact avec la population. Il passait à la télévision tous les jeudis soirs dans son émission « Avec le maire » et répondait aux questions des habitants. Il a écrit dans les journaux locaux et participé à des entrevues radiophoniques pour expliquer les difficultés auxquelles la ville faisait face. Il allait aussi très souvent marcher dans les rues de Medellín pour aller à la rencontre des habitants et habitantes, et leur parler. Sa démarche était d’être le plus transparent et le plus franc possible. Il a consulté des entrepreneurs, des gens d’affaires et des scientifiques sur beaucoup de sujets. Son but était d’impliquer le plus de personnes possible dans son projet (Devlin et Chaskel, 2010 : 6).
Son équipe et lui ont également commencé par établir une liste d’organisations avec lesquelles la municipalité allait travailler. Elle en a trouvé 2 779 en 2003, ce qui incluait organisations privées, ONG, unions de travailleurs, de santé, du logement et environnementales. Cependant, ces organisations n’avaient aucune intégration ni relation entre elles et, à ce moment-là, pouvaient constituer des obstacles aux prises de décision. Le maire considérait, cependant, comme indispensable de travailler de concert avec elles. Il a donc fallu les structurer, les articuler et les renforcer.
Deux organisations existantes, « Veedurias Ciudadanas » (agents de contrôle des citoyens) and « Juntas de Accion Local » (comités d’action locale) ont ainsi été mises en valeur pour qu’elles puissent faire entendre leur voix. Ces organisations avaient été désignées par la loi pour représenter les intérêts des communautés et avaient la charge de contrôler les décisions municipales et leur transparence, à l’échelle de la ville et du quartier. L’émergence de ces nouveaux acteurs était un point clé du projet.
Le principe de participation à Medellín
L’idée était de créer un espace où les gens pouvaient « identify and solve problems, make decisions and determine priorities, create active interchange of information, knowledge and trust, face collectively the challenges of development, solve conflicts, create new shared rules, legitimize processes and decision-making, reduce cost of operations, reinforce the public institutions and enhance social integration » (Municipio de Medellín, 2004 : 10) (« identifier et résoudre les problèmes, prendre des décisions et déterminer des priorités, créer des échanges actifs d’informations, de connaissance et de confiance, faire face collectivement aux défis du développement, résoudre les conflits, créer de nouvelles règles partagées, légitimer les processus et les prises de décision, réduire le coût des opérations, renforcer les institutions publiques et mettre en valeur l’intégration sociale ») (municipalité de Medellín, 2004 : 10; Calderon, 2008 : 63).
Les différentes formes de participation publique
Le projet se divisait en cinq phases. Dans chacune des phases, le public était impliqué d’une certaine manière. Les premières études ont porté, durant la première année du mandat municipal, sur la comuna Nororiental, au nord-est de la ville, une des zones les plus pauvres, composée de 170 000 habitants et habitantes, occupant 158 hectares et divisée en 11 quartiers (Calderon, 2008 : 75). Le territoire à aménager étant très vaste, il a été découpé en quatre.
Première phase : le diagnostic
– Les réunions publiques
Dans chacun de ces quatre territoires, plusieurs réunions de présentation du projet et de son mode de fonctionnement ont été organisées, auxquelles étaient invités les habitants et habitantes des comunas concernées. Durant ces réunions, chacun pouvait exprimer ses idées. Elles ont surtout permis à la population d’exprimer les critiques et les plaintes qu’elle avait à formuler contre les anciennes administrations. Même si la tâche n’était pas simple, elle était considérée comme essentielle par la nouvelle administration pour bâtir une nouvelle relation de confiance. Ces réunions ont permis au public de prendre connaissance de l’équipe qui allait travailler sur le projet, de connaître son propre rôle et le rôle que la municipalité espérait qu’il pourrait jouer au cours des différentes étapes.
– Les Comités de communautés
Ces réunions ont également permis d’identifier les acteurs principaux, les leaders d’opinion, les organisations communautaires déjà existantes et leurs représentants, dans le but de constituer quatre « Comités de communauté », un pour chacun des quatre territoires. Dans la comuna Nororiental, 35 « Juntas de Acción Comunal » (comités d’action locale) ont été identifiés, 110 organisations communautaires (allant des organisations de jeunes aux organisations environnementales) et 245 représentants ou leaders de communauté. Cependant, il a été établi que ces groupes avaient du mal à faire participer les citoyens et citoyennes à quelque événement ou à les faire s’impliquer, et que ces derniers ne leur accordaient guère de crédibilité. Les groupes, eux-mêmes, portaient la même méfiance envers les autorités et la municipalité.
Pour constituer les « Comités de communauté », la municipalité a fait appel à de petits groupes de volontaires pour être les représentants et la référence de la communauté, et constituer un contact direct avec ses membres. Les volontaires étaient, en général, des leaders de la communauté, des représentants d’organisations sociales, des personnes âgées et des groupes de jeunes. Une fois constitués, les comités se réunissaient, en moyenne, une fois par mois. Leurs membres ont reçu une information détaillée du projet, de son processus, ainsi qu’une formation en leadership pour leur permettre de faire circuler au mieux l’information durant toutes les phases du projet.
– Le diagnostic physique
À ce moment-là, un diagnostic physique du territoire a été fait par l’équipe du PUI, composée de membres des différents services de la municipalité impliqués dans le projet. Il s’agissait pour elle d’identifier sur le terrain les problèmes et les options de chaque territoire par, entre autres, des relevés topographiques, des visites de terrain pour constater quelles étaient les installations publiques et sanitaires existantes, un état des lieux des logements, des routes et leur accessibilité. Dans la plupart des cas, les données ont ensuite été vérifiées avec la communauté lors des visites de terrain et des ateliers.
– Les ateliers de dessin
En effet, après les premières réunions de présentation, les habitants et habitantes de tous âges ont été invités à passer à l’action en imaginant eux-mêmes ce que pouvait être l’idéal de leur quartier en termes d’espace public collectif. Les enfants et les personnes âgées ont particulièrement été mis à contribution durant ces ateliers, dans une volonté de ne laisser personne de côté. Intitulés Talleres de Imaginarios Urbanos, autrement dit, ateliers d’imaginaires urbains, ils ont été l’une des activités les plus importantes de la participation du public. En espagnol, le concept d’imaginario urbano représente l’image commune, les valeurs et les sentiments que les gens ont de leur environnement urbain.
Grâce à ces ateliers, des lieux importants de rencontre et de vie communautaire, les endroits les plus appropriés et les plus recherchés pour aménager de nouvelles zones de loisirs ont pu être identifiés. Des questions simples ont été posées aux habitants pour qu’ils puissent imaginer, écrire ou dessiner les rêves qu’ils associaient à la communauté : « How do I imagine my park? What does this place mean to me? Which memories do this place brings to me? What would I like that the park would have? How would I call my park? » (« Comment est-ce que j’imagine mon parc? Que signifie cet endroit pour moi? Quels souvenirs m’évoque cet endroit? Qu’est-ce que j’aimerais voir dans ce parc? Comment appellerais-je mon parc? ») (Blanco et Kobayashi, 2009 : 84).
Les dessins ou les idées incluaient, par exemple, la création de ponts pour faciliter l’accès d’un versant de montagne à un autre ou encore d’escaliers pour faciliter l’ascension dans les hauteurs. Des enfants ont dessiné des jardins, des zones de baignade, des kiosques ou encore des théâtres.
Les idées reçues étaient ensuite examinées et ajoutées aux relevés déjà faits sur le terrain par l’équipe du PUI et les comités de communauté.
– Le résultat
Le résultat de chaque intervention était relayé par les membres des comités de communauté, mais aussi par des brochures ou encore portés sur des tableaux.
Deuxième phase : la planification
Il s’agissait, dans cette deuxième phase, d’établir un schéma directeur pour le développement et la réhabilitation du territoire comprenant différents types de projets. Ces projets concernaient principalement la construction ou l’amélioration d’espaces et d’équipements publics. Il fallait faire ressortir les problèmes et les options possibles à la suite des visites effectuées. Durant les visites, la connaissance qu’avaient les habitants de leur environnement et du potentiel qu’il offrait a été largement prise en compte. Les Comités de communauté ont sans cesse été consultés dans cette phase du projet, ils devaient valider les propositions de l’équipe du PUI. Le nombre d’espaces publics ou d’accès à améliorer a ainsi été déterminé en fonction des zones (25 au total), ainsi que le nombre d’habitations à réhabiliter ou à construire (près de 4 500 ont été recensées, Calderon, 2008 : 80).
À ce stade, les informations étaient communiquées à la communauté par le biais des médias, radios locales, émissions de télévision, journaux et tableaux d’informations.
Troisième phase : le design
Durant cette troisième phase, la population devait, cette fois, imaginer à quoi elle voulait que chaque espace ressemble. Il fallait déterminer l’usage de chaque espace public qui avait été inscrit dans le schéma directeur. Des ateliers ont été à nouveau organisés, et ce, pour chacun des nouveaux projets. La population vivant près de chacun d’entre eux a été invitée à donner son avis, avec une attention toute particulière à la participation des enfants et des personnes âgées. Des dessins ou des textes écrits devaient raconter comment chacun imaginait l’espace et les activités qui pouvaient y être menées. Le but était aussi de chercher l’attachement ou la perception de la communauté vis-à-vis d’un espace particulier, comment elle voyait l’espace et l’utilisait dans la vie quotidienne. Pour les enfants, les activités étaient souvent réalisées sous forme de jeux. Ces activités ont été coordonnées par les services de la municipalité impliqués dans le projet en collaboration avec les organisations déjà implantées dans la communauté.
Les idées et dessins ont été utilisés par l’équipe du PUI pour imaginer le design des espaces. Une première ébauche en 3D a ensuite été présentée aux Comités de communauté qui s’assuraient que les idées de la communauté y étaient bien présentes. L’usage de l’illustration 3D permettait de se faire une idée de l’aspect final du projet. Le design était discuté et modifié si besoin. La décision finale appartenait, cependant, à l’équipe du PUI qui devait valider la faisabilité technique et financière du projet.
Une fois qu’il y avait accord, à la fois sur l’usage et le design de l’espace, les résultats ont été montrés à toute la communauté à travers des réunions publiques, des messages sur les tableaux d’informations et des brochures.
Quatrième phase : la construction
Les entreprises qui allaient intervenir dans la construction ont été choisies et présentées à la communauté. Plusieurs tâches leur ont ensuite été confiées. La première était la démolition des habitations jugées à risque. Elle a été confiée à des membres de gangs associés à la drogue qui avaient passé un accord de paix avec la municipalité et étaient désormais impliqués dans le projet. La deuxième a été confiée aux membres de la communauté. Dans ces quartiers à fort taux de chômage, la municipalité a demandé aux entreprises d’engager les habitants et habitantes de la communauté sans emploi pour effectuer les tâches non qualifiées. Les membres des Comités de communauté étaient chargés de déterminer quels critères devaient être suivis pour le recrutement en fonction des caractéristiques et des besoins de chaque quartier concerné. Cela a constitué environ 92 % de la force de travail employée au projet, soit la création d’environ 3 400 nouveaux emplois. Des comités de travaux composés de membres des Comités de communauté, des experts de la construction et de l’inspection, ainsi que de l’équipe technique du PUI ont été constitués pour superviser les travaux (Ramos, 2011 : 8).
Durant les travaux eux-mêmes, des visites étaient constamment effectuées pour discuter et résoudre d’éventuels problèmes, de même que contrôler la qualité des travaux.
Cinquième phase : l’activation et la maintenance
Dans le cadre du PUI, le projet ne s’arrête pas directement après la fin des travaux. Une dernière phase d’animation est mise en place pour s’assurer de l’appropriation et la gestion de ces nouveaux espaces publics par la population.
Des inaugurations officielles ont été organisées par tous les acteurs et actrices impliquées dans le PUI, autant municipaux que communautaires. Dans le cadre de ces cérémonies, les activités avaient été préparées, en général, par les membres de la communauté comme des groupes de danse, des organisations d’artistes ou de jeunes. Dans quelques quartiers, des festivités ont inauguré plusieurs des nouveaux espaces en même temps pour apporter au public une vue d’ensemble du projet.
Outre les résidents et résidentes des quartiers concernés, ces célébrations se voulaient destinées à tous les habitants et habitantes de la ville de Medellín pour que chacun puisse se faire une idée de l’amélioration apportée aux quartiers les plus pauvres, à leur image et à leur réputation. Une campagne de promotion a été menée à travers plusieurs publications, la participation à des conférences de niveaux local, national et international, des émissions télévisés et radiodiffusés, la visité d’invités de marque comme le roi et la reine d’Espagne et les présidents de différents pays.
Certaines activités ont été créées sur une base pérenne. C’est le cas du « Festival de Mingo » qui se tient le dernier samedi de chaque mois autour d’une des stations du métrocable. Il s’agit d’un marché de rue qui veut encourager l’entrepreneuriat et la vente de produits fabriqués par des artisans locaux.
Le but de cette dernière phase était de créer un sentiment de propriété de la part de la communauté qui pourrait ainsi prendre soin des nouvelles installations et espaces publics. Dans ce sens, pour certains des projets, des « Pactos Ciudadanos », des accords citoyens, ont été signés à la fois pour s’assurer que les habitants et habitantes des communautés prennent soin des nouvelles installations, mais aussi, du côté de la mairie, pour assurer la continuité des activités mises en place dans ces espaces.
Les différentes phases |
Le travail de l’équipe PUI et la municipalité |
La participation du public et des Comités de communauté
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Phase 1 : le diagnostic |
-Présentation du projet à la population, -Repérage des associations de quartier et création des Comités de communauté, -Premières visites pour établir un état des lieux des quartiers avec problèmes et options. |
– Participation aux réunions publiques de présentation du projet et expression des plaintes, -Participation aux Comités de communauté sur la base du volontariat, -Implication des associations de quartier. – Premiers ateliers d’imaginaires urbains pour dessiner ou écrire le futur des quartiers. |
Phase 2 : la planification |
-Création d’un schéma directeur et définition des projets, -Consultation des habitants et habitantes et des Comités de communautés, -Diffusion de l’avancement par le biais des médias ou des tableaux d’information. |
– Dialogue avec l’équipe PUI sur la connaissance du quartier et ces possibilités, -Aval des Comités de communauté pour le choix des projets. |
Phase 3 : le design |
-Présentation des premières esquisses en 3D aux Comités de communauté, -Discussion avec les Comités de communauté et modification des plans si besoin, prise de décision finale en fonction de la faisabilité technique, -Présentation finale à la communauté, après validation des Comités de communauté. |
– Deuxième phase d’ateliers d’imaginaires urbains pour définir l’aspect et l’utilisation de chaque projet individuellement. – Validation des Comités de communauté, -Découverte des choix et visuels pour chaque projet. |
Phase 4 : la construction |
-Choix des contractants et incitation à l’emploi local durant la phase de travaux, -Vérification de la qualité des travaux, -Consultation des habitants et habitantes durant les travaux, résolution des problèmes. |
– Prise de connaissances des contractants, -Démolition par les gangs de la drogue des habitations jugées à haut risque, -Emploi dans la construction (92 % provenant de la communauté), -Participation aux Comités de travaux chargés du contrôle de la qualité. |
Phase 5 : l’activation et la maintenance |
-Organisation des célébrations avec la communauté, -Diffusion de l’information au plus grand nombre par le biais de la presse et de conférences, -Signature des accords citoyens engageant à poursuivre les activités dans le quartier. |
– Participation à la préparation des activités et à la célébration des inaugurations, -Appropriation des nouveaux espaces, -Signature des accords citoyens pour respecter et entretenir les espaces publics, -Organisation et participation au Festival de Mingo. |
Le résultat du PUI 2004-2007 en chiffres
Coûts des travaux
- Comuna Nororiental : 118 millions US
- Comuna 13 : 166 millions US (Ramos, 2011. p. 8)
Constructions
- 20 nouveaux parcs et amélioration de 4 autres (une première pour 9 des quartiers)
- 200 000 m2 d’espaces publics au total après les travaux
- 3 200 mètres de chemins piétons ajoutés
- 300 mètres de chemins pour connecter différents quartiers historiquement divisés
- 3 nouveaux ponts
- Total : 5,3 km de trottoirs et d’accès piétons
Population concernée
- 170 000 habitants et habitantes de Medellín
- 3 400 membres de la communauté employés en septembre 2007
Participation
- 166 assemblées de secteurs
- 166 réunions avec les Comités de communauté
- 113 ateliers avec la communauté
- 10 inaugurations
- 5 accords citoyens
- 25 événements pour gens d’affaires
- 39 événements communautaires
- 10 « Festivals de Mingo »
- 72 visites touristiques incluant des commissions politiques
Communication
- 3 éditions d’un journal de communauté intitulé « Compromiso zonal »
- 5 programmes montrant le projet à la télévision locale
- 20 programmes radio
- 10 murs artistiques peints par la communauté
Conclusion
Les réussites
En termes d’actions sociale et citoyenne, le PUI a indéniablement transformé Medellín, rendant la ville plus sûre et moins pauvre, en rendant à ces habitants et habitantes dignité et fierté de leur quartier, avec un sentiment d’appartenance complet à la ville. La population a également pu s’approprier entièrement ces nouveaux espaces, car elle a été largement impliquée dans le processus de création et de construction dès la première phase. Le PUI a permis de créer des espaces de rencontre là où il n’en existait pas et de recréer du lien social entre les communautés et les habitants et habitantes des différents quartiers. Il a également permis un accès plus rapide au centre-ville, offert des logements de meilleures conditions sanitaires, ainsi que des emplois à de nombreux membres de la communauté au chômage. Il a permis un meilleur accès à l’éducation et à un meilleur système de santé.
En ce qui concerne la participation, une communication a été maintenue pendant chaque phase pour tenir la population informée de l’avancée du projet. Le processus de consultation, notamment durant les ateliers, voulait être le plus inclusif possible et était également adaptable aux suggestions de la communauté, limité tout de même à la faisabilité technique. Il s’agissait, dans la globalité du programme, d’une première en termes d’inclusion de la population.
Les améliorations possibles
Malgré ce succès incontestable, il faut retenir que la volonté de la municipalité dans la réalisation de ce projet a été le moteur et la pièce maîtresse sans laquelle rien n’aurait été possible, notamment en matière de technicité et de financement. La population, elle, ne possédait aucune connaissance dans l’aspect technique du projet, donc son intervention était forcément, dès le départ, limitée.
Ensuite, le mode opératoire de ce projet pilote pourrait être amélioré de plusieurs manières. La municipalité ayant des priorités et des domaines d’intervention délimités se concentrant sur l’aspect physique des quartiers, il n’a pas toujours été accordé un intérêt suffisant à certaines réclamations faites par le public, notamment durant la phase de diagnostic, par exemple concernant la légalisation des baux. La question de ces besoins n’a pas été ouvertement et directement posée. Le processus de consultation directe de la population à travers les ateliers n’a pas non plus toujours été continu. Puis, le fait d’organiser les Comités de communauté sur la base du volontariat ne garantit pas toujours la représentativité de toute la population. Enfin, leur action a souvent été davantage consultative que décisionnaire.
Les conséquences pour la ville
À la suite de ce premier PUI qui était un projet-pilote, les plans de réhabilitation des quartiers pauvres ont été poursuivis par les maires successifs de Medellín pour améliorer d’autres quartiers, par exemple, au nord-ouest de la ville.
Le modèle créé à Medellín reste aujourd’hui montré comme un exemple dans le monde entier. La ville a, depuis, été récompensée internationalement pour ces efforts en 2013, notamment par le Wall Street Journal et l’Urban Life Institute qui l’a reconnue comme la « capitale mondiale de l’innovation ». Elle a également accueilli, en 2014, le Forum mondial d’urbanisme.
Le résultat le plus remarquable du projet reste la spectaculaire baisse du nombre de crimes à Medellín, passant de 381 pour 100 000 habitants en 1991 à 27 en 2007, à la fin du mandat de Sergio Fajardo (Slate.fr, 2011). Bien que la violence et la pauvreté n’aient pas disparu, ce chiffre reste le plus bas atteint dans la ville à ce jour. Au total, la criminalité a baissé d’environ 95 % et l’extrême pauvreté de 66 % (Wikipédia, 2017). La population de ces comunas a, depuis, retrouvé dignité et espoir. Ce travail de partenariat a donc amélioré le niveau de vie global des habitants et habitantes des quartiers pauvres, tout en créant une relation de confiance entre les acteurs, qui a pu être utilisée plus tard dans la continuité des projets.
Pour ma part, j’ajouterai que le projet n’aurait pu réussir sans l’initiative politique d’un homme pour qui l’idéologie de participation n’était pas qu’un mythe et qui a mis tous les moyens en son pouvoir à disposition de la population. Le projet n’aurait pas non plus pu réussir sans la participation et l’accord des habitants sur l’ensemble du projet et tout au long de son déroulement. Il s’agit donc bien ici de la réussite d’un partenariat et d’une collaboration entre les citoyens, citoyennes et le pouvoir décisionnel.