6 Négocier l’acceptabilité sociale, un enjeu de citoyenneté : exploitation du gaz de schiste à In Salah (Algérie)
Mourad Hamed-Abdelouahab
Introduction
In Salah, c’est cette commune de moins de 40 000 habitants, située au milieu du plateau du Tidikelt (qui signifie paume de la main en amazigh), en plein Sahara algérien. In Salah, c’est ce village enclavé où les températures atteignent les 55 degrés en été, selon l’Office national algérien de la météorologie (ONM). C’est aussi cette population qui a décidé de dire non à un des plus grands projets énergétiques et énergivores de l’histoire de l’Algérie. Dans un régime où il est quasiment impossible de se soulever contre l’ordre établi, des citoyens engagés et organisés avec peu de moyens ont pu se faire entendre, jusqu’à faire plier de grandes entreprises et un gouvernement qui n’avaient pas pris la peine de les consulter. Aujourd’hui, le sujet du gaz de schiste refait surface, le temps nous dira comment les citoyens réagiront cette fois. Nous nous concentrerons, pour cette étude de cas, sur le processus d’acceptabilité sociale mené en 2015, et le peu de dialogues qu’il y a eu entre les autorités et les citoyens.
Mise en contexte
L’exploitation du gaz de schiste a été permise en Algérie après la promulgation de la loi de 2013 sur les hydrocarbures. Toutefois, la fracturation hydraulique est soumise à l’approbation du conseil des ministres. Aucune mention pour les populations concernées par les projets, aucun passage n’est consacré à une quelconque consultation publique ou un référendum pour obtenir l’accord des citoyens de manière démocratique.
Art. 23. bis – L’exercice des activités relatives à l’exploitation des formations géologiques argileuses et/ou schisteuses imperméables ou à très faible perméabilité (gaz de schiste ou huile de schiste) utilisant les techniques de fracturation hydraulique est soumis à l’approbation du Conseil des ministres.
En mai 2014, les autorités algériennes annoncent le début des procédures officielles pour l’exploitation des ressources. Sept bassins sont retenus pour ces opérations : Berkine, Timimoun, Illizi, Ahnet, Tindouf, Mouydir et Reggane.
Le 27 décembre 2014, le gouvernement algérien annonce le lancement des premiers forages de gaz de schiste dans le bassin d’Ahnet, à quelques kilomètres du village. Dès le lendemain, des manifestations citoyennes éclatent à In Salah, la cause devient nationale, elle s’invite dans toute la société algérienne, un mouvement de contestation semblable aux événements du 5 octobre 1988 (https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89v%C3%A9nements_du_5_octobre_1988_en_Alg%C3%A9rie) éclate et fait parler à l’international. Ces « oubliés » ont décidé de rentrer dans ce que nous appellerons « l’histoire de la participation citoyenne algérienne ».
Un retour dans le temps est nécessaire pour comprendre la conjoncture économique algérienne. Les baisses successives du prix du pétrole ont impacté les rentes du pays. Les hydrocarbures représentent plus de 96 % des exportations. En 2014, une première baisse drastique des recettes donne du fil à retordre aux membres du gouvernement. Le président lui-même a affirmé dans un communiqué du 23 décembre 2014, à la suite d’un conseil des ministres, que la crise était « sévère », on peut lire dans le communiqué : « En outre, le secteur de l’Énergie est chargé de promouvoir la rationalisation de la consommation interne d’énergie, de promouvoir la transition énergétique grâce au développement des énergies nouvelles et renouvelables, et d’accroître la recherche et l’exploitation des hydrocarbures, y compris non conventionnels » (Algérie-Focus, 2014). Abdelaziz Bouteflika s’est engagé à charger « le gouvernement de tenir l’opinion nationale informée des réalités et des enjeux de la crise actuelle des prix du pétrole ». Si on se réfère à la suite des événements, il semblerait que l’instruction n’ait pas été suivie. À aucun moment il n’y a eu une discussion à propos d’un moratoire ou d’un référendum ou de toute forme de consultation menée par l’État envers les citoyens.
De ce constat, une question se pose, y a-t-il eu des consultations publiques ou des exemples de participation citoyenne lors de cette affaire?
Histoire de la participation citoyenne en Algérie
Pour aborder la question de la participation citoyenne dans un pays donné, il nous paraît essentiel de définir le processus. Pierre André, professeur à l’Université de Montréal, l’a défini comme suit : « Un processus d’engagement obligatoire ou volontaire de personnes ordinaires, agissant seules ou au sein d’une organisation, en vue d’influer sur une décision portant sur des choix significatifs qui toucheront leur communauté. Cette participation peut avoir lieu ou non dans un cadre institutionnalisé et être organisée sous l’initiative des membres de la société civile (recours collectif, manifestation, comités de citoyens) ou des décideurs (référendum, commission parlementaire, médiation) » (Dictionnaire encyclopédique de l’administration publique, 2017).
La définition de l’Institut du Nouveau Monde est quelque peu différente : « La participation citoyenne est l’exercice et l’expression de la citoyenneté à travers la pratique de la participation publique, de la participation sociale et de la participation électorale ».
La participation citoyenne doit se mettre en place dès le début d’un projet, afin d’avoir le consensus de la population concernée par des mesures ou des projets. Dans des sociétés autoritaires, peu habituées aux débats démocratiques, le numérique est vu comme un catalyseur de participation citoyenne. Aissa Merah (2016), chercheur algérien en sciences de l’information et de la communication, considère que : « Ce rôle d’incitation à la participation, assigné désormais aux réseaux sociaux numériques et aux dispositifs délibératifs, est déterminé par le degré d’adhésion et d’intervention du citoyen comme étant un nouvel acteur de la démocratie électronique dans l’expression et la discussion de ses préoccupations et celles de sa communauté. Les nouvelles formes participatives citoyennes sur le Net, favorisant l’appropriation des usages, permettent aussi l’amélioration progressive de la participation active ».
Conscience collective, participation massive et éducation à la participation semblent être les moteurs de cette nouvelle forme d’action sur les réseaux sociaux.
Côté institutions gouvernementales, le virage numérique ne semble pas être une priorité. Les sites Internet de l’administration existent, ils ne sont cela dit que des vitrines muettes avec lesquelles il est impossible d’interagir. Les fonctionnalités qu’offre le numérique ne sont pas exploitées.
Pour ce qui est du cadre d’exercice de la participation citoyenne, Merah considère que celle-ci ne peut avoir lieu que lorsqu’elle échappe au contrôle des forces conservatrices bien implantées en Algérie.
Enjeux liés au cas In Salah
Nous dénombrons quatre types d’enjeux liés à cette affaire publique : enjeux économiques, sanitaires, écologiques et sociaux.
Les enjeux économiques
Les hydrocarbures constituent la première source d’exportation du pays (96 %). Le bassin d’Ahnet est l’un des plus grands au monde. Selon un rapport de 2013 de l’agence américaine US Energy Information Administration (EIA : p.10), l’Algérie occupe la troisième place, après la Chine et l’Argentine, en matière de potentiel énergétique lié au gaz de schiste.
Les enjeux sanitaires
Les palmeraies voisines seraient visées par les opérations de fracturation hydraulique, une technique coûteuse et dangereuse pour la santé publique. Il ne faut pas oublier que les populations du sud algérien gardent en mémoire les essais nucléaires de Reggane (wilaya d’Adrar : https://fr.wikipedia.org/wiki/Reggane), non loin d’In Salah. Beaucoup de citoyens redoutent d’être les cobayes de multinationales qui n’ont pour intérêt que d’atteindre leurs objectifs économiques.
Les enjeux écologiques
De nombreuses études à travers le monde ont prouvé que la technique plus ou moins maîtrisée de la fracturation hydraulique représente un danger pour l’environnement. Dans un entretien accordé au site Algérie Focus (2014), Sylvain Lapoix, journaliste indépendant spécialiste du gaz de schiste, déclare : « La majeure partie de l’eau remonte à la surface, impropre à la consommation et quasi impossible à traiter, car chargée de produits chimiques, voire de radioéléments présents dans le schiste : aux États-Unis, la seule solution sûre a été de les enfouir dans des puits poubelles, mais cela a provoqué des mini-tremblements de terre. Les eaux usées rejetées dans les usines d’épuration ont contaminé de nombreux cours d’eau. Certains industriels ont même déversé directement ces rejets dans les fleuves et rivières! ».
On retrouve l’altération de la qualité de l’eau comme une des principales inquiétudes de la population d’In Salah.
Les enjeux sociopolitiques
Comme nous l’avons dit plus haut, les populations du sud algérien sont connues pour être vulnérables. Historiquement, celles-ci ont été « oubliées » des différentes politiques publiques algériennes. En plus des conditions naturelles difficiles : sécheresse et chaleur toute l’année, il faut dire que l’accès aux services publics, hôpitaux, transports, universités, etc., est limité. Pourtant, ce n’est un secret pour personne, les principales richesses du pays sont puisées au sud du pays. Les multinationales y ont établi leurs bases depuis des décennies, alors que le chômage y est rampant, atteignant 10,5 % de la population globale selon l’Office national algérien des statistiques. Selon le chercheur algérien Nasreddine Hammouda, du Centre de recherche en économie appliquée pour le développement (Cread), « le système statistique algérien ne produit pas de comptes régionaux. Résultat : les disparités entre régions sont très peu visibles dans les chiffres officiels. Mais nul besoin d’être grand clerc pour constater les différences en matière de développement » (Jeune Afrique, 2012).
Avantages du projet : In Salah, entre désastre écologique et coffre-fort de l’économie algérienne
Bien que le projet représente un danger environnemental et sanitaire pour les populations locales, les autorités algériennes y voient une alternative à la baisse de la rente pétrolière. Face à la « sévérité de la crise » pour reprendre les mots du président Bouteflika, l’exploration, puis l’exploitation, du gaz de schiste sont garants de l’avenir du pays, selon le premier ministre algérien Ahmed Ouyahia : « Il ne s’agit pas là d’une démarche aventurière, mais d’une option visant à garantir l’avenir en matière énergétique » (Jeune Afrique, 3 octobre 2017).
Plus tôt cette année, Noureddine Bouterfa, ministre de l’Énergie et des Mines sous le gouvernement de Abdelmadjid Tebboune, déclarait l’intention des autorités de mettre fin aux projets liés au gaz de schiste en Algérie. Dans une déclaration à l’agence de presse officielle APS (Tout sur l’Algérie, 2017), l’ancien ministre estimait qu’il n’y avait plus d’intérêt pour l’Algérie d’exploiter le gaz de schiste : « L’Algérie n’a pas besoin, à court terme, de recourir à son stock en gaz de schiste, le pays possède d’autres ressources naturelles, dont le gaz, notamment ».
Ce revirement de situation laisse entendre un manque de prospective quant à la politique énergétique du pays. La même année, les Algériens ont eu à entendre une affirmation et son contraire. Il faut croire que la conjoncture économique actuelle contraint le gouvernement à tenter de relancer le sujet du gaz de schiste. Encore une fois, rien ne laisse croire qu’un moratoire sur la question sera envisagé.
Opposition prévisible au projet
- Habitants d’In Salah, à travers d’éventuelles manifestations et autres mouvements de revendication.
- Chercheurs universitaires, à travers des preuves scientifiques, des publications et des articles de presse.
- Opposition politique (partis d’opposition), à travers les médias, les réunions populaires et les séances de consultations au parlement.
- Société civile (associations de protection de l’environnement), à travers la mobilisation sur le terrain.
Dialogue de sourds?
À travers le constat que nous avons fait, il semblerait qu’il n’y ait pas eu de processus de recherche d’acceptabilité sociale dans le cas In Salah. Nous avons pu voir précédemment que le président de la République avai, dans une lettre, chargé le gouvernement de communiquer avec les citoyens sur la question. Cette lettre a été envoyée après les manifestations, ce qui montre que l’acceptabilité sociale n’a été recherchée qu’après coup.
Dans un entretien accordé au quotidien algérien El Watan le 17 février 2015, Hacina Zegzeg, citoyenne d’In Salah et militante anti gaz de schiste, affirme :
« Le scandale est au cœur de cette expérimentation. Personne n’a le droit d’expérimenter sur nous. Le débat n’est plus la nocivité du gaz de schiste ou pas. Le problème est que tout le monde sait, en Algérie et ailleurs, que notre eau est polluée par les fracturations et qu’on continue à fracturer et à polluer sans que cela ne dérange personne. Et le pire, c’est le mensonge organisé autour de cette communication ».
Nous voyons de ce fait que les protagonistes n’ont pas eu de communication claire, dans un cadre organisé, ni de consultation publique, référendum ou autre processus mobilisé en vue de l’obtention d’un accord des citoyens. Le débat semble avoir été déplacé vers les médias et les différents messages du président de la République, ce qui constituait la seule « interaction » du chef de l’État avec les Algériens, au vu de son état de santé. Si on se réfère aux propos d’une des actrices de la société civile, Hacina Zegzeg, il semble que la transparence ait manqué dans la mise en place du projet :
« Il n’y a pas de dialogue possible tant que nos interlocuteurs ne reconnaîtront pas que l’expérimentation, l’exploration et l’exploitation ont un seul et même effet : la pollution de la nappe phréatique par les fracturations. Nous savons tous que l’ouverture d’un dialogue requiert un minimum d’honnêteté. Le moratoire est un passage obligatoire, je ne vois pas comment nous pourrions dialoguer alors que les forages écocides et assassins continuent ».
Il faut dire que du côté du gouvernement, les politiciens algériens n’ont cessé de mettre l’accent sur l’aspect « exploratoire » du projet. Les autorités ne prévoyaient pas exploiter immédiatement le gaz de schiste, mais plutôt procéder à des recherches pour avoir une idée du potentiel algérien en la matière. C’est du moins ce qui ressort des interventions médiatiques de la classe dirigeante : plus de 20 jours après le début des manifestations d’In Salah, le premier ministre de l’époque, Abdelmalek Sellal, prend la tribune de la télévision d’État pour s’exprimer sur le sujet, dans un langage « franc » : « Effectivement, il y a eu le forage d’un puit à In Salah, et d’un deuxième encore, car cela va de pair. C’est juste pour les besoins des études. Cela durera quelques jours ou quelques semaines et puis on arrêtera tout! Car il faut savoir que la phase d’après, celle des études des résultats de ces deux puits, prendra quatre ans ».
Une exploitation qui n’était pas dans la feuille de route du gouvernement, selon Sellal qui va sous-entendre une incompréhension de certains face à un projet qui ne faisait pas partie des priorités :
« L’exploitation du gaz de schiste n’est pas à l’ordre du jour du gouvernement. Nous n’avons pas besoin d’exploiter ce gaz de schiste et c’est aux générations futures qu’il appartient de prendre des décisions dans ce sens » (Le soir d’Algérie, 22 janvier 2015).
Du côté des parlementaires, il aura fallu attendre plus d’un mois pour voir se déplacer une commission parlementaire à In Salah, composée d’une trentaine de députés de la majorité (Front de libération national, Rassemblement national démocratique, Tajamoue Amel Djazayer ou rassemblement pour l’espoir en Algérie, traduction libre), qui ont pour la plupart voté la loi sur les hydrocarbures en 2013. Ces députés se sont fait accompagner par des médias publics et privés (dont les propriétaires occupent des postes de responsabilité au sein de l’État). Conduit par le vice-président du parlement, le député Djamel Bouras affirme au quotidien algérien Liberté le 5 février 2015 que le but de ce déplacement est « d’écouter et de recueillir les revendications citoyennes afin de les transmettre au président de l’APN qui les fera parvenir au chef de l’État ». Cette séquence peut être considérée comme un moment de dialogue, dans un environnement politique aussi « muet » que celui qui prévaut en Algérie.
Du côté des manifestants, ce dialogue s’est montré non-constructif, puisqu’ils ont montré leur détermination à se battre tant que les puits de forage ne seraient pas fermés : « Nous ne sommes pas contre le gaz de schiste, mais nous avons légitimement peur des répercussions néfastes que ce projet expérimental, dont les techniques et la technologie utilisées pour l’extraction restent encore scientifiquement non validées » a insisté, Abdelkader Bouhafs, un des leaders de ce mouvement anti-gaz de schiste.
Voilà en quelques exemples comment le non-dialogue a eu lieu dans cette mobilisation écologique sans précédent en Algérie.
La matière grise contre le trou noir
Des universitaires se sont joints au mouvement de contestation, ils ont tenté de sensibiliser les autorités par des arguments scientifiques aux dangers de l’exploitation du gaz de schiste sur la santé publique. Interventions dans les médias et prises de parole durant les manifestations ont été les vecteurs d’une vague de contestation. Dans un entretien au magazine en ligne Reporterre, Tarek Zegzeg, universitaire algérien, déclare à propos de l’action entreprise par les autorités : « Nous avons vite compris qu’il ne s’agissait pas de trouver un compromis avec la population, mais de nous convaincre de l’absence de risque, comme si nous étions des ignares sous-informés ». Une intervention qui rappelle le paternalisme souvent ambiant dans plusieurs pays d’Afrique. Les citoyens sont considérés comme étant des êtres à qui il faut tout montrer, des personnes vulnérables qui ne peuvent rien accomplir sans l’aide de l’État. Le scientifique algérien nous fournit un autre exemple de ce phénomène, un gouvernement qui croit les populations du sud incapables de faire la différence entre gaz naturel et gaz de schiste :
« Ils disent qu’il n’y a pas de différence avec le gaz naturel, que le pays exploite depuis des décennies. Mais nous savons que la fracturation hydraulique est très controversée, qu’elle menace l’environnement et la santé » (Reporterre, 23 avril 2015).
Allo le monde, ici In Salah
En pensant aux caractéristiques qui permettent de dire qu’il s’agit d’un processus positif d’accessibilité sociale, il me vient à l’esprit beaucoup de points.
Tout d’abord, cette préoccupation environnementale des citoyens algériens. L’histoire algérienne contemporaine nous apprend qu’une telle préoccupation est une première en matière de contestation. L’Algérie a connu bon nombre de mouvements de contestations d’ordre social ou politique : 1980 avec le printemps berbère pour la revendication de la culture amazighe, 1988 contre l’austérité et le régime socialiste imposé, 2001 pour l’officialisation de la langue tamazight, et 2011 dans la mouvance de ce qu’on appelle « le printemps arabe », mais jamais de contestations d’ordre environnementale. D’ailleurs, beaucoup d’analystes ont constaté que le régime algérien, habitué à réprimer des manifestations en les infiltrant et en les cassant, n’a pas su y faire avec ce mouvement citoyen pacifiste. Hocine Malti, intellectuel algérien, déclare à ce propos, dans un entretien au quotidien électronique Le Matin : « Il [le régime] sait comment casser un mouvement de contestation politique. Par la matraque, les gaz lacrymogènes, les arrestations, etc. Par la manipulation et l’infiltration du mouvement : il sait corrompre les leaders ou pousser à la violence les militants ».
Ensuite, il y a cet investissement de l’espace public pendant des mois. L’actualité des « printemps arabes » nous a fait connaître la place Tahrir au Caire. À In Salah, les manifestants se retrouvaient à Sahat Essoumoud ou place de la résistance. Une place improvisée au cœur du village, un symbole d’une population prête à tout pour arriver à ses fins.
Un point marquant encore, c’est la représentation féminine dans ce mouvement. L’Algérie est un pays dans lequel les femmes n’ont pas ou peu occupé l’espace public, surtout en temps de crise. À In Salah, hommes et femmes ont manifesté ensemble tout le temps. Leurs voix se sont élevées de la même manière. Dans le même entretien mentionné ci-dessus, Hocine Malti déclare, à propos de cette participation féminine : « C’est la première fois qu’on voit autant de femmes dans une manifestation de rue. Ailleurs à travers le pays, on ne voit d’habitude que des hommes et quelques rares femmes noyées dans la foule, alors que là il y a pratiquement autant de femmes que d’hommes! ».
Le groupe de recherche Crisis group a lui aussi constaté cette participation féminine sans précédent en Algérie : « La mobilisation a été spontanée, résultat de niveaux élevés d’éducation, en particulier à propos du secteur des hydrocarbures; d’une tradition de conscience environnementale, en particulier chez les femmes; et de forums sur des médias sociaux comme Facebook, qui ont diffusé des informations sur les risques de la fracturation hydraulique ». Ces remarques prouvent encore une fois le niveau de connaissance de la population des dangers encourus, et le niveau de responsabilité des citoyens.
L’action, au départ locale, d’In Salah a fini par trouver un écho partout en Algérie, même à l’étranger. Hormis les multiples appels lancés à travers les médias et des événements à portée mondiale, la diaspora algérienne a aidé le mouvement de contestation en organisant des sit-in de solidarité avec In Salah.
Pour ce qui est du reste du pays, la date du 24 février à laquelle l’Algérie célèbre la nationalisation des hydrocarbures a été synonyme de « pic de contestation ». Le 23 février 2015, une lettre a été envoyée au président de la République lui demandant un moratoire sur la question de l’exploitation du gaz de schiste. Hocine Malti qui décrit ce mouvement d’inédit rappelle que des experts ont travaillé à la rédaction de la demande : « On a vu naître un peu partout à travers le pays des collectifs identiques à celui d’In Salah, qui se sont fédérés au niveau national au sein d’un collectif national Non au gaz de schiste ». Le 23 février, a été adressée au président de la République une demande de moratoire, accompagnée d’un argumentaire extrêmement bien fait, dans lequel sont démontrés tous les dangers que comporte la technique de fracturation hydraulique, utilisée pour extraire le gaz de schiste de la roche-mère.
Ailleurs dans le monde, des rassemblements ont lieu le même jour en Europe, devant les représentations diplomatiques : Londres, Genève, Hambourg, Lyon et Paris, ont répondu à l’appel de la Coordination nationale pour les libertés et la transition démocratique (CNLTD) France, regroupant les représentants des partis Jil Jadid, RCD, MSP et Aladala, ainsi que le Collectif contre le gaz de schiste en Algérie, des associations comme ACA (Action pour le changement en Algérie), Initiative Ibtikar, des étudiants algériens de l’Association des étudiants nord-africains, et des membres d’organisations françaises.
Au Forum Social Mondial de 2015, repère international des altermondialistes organisé à Tunis, le débat sur le gaz de schiste s’est invité. Je me souviens encore, alors que je couvrais l’événement pour la radio algérienne, que j’ai pu entendre s’exprimer Khelil Kartobi, directeur technique de Sonatrach (compagnie nationale algérienne d’exploitation des hydrocarbures) qui a supervisé le premier forage du pays à Ahnet près d’In Salah, où deux autres puits destinés à explorer le potentiel du gisement sont en cours de forage : « Le dossier a été validé par les élus. Et ce n’est pas la première fois que nous pratiquons la fracturation hydraulique. S’il y avait le moindre risque, nous ne le ferions pas! ». Bien entendu, je n’ai pas eu le droit de traiter de l’ambiance tendue dans la salle, investie par des militants anti-gaz de schiste. Je n’ai jamais pu comprendre aussi cette mission « impossible » d’envoyer un représentant d’entreprise d’exploitation dans un forum pareil, dans lequel les participants sont connus pour partager des positions contre les énergies fossiles.
Pour toutes ces raisons et toutes ces implications citoyennes, je considère que le processus de participation citoyenne a été positif, puisqu’il a permis la réflexion autour de l’acceptabilité sociale de projets énergétiques et environnementaux en Algérie.
Dans un pays où les décisions se prennent sans la consultation des citoyens, le mouvement pacifiste et écologique vu à In Salah se démarque non seulement par son aspect inédit, mais aussi par son aspect relatif à la représentativité des acteurs qui ont pris part au débat. Hommes, femmes, universitaires, jeunes, personnes âgées, personnes de plusieurs wilayas (départements), parlementaires, société civile et algérienne vivant à l’étranger, toutes ces franges de la société ont fait de cette expérience une réussite. Je me permets de parler de réussite, parce que les Algériens ont eu l’occasion de voir des multinationales et un gouvernement reculer face à une revendication citoyenne qui a trait au droit à la vie. Même s’il n’y a pas eu de réponse officielle des autorités quant au moratoire, le fait qu’un village de 40 000 âmes fasse parler de lui par son engagement et sa préoccupation peut être considéré comme étant une réussite.
Que peut-on retenir de cette démarche?
Le premier octobre dernier, lors d’ une visite à Oran, deuxième plus grande ville du pays, le chef du gouvernement remet dans les priorités du pays le recours aux hydrocarbures non conventionnels (https://www.tsa-algerie.com/ouyahia-annonce-le-retour-a-lexploitation-du-gaz-de-schiste).
Ahmed Ouyahia considère que Sonatrach est « capable d’expliquer » que l’exploitation du gaz de schiste « ne signifie ni l’ouverture de la porte de l’enfer, ni aller à l’aventure. Bien au contraire, elle va garantir la poursuite de la promotion des revenus nationaux dans le domaine de l’énergie ».
L’actuel premier ministre va plus loin, il affirme que le cadre juridique encadrant les hydrocarbures doit s’adapter aux exigences actuelles et aux capacités algériennes. Après tous les discours entendus par les Algériens sur la nécessité de diversifier l’économie nationale et les sources de rente, le premier ministre apprend à ses concitoyens que le pétrole demeurera « la locomotive de l’économie nationale ».
Comme à l’accoutumée, les opposants seront décrits comme étant des « agitateurs politiques », des citoyens qui ne veulent pas le bien pour leur pays. Vers la mi-octobre, alors que la grogne commence à poindre à la suite des nouvelles allégations sur le gaz de schiste, le premier ministre qui se veut « rassurant » quant au respect des normes déclare que rien ne sera fait sans prendre en compte les considérations sanitaires (voir l’article du site algérien Tout sur l’Algérie : https://www.tsa-algerie.com/gaz-de-schiste-ouyahia-denonce-les-agitateurs-politiques).
Moins d’un an après la déclaration de son prédécesseur Abdelmalek Sellal au mois d’avril, on assiste à deux discours contradictoires. Changement de gouvernement, mais pas de président, les Algériens se demandent ce qui se passe au sommet de l’État, existe-t-il une vision claire et cohérente? Qu’en est-il des manifestations d’In Salah, le mouvement a-t-il servi de leçon aux hommes politiques algériens, afin qu’ils prennent en considération l’acceptabilité sociale des projets environnementaux? De prime abord, je serai tenté de dire non, mais seul le temps nous le dira.
Du côté des protestataires, il semblerait qu’ils se préparent encore une fois à exprimer le désaccord des populations du sud. L’Observatoire Citoyen Algérien plaide pour un moratoire et qualifie la décision du gouvernement d’irresponsable, dans un communiqué publié le 13 octobre dernier. L’organisation parle de : « l’indifférence, voire le mépris du gouvernement face aux inquiétudes légitimes des populations du sud algérien et d’une large frange de la société algérienne réfutant fermement les prétextes au recours à l’exploitation du gaz de schiste ». L’observatoire plaide aussi pour la création d’une commission indépendante, ses membres réfléchiront à une transition énergétique responsable, durable et qui respecterait les richesses naturelles algériennes (voir le site d’Algérie patriotique : https://www.algeriepatriotique.com/2017/10/13/ong-appelle-a-se-mobiliser-contre-gaz-de-schiste).
Le temps : notion trompeuse en acceptabilité sociale
Le rôle de la temporalité dans le processus d’acceptabilité sociale lié à In Salah nous paraît être important et déterminant dans la suite des événements. En effet, le programme politique du gouvernement algérien semble être ficelé, certains polémistes vont jusqu’à croire que le coup d’essai de 2015 était une « façon de sonder l’opinion publique sur la question ». En ayant un écho clair quant à la nécessité d’obtenir l’accord des populations concernées, les autorités algériennes pourraient se servir de l’expérience pour ne plus retomber dans ces travers.
D’un autre côté, la crise financière que connaît l’Algérie ne cesse de s’accélérer, le recours à une autre richesse du sous-sol est décrit comme étant une urgence. Si on aborde la question sous cet angle, la temporalité ne joue pas en faveur du gouvernement. Le dilemme de l’acceptabilité sociale de ce projet et de l’état économique actuel de l’Algérie accroît l’inconfort des décideurs.
Cette situation inconfortable peut jouer en faveur de la population d’In Salah, en leur donnant le temps pour s’organiser, pour revenir à la charge et pour continuer à demander le moratoire sur l’exploitation du gaz de schiste. D’autre part, le temps peut être considéré comme un obstacle tant que l’issue officielle de cet épisode n’est pas connue. La mobilisation coûte un effort humain, matériel et économique : jusqu’à quand In Salah et sa résistance tiendront le coup?
Rôle des facteurs secondaires dans le processus de l’acceptabilité sociale
Les médias ont eu un rôle de rayonnement des faits au niveau national, puis international. Il suffit d’une simple revue de presse pour se rendre compte que le mouvement de protestation a fait couler beaucoup d’encre et intéressé plus d’un, des deux côtés de la Méditerranée.
Les chercheurs et chercheuses ont eu un rôle prépondérant. Le projet de moratoire s’est appuyé sur des données scientifiques qui prouvent la dangerosité d’un tel projet sur l’environnement et la santé publique.
La crise économique qui prévaut en Algérie est, selon moi, inscrite dans le programme politique. La baisse des revenus liés aux hydrocarbures pose un problème de fond, dans un environnement politique incapable de diversifier les sources de revenus. Tous les politologues sont d’accord pour dire que le potentiel algérien est immense, mais la volonté de démarrage est minime.
Il est évident que les mouvements de contestations sont constitués d’alliances. Dans ce cas-ci, il s’agit d’alliances citoyennes. La société civile s’est organisée autour d’un noyau citoyen, elle s’est greffée à des personnes souvent apolitiques qui ont pour seul souci de défendre la santé des populations du sud.
Un conflit d’intérêts ressort clairement de l’affaire In Salah. L’exploitation du gaz de schiste de la troisième réserve mondiale ne peut qu’attirer les investisseurs nationaux et étrangers. Même si le mandat de la recherche et de l’exploration sont donnés à Sonatrach, entreprise algérienne spécialisée dans le pétrole, de nombreuses firmes internationales s’ajoutent aux convoiteurs du gaz de schiste algérien : Total, BP, Haliburton, Eni… Celles-ci pourraient se regrouper et faire pression en faveur de l’exploration du gaz de schiste, en proposant leurs « savoir-faire » au service du sous-sol algérien. Les autorités algériennes n’auraient d’autre choix que d’accepter.
Conclusion
Dans une Algérie tristement connue pour son régime autoritaire, des citoyens dont personne ne se souciait ont réussi à attirer l’attention du monde et défendre une cause qui leur paraît juste : le droit à un environnement sain.
Les citoyens d’In Salah, non avertis pour la plupart, ignorants ce que peuvent signifier l’acceptabilité sociale, la participation citoyenne ou la démocratie participative, nous apprennent qu’une lutte digne de David contre Goliath est possible, si la cause est juste et légitime. Ces voix du Sahara lointain ont traversé l’espace et le temps.
Qu’importe la tournure que prendra l’exploitation du gaz de schiste à In Salah, ces citoyens auront eu le mérite d’avoir combattu sans relâche contre une autorité qui a oublié l’un des principes fondamentaux de la politesse : celui de demander le consentement.
Bibliographie
Aissa Merah, « Nouvelles formes de participation en ligne des jeunes en Algérie. Entre démarches stratégiques et impensées pour le changement », REFSICOM [en ligne], DOSSIER : Communication et changement, mis en ligne le 24 octobre 2016, consulté le 30 octobre 2017. URL : http://www.refsicom.org/177
Le Dictionnaire encyclopédique de l’administration publique http://www.dictionnaire.enap.ca/dictionnaire/docs/definitions/defintions_francais/participation_citoyenne.pdf
Algérie : le premier ministre Ahmed Ouyahia encourage la reprise de l’exploration du gaz de schiste, Jeune Afrique du 3 octobre 2017. http://www.jeuneafrique.com/479591/economie/lalgerie-veut-reprendre-exploration-du-gaz-de-schiste/
Algérie : de l’eau dans le gaz… de schiste à In Salah, https://npa2009.org/actualite/algerie-de-leau-dans-le-gaz-de-schiste-salah
Algérie. Fractures et revirements sur l’exploitation du gaz de schiste https://www.humanite.fr/algerie-fractures-et-revirements-sur-lexploitation-du-gaz-de-schiste-636330
Le gaz de schiste en Algérie : un mouvement de contestation inédit, Le Matin du 21 juillet 2015. http://www.lematindz.net/news/17790-le-gaz-de-schiste-en-algerie-un-mouvement-de-contestation-inedit.html
En Algérie, le refus du gaz de schiste prend une ampleur nationale, Reporterre du 23 avril 2015. https://reporterre.net/En-Algerie-le-refus-du-gaz-de-schiste-prend-une-ampleur-nationale
Une ONG appelle à se mobiliser contre le gaz de schiste, Algérie Patriotique du 13 octobre 2017. https://www.algeriepatriotique.com/2017/10/13/ong-appelle-a-se-mobiliser-contre-gaz-de-schiste/
Willian Lawrence, Francis Ghilès, Sud de l’Algérie : turbulences à l’horizon, International Crisis Group. https://www.crisisgroup.org/fr/africa/west-africa/mali/comment-sauver-le-sahel
Hocine Malti, L’exploitation du gaz de schiste en Algérie et « la main de l’étranger, Le club de Médiapart, 26 mars 2015. https://blogs.mediapart.fr/hocine-malti/blog/260315/lexploitation-du-gaz-de-schiste-en-algerie-et-la-main-de-letranger
Abdelaziz Bouteflika reconnaît que la crise des prix du pétrole est “sévère” et propose les mesures suivantes, Algérie Focus, 24 décembre 2014. http://www.algerie-focus.com/2014/12/chute-des-cours-du-petrole-la-crise-petroliere-est-severe-pour-bouteflika/
Définition de la participation citoyenne, Institut du Nouveau Monde. http://inm.qc.ca/blog/la-participation-citoyenne/
Le grand sud, l’autre Algérie, Jeune Afrique, 24 mai 2012. http://www.jeuneafrique.com/141656/politique/le-grand-sud-l-autre-alg-rie/
Exploration et exploitation du gaz de schiste : Sellal tente de rassurer, Le Soir d’Algérie du 22 janvier 2015. http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2015/01/22/article.php?sid=173708&cid=2
Pour tenter de désamorcer la crise du gaz de schiste : une commission parlementaire à Tamanrasset, Liberté du 23 janvier 2015. https://www.liberte-algerie.com/actualite/une-commission-parlementaire-a-tamanrasset-219487
Sophie Chapelle et Olivier Petitjean, Total et le gaz de schiste algérien, Observatoire des Multinationales, mars 2015.
U.S. Energy Information Administration, Technically Recoverable Shale Oil and Shale Gas Resources: An Assessment of 137 Shale Formations in 41 Countries Outside the United States, Juin 2013. U.S. Departement of Energy.
Mme Hacina Zegzeg. Citoyenne d’In Salah et militante antigaz de schiste : Le scandale est justement au cœur de cette “expérimentation”, El Watan du 17 Février 2015, http://www.elwatan.com/regions/sud/ouargla/mme-hacina-zegzeg-citoyenne-d-in-salah-et-militante-antigaz-de-schiste-le-scandale-est-justement-au-coeur-de-cette-experimentation-17-02-2015-287737_259.php