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7 Le cas du Mali

Idi Argi

Introduction

Aujourd’hui, la question du rôle de la citoyenneté occupe une place centrale dans les sociétés démocratiques. On assiste de plus en plus à des revendications, à des contestations visant davantage l’implication et la responsabilisation des citoyens et citoyennes dans la prise des décisions engageant la vie de la nation ou la gestion des affaires publiques tout simplement. Ainsi, la participation citoyenne est au centre des préoccupations humaines un peu partout dans le monde. C’est la démocratie participative. Le rôle du citoyen ne consiste plus à participer seulement aux élections et à laisser son destin entre les mains des politiciens qui en décident selon leur bon vouloir. Il ne consiste plus à rester dans l’indifférence totale à la sphère publique, mais à s’y intéresser en y prenant une part active ou tout au moins en ayant un droit de regard sur tout ce qui concerne l’intérêt public.

Dès lors, les citoyens et citoyennes doivent être consulté-e-s en vue de se prononcer sur la pertinence et l’opportunité des projets initiés par les autorités ou leurs partenaires. Ce préalable qui vise à apporter des solutions concertées aux problèmes des sociétés pour le vivre-ensemble a pour nom l’acceptabilité sociale. Comme l’indiquent les spécialistes de ce concept, « l’acceptabilité sociale parle du poids qu’on accorde à la voix de certains groupes dans notre société, qu’ils soient issus du milieu économique, sociocommunautaire, universitaire, écologiste, ou simplement citoyen-ne-s » (Batellier et Maillé, 2017 : 16).

Du coup, le principe d’acceptabilité sociale élargit les compétences citoyennes au pouvoir de prise de parole publique, à la discussion, à la désapprobation et même au blocage des projets jugés inadéquats ou néfastes aux intérêts des collectivités. En renforçant le pouvoir citoyen, ce principe apparaît comme une norme indispensable qui redéfinit et régit le rapport entre le politique et le social dont les frontières sont d’ailleurs minces au regard de la démocratie participative ou de la citoyenneté collective. D’où « le concept d’acceptabilité sociale est donc devenu incontournable; il est au cœur des débats sociaux et politiques entourant tous les projets de développement » (Batellier et Maillé, 2017 : 14).

En Afrique, les promoteurs des projets et les décideurs politiques étaient pendant longtemps peu regardants vis-à-vis de cette question d’acceptabilité sociale. Les populations locales bénéficiaires de certaines prestations ne sont pas associées dans la prise des décisions, ce qui explique l’échec des politiques publiques et de nombreux projets de développement.

Toutefois, avec l’avènement de la démocratie et à la suite des leçons tirées de cet échec, l’acceptabilité sociale gagne progressivement du terrain dans la plupart des États africains. En Afrique de l’Ouest, c’est le cas du Mali qui est cité en exemple, en raison de son exemplarité, de sa dimension, de sa régularité, bref, de son caractère inédit.
Comment se présente alors cette acceptabilité sociale incarnée par l’Espace d’interpellation démocratique (EID) au Mali? Quels en sont les objectifs? Quels en sont les différents acteurs? Finalement à qui profite-t-elle?

Pour répondre à ces questions, nous articulons notre analyse autour de trois points : le contexte de l’étude (1), les OGM et l’action citoyenne au Mali (2) et le problème foncier au Mali (3).

1. Contexte général de l’étude

Le Mali est un pays pauvre de l’Afrique subsaharienne. À l’instar des autres pays africains, il s’était engagé dans le processus de démocratisation dans les années 1990. Ce processus qui est porteur des valeurs comme la liberté, l’égalité, la justice, la transparence et le respect des droits de la personne, pour ne citer que celles-ci, a ouvert de nouvelles perspectives en matière de gouvernance. Ainsi, après les élections générales de 1992, les nouvelles autorités nationales ont développé des initiatives dans le sens des changements souhaités par le peuple. À ce titre, il s’agissait de trouver des alternatives permettant d’asseoir les bases d’une administration de proximité, notamment par le renforcement du dialogue entre gouvernants et gouvernés.

Dans ce contexte, l’Espace d’interpellation démocratique (EID) constitue une innovation de concertation inédite, une tribune d’application de la nouvelle stratégie de communication entre le gouvernement et le peuple. Il s’agit ici de permettre aux gouvernés de s’adresser directement aux ministres, les deux acteurs se trouvant dans la même salle. Selon les éditions, les travaux de l’Espace d’interpellation démocratique durent entre dix et quinze heures d’affilée. Cette durée relativement longue n’entame pourtant en rien l’intérêt des populations à suivre de façon continue les travaux de cette rencontre.

L’expérience de l’Espace d’interpellation démocratique est déjà vieille de deux décennies. Ainsi, depuis 1994, cet événement est organisé à Bamako le 10 décembre de chaque année sous la forme d’une rencontre entre l’ensemble des membres du gouvernement et des citoyens qui s’adressent directement à ceux-ci au sujet de dossiers qui constituent leurs préoccupations majeures.

Les travaux de cette rencontre sont organisés par une commission chargée à cet effet de recevoir les interpellations, de les traiter et d’élaborer le plan de déroulement des débats. Aussi, un jury d’honneur, composé de personnalités nationales et étrangères dont les présidents des Associations des droits de l’Homme du Mali et du Burkina, est constitué pour faciliter les travaux de la journée et assurer le suivi des conclusions et recommandations. Les travaux de la rencontre sont suivis directement par des centaines de citoyens et citoyennes qui font le déplacement sur les lieux de la rencontre. Cette rencontre est également diffusée en direct sur les antennes de la radio et de la télévision nationales.

Les interpellations auxquelles les ministres répondent couvrent tous les aspects de la vie des populations : la corruption, la non-application des verdicts de justice, la lenteur dans le traitement des dossiers au niveau des services administratifs, le non-respect des dates annoncées pour le démarrage de certains projets ou programmes de développement, les mutations des fonctionnaires, le manque d’autorité de l’État dans la gestion de certaines affaires d’envergure nationale, le traitement des conflits liés à la gestion des domaines fonciers, etc.

Au sujet du rapport-bilan du gouvernement concernant l’exécution des recommandations formulées par l’Espace d’interpellation démocratique, on remarque que beaucoup de préoccupations qui ont fait l’objet d’interpellations ont été effectivement prises en charge par les ministères. Cependant, le jury d’honneur qui a fait le constat de la reprise d’un certain nombre d’interpellations à plusieurs sessions d’Espace d’interpellation démocratique, a lancé un appel au gouvernement de faire plus d’efforts dans la mise en œuvre des résultats.

Lors de l’édition passée, la commission d’organisation a reçu plus de 240 interpellations dont 80 portaient sur des questions déjà prises en charge au niveau des différents départements, 34 ont été retenues pour être abordées au cours des travaux et les autres ont été rejetées.

Après analyse de l’ensemble des interpellations soumises à la commission d’organisation, le jury d’honneur a dénoncé l’insuffisance des critères de classement utilisés qui n’ont pas permis de retenir certaines interpellations jugées par eux très pertinentes. Les membres du jury ont aussi fortement insisté dans leurs recommandations sur le manque de suivi des recommandations faites au terme de chaque session d’Espace d’interpellation démocratique.

À la suite de la dernière édition, le jury d’honneur a alors recommandé et obtenu du gouvernement la mise en place d’une commission permanente de suivi des recommandations de l’Espace d’interpellation démocratique, qui impliquerait, outre les représentants du jury d’honneur et de la commission d’organisation, les ministères, les représentants de la société civile et des interpellateurs.

Aussi, compte tenu de l’intérêt que les populations et le gouvernement ont porté à cet événement au terme des précédentes éditions, il a été recommandé de procéder à son institutionnalisation.

L’Espace d’interpellation démocratique est une innovation très importante en matière de dialogue démocratique. Cependant, la durabilité et la crédibilité du processus dépendront fortement de la capacité des différentes parties prenantes à s’approprier les résultats qui en découlent et d’en assurer la mise en œuvre.

2. Les organismes génétiquement modifiés (OGM) et l’action citoyenne au Mali

La question des organismes génétiquement modifiés (OGM) est cruciale pour l’Afrique. Elle s’inscrit dans un contexte mondial marqué par de fortes pressions exercées sur les pays par les multinationales, dont Monsanto (États-Unis) et Syngenta (Suisse), qui prônent une industrialisation du secteur agricole et l’ouverture des marchés aux cultures transgéniques. L’Afrique de l’Ouest étant le troisième producteur mondial du coton, les enjeux sont importants pour ces firmes qui bénéficient du soutien de l’Agence américaine pour le développement international (USAID). Au-delà du coton, ce sont les plantes destinées à l’alimentation humaine qui sont au cœur des débats actuels.

Malgré l’adoption en juin 2003 par l’Union Africaine (U.A.) d’une loi-cadre sur la biosécurité prenant en compte les particularités des pays africains et permettant aux pays membres d’avoir un système de biosécurité commun et reposant sur le principe de l’autorisation préalable, les réponses du continent à ces pressions sont très nuancées, voire contrastées. Ainsi, pendant que la Zambie a refusé le maïs transgénique du Programme alimentaire mondial, « l’Assemblée nationale du Mali a adopté (108 voix contre 20, zéro abstention) le projet de loi sur les OGM, intitulé “Sécurité en Biotechnologie” proposé par le gouvernement le 28 février 2007 » (Noisette, 2008 : 1). Il s’agit de la toute première loi qui s’appuie sur une phase d’évaluation et de gestion des risques et une phase d’information et de participation du public. La loi vise à donner à l’autorité nationale compétente les moyens de s’assurer, conformément à une interprétation exigeante du principe de précaution, que les OGM qui seraient autorisés ne comportent pas de risques non seulement pour la santé, la diversité biologique et l’environnement, mais aussi s’ils bénéficient au pays, contribuent au développement durable en respectant les valeurs éthiques et les préoccupations des communautés.

Mais dans une société largement agraire comme celle du Mali, l’introduction des OGM en matière agroalimentaire est porteuse de graves atteintes au développement durable, entendu à la fois dans son volet environnemental et social. De ce point de vue, « il est important (…) de souligner le risque de dépendance et de paupérisation des agriculteurs africains qui sera une conséquence fâcheuse inévitable de la généralisation de la culture et de la consommation des OGM en Afrique en général et au Mali en particulier » (Tounkara, 2005 : 2). Ce risque de dépendance et de paupérisation justifie pourquoi « au moment du vote, la Coordination nationale des organisations paysannes du Mali (CNOP) a organisé un sit-in devant l’Assemblée nationale pour dénoncer ce projet de loi et inciter les députés à le rejeter » (Noisette, 2008 : 1).

Comme partout où ont été menés des débats, la question des OGM au Mali est apparue au croisement des impératifs de croissance économique, de politique agricole, d’indépendance alimentaire et de protection de l’environnement. Elle oblige à repenser les liens entre progrès techniques, pauvreté et développement durable. En effet, contrairement à une idée reçue, la pauvreté rurale entraîne la dégradation de l’environnement dans la mesure où elle conduit les populations démunies à exercer de fortes pressions sur les ressources naturelles. Dans une perspective de développement de l’agriculture africaine, deux conditions sont à prendre en compte. L’accès aux marchés, qu’ils soient locaux, nationaux ou internationaux est généralement entravé par l’absence d’infrastructures de base et d’équipements ruraux. La prise en compte de cette situation conduit à favoriser l’agriculture vivrière et non la culture de produits destinés à l’exportation sans valeur ajoutée pour le pays. Les contraintes naturelles liées à l’agriculture (eau) et les contraintes artificielles liées aux comportements humains (intrants) ont un impact très fort sur la biodiversité mondiale. Or, on sait que les ressources génétiques de la biodiversité mondiale se concentrent majoritairement dans les pays en voie de développement, notamment sur le continent africain.

La mondialisation des échanges et la modernisation de l’agriculture, notamment par le recours aux biotechnologies présentées comme porteuses de développement, semblent en réalité engendrer des situations de précarité alimentaire et appellent de vrais débats de société, ainsi qu’une réelle régulation qui ne vient pas principalement d’agents privés ou de médiateurs politiques qui adhèrent au discours des firmes semencières. Sur fond de crise alimentaire, l’agriculture est devenue l’un des enjeux majeurs tant des négociations multilatérales que du développement interne de pays comme le Mali.

La sécurité alimentaire semble constituer l’un des fondements du développement durable. Pourtant, alors que 75 % des pauvres habitent dans les zones rurales, l’agriculture ne reçoit que 4 % des investissements publics et 4 % de l’aide au développement (Schnakenbourg et Suarez, 2008). Les organisations internationales sont, en grande partie, responsables de cette situation en ayant privilégié pendant des décennies le soutien aux cultures d’exportation au lieu des investissements et de la formation. En Afrique, notamment, l’agriculture traditionnelle (mil, sorgho, manioc) a peu à peu cédé la place aux cultures industrielles d’exportation comme l’arachide (qui appauvrit gravement les sols), le café, le cacao et le coton.

Or, « non seulement ces cultures d’exportation ont été concurrencées par les productions (subventionnées) en provenance d’Europe et des États-Unis ou d’Asie (coton, riz, maïs), mais d’autres effets de substitution sont apparus lorsque le blé à très bas prix est arrivé sur ces pays pauvres afin d’écouler le surplus du Nord » (Schnakenbourg et Suarez, 2008 : 99).

Il s’agit donc aujourd’hui pour l’Afrique en général et le Mali en particulier de se donner les moyens d’assurer son autosuffisance alimentaire délaissée par erreur au profit des cultures d’exportation, en développant une politique agricole, conçue par et pour les populations locales. La loi malienne de 2008 relative à la sécurité en biotechnologie se présente incontestablement comme un texte tout à fait novateur si on la compare aux différents systèmes existants. Mais les réactions suscitées par son adoption montrent bien que toute politique publique ne peut être pensée comme un bloc homogène, mais comme le résultat d’une confrontation et d’un dialogue entre l’État et le peuple, entre les gouvernants et les gouvernés, bref, entre les forces vives de la nation, c’est-à-dire les citoyens et les citoyennes qui y vivent.

Les OGM sont présentés comme la panacée pour nourrir la planète et les cultures de soja, du riz et du maïs occupent déjà de grandes surfaces sur la terre. La pression des firmes agroalimentaires sur les pays pauvres est d’autant plus forte qu’ils connaissent des crises alimentaires récurrentes.

Les questions soulevées par le vote de la loi malienne de 2008 sont fondamentales et les solutions apportées peuvent avoir des répercussions bien au-delà des frontières du seul Mali. Pour les pays africains d’abord dans la mesure où les solutions peuvent avoir une influence sur les solutions régionales (UEMOA, accord commercial Mali/Burkina Faso) ou internationales (OMC). Pour le pays lui-même, les solutions juridiques et les pratiques seront essentielles quant au choix d’un modèle d’agriculture durable dans toutes ses dimensions sociales et environnementales.

Sans entrer dans le détail de l’analyse de la loi, on peut d’ores et déjà observer qu’elle innove fondamentalement à deux niveaux : elle se préoccupe de la réceptivité sociale et culturelle de cette nouvelle forme d’agriculture et, pour ce faire, prévoit une procédure de participation du public, c’est-à-dire des citoyens et citoyennes. Elle innove aussi sensiblement sur le fond en exigeant non seulement la preuve de conditions négatives (la nouvelle culture ne doit pas nuire à la santé), mais aussi, et surtout la démonstration positive des apports des OGM au développement durable et de son bénéfice pour le pays. C’est donc dans le cadre d’un débat citoyen vif entre défenseurs et les dénonciateurs des OGM que se situe la loi malienne de 2008 portant sur les OGM. La vive conscience citoyenne des agriculteurs explique incontestablement le cadre procédural moderne adopté par le Mali pour l’introduction des OGM alors qu’à l’époque, ils ne concernaient encore que le coton. On comprend que l’éventualité d’introduire des OGM en matière d’alimentation soit encore plus délicate.

Il semble que la référence classique à la communication sur le risque soit, en effet, insuffisante et n’organise pas une participation réelle des citoyens et citoyennes aux choix fondamentaux de société. Que ce soit dans la phase d’évaluation des risques ou dans celle de la communication, fondamentales d’un point de vue démocratique, elle ne marque pas une véritable rupture avec le modèle traditionnel. Or, la participation des citoyens et citoyennes à l’ensemble du processus doit être de mise au lieu que ces derniers soient soumis à un modèle de gestion vertical dans lequel les pouvoirs publics imposent leur solution à la société sans véritablement prendre en compte ses préoccupations. Cette participation citoyenne au Mali est d’autant plus nécessaire qu’environ trois millions de Maliens vivent directement ou indirectement de la culture du coton. Après l’or, le coton est la deuxième source d’exploitation. Premier pays africain producteur du coton, le Mali est cependant très vulnérable aux fluctuations de « l’or blanc ». Il est gravement menacé par les subventions européennes, mais surtout américaines accordées aux producteurs occidentaux qui rendent le coton africain non compétitif. Le Mali, avec d’autres pays comme le Burkina Faso ou le Tchad, a demandé en vain la suppression de ces subventions. D’où la tenue de l’Espace d’interpellation démocratique en 2008 dont le résultat a été le refus unanime des biotechnologies.

Pendant le même temps et pour tenter de lutter contre l’emprise des multinationales sur l’agriculture cotonnière malienne s’est organisée une filière « bioéquitable ». Cette filière s’inscrit à la fois dans le cadre du développement durable et commerce équitable fondés globalement sur les mêmes principes : ceux d’économie solidaire, de justice sociale et de bonne gestion des ressources naturelles. Il s’agit donc de construire le présent sans compromettre l’avenir. Deux ans après l’adoption de la loi malienne sur les OGM en 2008, les premiers décrets d’application ont été adoptés, mais devant la résistance citoyenne, le Comité national de biosécurité n’a pas encore été installé et la loi n’a reçu aucune application pratique. C’est pourquoi « certains analystes considèrent que le Mali est un pays où la société civile est parvenue à exercer une forte pression sur les dirigeants en place » (Kadari, 2013 : 3). Le mouvement citoyen du Mali refuse les OGM pour préserver la qualité de vie. D’où son slogan : « oui à la semence traditionnelle, non aux OGM » (Noisette, 2008 : 1).

3. Le problème foncier et le mouvement citoyen

Dans son extension urbaine large, l’agglomération de Bamako est emblématique des tensions que connaît l’action publique malienne. La question foncière s’y montre longtemps au cœur d’arènes politiques locales, comme support et ressource de la gestion territoriale. Mais elle s’élargit à l’échelle régionale : depuis les six communes urbaines créées dans le district de Bamako à la fin des années 1970 qui ne suffisent plus à contenir l’étalement de la ville vers le cercle frontalier de Kati, dans les communes rurales constituées vingt ans plus tard à la faveur des réformes de décentralisation (Djiré, 2006).

Dans les années qui précèdent la crise nationale de 2012, la mobilisation du sol dans la capitale s’avère en effet tiraillée entre des ambitions nationales en matière de logement et des intérêts privés souvent fragmentaires. Sur le fond, l’hégémonie de l’État sur son domaine est bousculée par le crédit conféré à l’extérieur au partenariat public-privé et par les agendas et formats d’aide dédiés à la gouvernance participative.

Pour rendre compte d’une difficile gestion foncière depuis la décennie précédente, on s’appuie sur des litiges portés en justice. Il s’agit d’abord de contestations liées au morcellement et à la cession privative d’espaces considérés comme « verts » ou des places vouées aux équipements locaux dans les lotissements, mais déclarées vacantes, faute d’investissement public, parfois en dépit de marquages communautaires. Ces controverses sont liées à l’apparition d’immeubles sur des terrains consacrés aux loisirs des jeunes ou gagnés au passage par de précédentes mesures d’éviction. Elles contaminent les quartiers spontanés qui, n’étant pas lotis à l’origine, se sont vus valorisés à partir de 1993 dans le cadre du Programme Sauvons notre quartier. Cette gestion d’habitations requiert dans toutes les zones l’adaptation des maires au contexte d’épuisement de grandes réserves domaniales du District.

Liée à des interventions diffuses, une seconde série de convoitises remet en cause des tolérances d’usage économique et divers investissements associatifs sur l’espace public aux abords de grandes artères de marchés et de gares routières. Ces réquisitions ne sont pas non plus suivies d’un aménagement tangible. Elles servent l’intérêt des personnes nanties et affectent des actifs du secteur informel qui étaient sortis de la vulnérabilité à la faveur des négociations antérieures.

En gagnant les marges du District, la politique des logements sociaux ouvre en 2008 un dossier brûlant de contestation des gestions administratives qui semblent favoriser les uns au grand détriment des autres. Initiative présidentielle, ces programmes immobiliers avaient commencé dans l’euphorie cinq ans auparavant, en étant voués aux revenus intermédiaires et à quelques cas sociaux. Ils attendent une vitesse de croisière enviée des pays voisins et saluée par les bailleurs du Mali qui en attendent de meilleures performances en matière d’implication du secteur privé.
Toutefois, la poursuite des opérations rencontre de sérieuses contradictions : la frustration de candidats au logement non sélectionnés, de bénéficiaires réalisant qu’ils ne recevront leur titre de propriété qu’au terme d’un bail de 25 ans de l’Office Malien de l’Habitat, et surtout des victimes de réquisitions foncières. La clause d’utilité publique est contestée en particulier sur des biens déjà enregistrés; leur revente à la hâte, à l’annonce de réquisitions de l’État, rend problématique l’indemnisation de différentes strates d’acquéreurs.

Enfin, le dernier type de conflit découle de suppositions de droits et documents de propriété, y compris immatriculée, sur les mêmes terrains. Au-delà des particuliers qui se les disputent, sont impliqués les collectifs villageois, les responsables communaux et les cadres administratifs qui ont laissé vendre et investir en profitant de fortes confusions de responsabilité. Que ces conflits portent sur des domaines isolés ou sur des lots à usage d’habitations attribués en série, ils donnent à penser que l’écrit administratif n’est véritablement pas considéré au regard du déploiement de l’informel au cœur des services domaniaux. L’économie politique de cette rente territoriale impose de rappeler l’historicité des rapports de pouvoir entre populations locales et autorités centrales et de suivre en particulier, à partir des années 1990, les recompositions du clientélisme municipal d’un régime du parti unique à un régime de compétition politique ouverte et décentralisée.

Dans ce contexte, « les confrontations d’intérêts se durcissent sur le terrain. Les crispations de langage vont crescendo depuis les déguerpissements d’importance (Zone de Golfe, Niamakoro, Sabalibougou-Est) et la guerre de piquet que Bamako avait connu dans les années 1990) (Bertrand, 1994 : 46). Le cas de Bamako mérite d’être ainsi comparé avec d’autres trajectoires de gouvernement urbain dans lesquelles de nouvelles exigences démocratiques et des pratiques néopatrimoniales font plus ou moins bon ménage; avec d’autres métropoles du Sud dans lesquelles la gestion des terres en réserve profite aux élites locales (Beuf, 2013) ou maintient de fortes confusions en périphérie des agglomérations. Au-delà d’une approche institutionnelle de la gouvernance urbaine s’impose l’examen de la légitimité politique que se revoient d’une part les pouvoirs centraux et municipaux dotés de compétences domaniales, et d’autre part les acteurs privés d’une compétence foncière accrue.

Dans cette perspective, le terme mobilisation ne renvoie pas seulement aux techniques de réquisition et de transfert de droit sur la terre. Il prend aussi le sens d’un mouvement social mû par des positions de défense des ressources du sol. De ce fait, “la participation de la société civile est considérée maintenant comme étant indispensable pour assurer une planification fondée sur les besoins, une réalisation des activités au niveau local et pour renforcer la responsabilité des gouvernements vers les citoyens” (Djiré, 2006 : 9).

L’analyse des rapports de force à l’œuvre dans l’étalement urbain ne se suffit pas d’une vision institutionnelle des parties prenantes conviées à incorporer de bonnes pratiques de gouvernance libérale inclusive comme le soutient Bertrand (2014). Au Mali comme dans la sous-région, des normes de recouvrement de coûts et de participation démocratique se diffusent depuis les années 1990 et bousculent le cadre gestionnaire hérité. Elles marquent la transformation du gouvernement du District de Bamako qui suit elle-même le renforcement des responsabilités des communes.

Mais au-delà de ces nouvelles dispositions, l’analyse des conflits fonciers impose une vision plus large de l’action sociale pour justifier le pluriel des mobilisations à l’œuvre autour de la terre. La conflictualité sera donc abordée en suivant cet élargissement de définition des jeux d’acteurs. Qu’ils soient protagonistes directs des conflits ou éléments de référence, les collectifs en cause se montrent de fait tous porteurs de normes, recherchant à ce titre, des ressources financières ou rhétoriques dans la mondialisation : le rapprochement de l’administration et des administrés, le rôle du secteur privé, des références traditionnelles à respecter, la montée en puissance de la société civile.

En effet, le mouvement citoyen protestataire constitue le dernier niveau d’action sociale qui monte en force sur les questions foncières depuis les années 2000. Il est principalement représenté à Bamako par l’Union des Associations et des Coordinations d’Associations pour le Développement et la Défense des Droits des Démunis et par quelques-uns de ses membres qui se sont fait entendre pendant plusieurs années. C’est une première différence avec les besoins exprimés par des “sans-abri” pendant la transition politique de 1991, locataires et déguerpis se fondant alors dans une commune catégorie politique. Si la Conférence nationale leur donna voix au chapitre dans le 26e domaine de discussion consacré à la politique du logement et de l’habitat, ces aspirations recevront peu de satisfaction immédiate et peineront à trouver un portage associatif sur la durée. D’une décennie à l’autre, les répertoires d’action se renouvellent : des audiences municipales et ministérielles sont exigées pour le compte de comités de résidents, de groupes de bénéficiaires de parcelles, de petits actifs lésés sur leurs droits de place; des réunions hebdomadaires, des commémorations annuelles, forums de déguerpis, sit-in et manifestations sont organisés. À défaut d’une véritable stabilisation des associations membres et de leur leadership, leur regroupement autorise des ripostes mieux organisées dans les conflits, des réquisitions d’ensemble contre la spéculation, et une expression politique plus directe : des plaintes sont défendues en justice sur plusieurs cas de mauvaise gestion dans la capitale, concernant des lots qui auraient dû être restitués, des compensations à envisager après réquisition de domaines agricoles ou encore l’application des décisions de justice. De nombreuses appropriations sont contestées comme “accaparement”, terme qui rejoint les protestations également croissantes dans le milieu rural, relayées par la Coordination nationale des Organisations paysannes.

Cet activisme conjoint rappelle ses demandes à la veille du putsch militaire de 2012 où on a enregistré trente et sept (37) recours administratifs dans les six communes de Bamako, dix réclamations d’appartenance dans le cercle de Kati, une demi-douzaine de spoliations dans les régions de Sikasso et de Ségou. Il trouve surtout des relais auprès des organisations dédiées aux associations d’habitants, à la défense des “sans voix”, aux luttes urbaines et aux mouvements paysans.

Si la crise nationale suspend ces protestations, la vague populiste qui l’accompagne charrie de nombreuses expressions de colère relatives à la corruption foncière dans la capitale. Elle met en évidence les risques de débordement social auquel conduisent des conflits mal soldés et des arbitrages non tenus, voire inversés. Dans tous les cas, cela montre que désormais l’État n’a plus le monopole de la chose publique, car les citoyens et citoyennes ont aussi un droit de regard à exercer sur tout ce qui les concerne ou les engage. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre les mouvements citoyens et la démocratie participative.

Conclusion

En conclusion, il convient de retenir que les citoyens et citoyennes d’un État démocratique ont un rôle important à jouer dans la gestion des affaires publiques. Ce rôle qu’ils doivent assumer par la prise de parole dans l’espace public se situe bien au-delà du simple exercice routinier du droit de vote. Il participe de ce qu’on appelle l’acceptabilité sociale qui est un principe central de la démocratie participative selon lequel tout doit se plier à la volonté du peuple. De ce fait, toutes les décisions engageant la vie du ce dernier doivent faire l’objet d’un débat public en vue d’un consensus pour le vivre-ensemble et le bien-être des acteurs y prenant part. Cela requiert un cadre citoyen dynamique doté d’une capacité de veille permanente pour identifier et contrer certains projets au dessein inavoué, donc dommageable aux intérêts publics. C’est dans ce sens que s’inscrit notre étude de cas sur l’Espace d’interpellation démocratique au Mali, étude à travers laquelle, les questions des OGM et du foncier ont été largement exposées en rapport avec les réactions des mouvements citoyens dont le credo est la défense de l’intérêt général.

L’Espace d’interpellation démocratique est un bel exemple de dialogue démocratique où les citoyens et citoyennes s’adressent directement aux dirigeants dans la recherche des solutions concertées aux problèmes de la société. Sa tenue régulière et la diversité des problèmes qui y sont exposés et traités constituent un gage du bon fonctionnement des institutions démocratiques au Mali. Par conséquent, ce cas doit faire école dans le reste du monde pour le rayonnement de la démocratie participative et l’encrage de la démocratie représentative.

Bibliographie

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Négocier l'acceptabilité sociale, un enjeu de citoyenneté Droit d'auteur © 2018 par Marc Jeannotte est sous licence Licence Creative Commons Attribution 4.0 International, sauf indication contraire.